L’Abécédaire du Petit Père Païen
N comme
Nature, Cosmos.
Natura est Deus in rerum « la Nature, c’est
Dieu dans les choses ». (Giordano Bruno, L’Expulsion de la Bête
Triomphante).
Il est un discours
très répandu chez les Païens contemporains, qui consiste à affirmer que le Paganisme est la religion de la Nature.
Très souvent, cette affirmation prend un tour
nettement dogmatique en se présentant comme un article de foi n’admettant
aucune remise en question possible, ce qui est pour le moins paradoxal pour
l’expression d’une pensée qui se proclame « Païenne ».
Pire encore, ces affirmations à l’emporte-pièce (du type
« la Nature est notre temple »), non contentes d’être pour le moins approximatives, sont souvent assorties
de considérations dont le caractère
manichéen ferait pâlir un évangéliste. Combien de fois, en effet,
n’avons-nous pas lu que « Mère
Nature » se porterait bien mieux sans les humains qui la souillent et
la détruisent, et que l’« égo-logie »
perverse s’opposait à l’ « éco-logie »
vertueuse ?
Nous avons même rencontré l’expression « Dieu
des Villes » pour désigner le Dieu du Monothéisme ! Sans
doute faudrait-il se l’imaginer, en plus, productiviste, spéciste et carniste,
bien décidé à en découdre avec un « Dieu des champs », Païen,
décroissantiste, antispéciste et vegan, empruntant comme il se doit les traits
du très populaire Cernunnos. Sans
parler de nos nombreux coreligionnaires qui affectent une profonde aversion pour le milieu urbain, arguant comme une évidence
indiscutable qu’il ne saurait être « Païen », car on n’y ressent
aucune connexion avec aucune énergie…
D’où vient cette impuissance
des Paganismes contemporains à penser la ville ? Tout cela relève
selon nous d’un romantisme des plus
échevelés et, comme tout romantisme, d’un tragique
éloignement de toute pensée traditionnelle. L’image des anciens Païens
communiant avec Dame Nature au plus profond des bois est en effet un cliché éculé : les découvertes
archéologiques ont depuis longtemps montré que la plupart des peuples antiques, Celtes compris, célébraient dans des sanctuaires aménagés et connaissaient
des formes d’urbanisme.
La réciproque est également vraie : quiconque prend la
peine de se pencher sur les textes des
anciens Grecs et Romains s’étonnera de ce que ceux-ci avaient une grande vénération pour les espaces
« naturels » inviolés et y entretenaient des bois sacrés (latin lucus,
grec alsos) où les Druides d’Ernest
Lavisse n’eussent pas dédaigné de venir cueillir le gui…
De plus, l’idée de
« Nature » telle que nous la concevons aujourd’hui n’avait pas cours
chez les Anciens. Nous y reviendrons. Pour eux, la Nature était bel et bien
adorable, mais aussi et surtout parce qu’elle était redoutable ; et la
religion était un des moyens de l’humaniser ainsi que, d’une certaine manière,
de la « cuire » pour la rendre
assimilable au Logos.
Les Anciens, en
effet, n’opposaient pas fondamentalement « nature » et
« culture », quand bien même ils en distinguaient les deux
concepts, ce qui n’étaient d’ailleurs pas toujours le cas : la distinction sacré/profane, par
exemple, était beaucoup plus importante et significative à leurs yeux. Et
encore, le distinguo que faisaient nos Ancêtres entre le domaine du naturel et
le domaine du culturel était-il nuancé
et progressif, recoupant d’autres clivages, comme par exemple celui du
sauvage et du civilisé ou celui du cru et du cuit. Sauf exception, les seconds
étaient préférés aux premiers.
De plus, comme il se doit dans tout Polythéisme, chaque secteur de la réalité était confié
aux bons soins d’un Dieu ou d’une Déesse, et rien dans l’univers n’était
privé de la présence de la Divinité, comme le dit abruptement Héraclite à son fourneau : « entrez !
Les Dieux sont ici aussi ». Ainsi les Anciens avaient-ils des
Dieux des villes comme des Dieux des champs, et n’auraient pas eu d’avantage
l’idée d’appeler leur religion « Religion de la Nature », que
« Religion de la Ville » ou « Religion du Silo à Grain ».
Il faut donc être un Occidental moderne
et un humain bien dénaturé pour en
venir à vouer à la Nature vierge, inviolée et exclusive de toute humanité, en
une sorte de transcendance physiolâtrique où pointent encore
les ruines fumantes de la civilisation judéo-chrétienne, un culte aussi exalté
que celui que prônent certains de nos coreligionnaires.
Par ailleurs, l’idée que les Paganismes seraient des
« religions de la Nature » (si tant est d’ailleurs qu’on ait pris la
peine de définir ce mot au préalable, ce qui, nous le verrons, est tout sauf
aisé) est un lieu commun datant du
XIXème siècle, et plus particulièrement du courant de l’Histoire des
Religions le plus en vogue de l’époque, celui qu’animait le célèbre auteur du
« Rameau d’Or », James Frazer.
Cette école, dite « naturiste », considérait que l’humanité
« primitive » avait tout
naturellement commencé à prendre pour objet d’adoration les phénomènes naturels qu’elle admirait et craignait,
en les auréolant d’un sacré redoutable (le fameux « tabou ») et en
les personnifiant sous la forme de Dieux divers et variés. Parmi ces Dieux,
ceux qui plaisaient le plus à Sir Frazer étaient les « esprits de la
végétation », qui mouraient pour mieux renaître, comme Jésus qui était
sans doute leur dernier avatar…
C’était l’époque où l’on appelait « naturels » les hommes et les femmes dont le mode
de vie était le plus éloigné du nôtre, et, partant, considéré comme le plus
« primitif ». Ce courant de pensée, depuis longtemps relégué dans le musée des sciences dépassées, a eu
la vie dure, sans doute parce qu’il était basé sur des idées philosophiques
très prégnantes jusqu’au milieu du siècle dernier : le positivisme, fondé par Auguste Comte au XIXème siècle, et qui
prête à l’humanité entière, comme à chacun de ses membres, des âges de
développement mental.
Selon ce système, l’humanité serait passée par une phase infantile, correspondant aux anciennes religions polythéistes, âge de
superstition et de magie ; puis, avec l’avènement des grands Monothéismes, elle serait entrée
dans une adolescence tourmentée appelée « âge théologique », pour finir par s’affranchir des chimères de
la religion et aboutir à la pleine lumière de son âge adulte, l’ « âge positif », qui est celui de la
science et de la raison triomphante, et, bien sûr, l’époque d’Auguste Comte
lui-même. Il est singulier, cependant, que ce dernier ne mentionne pas, à ma connaissance,
l’âge de sénescence universelle, et, en outre, piquant que sa pensée ait donné
lieu à une…religion, toujours pratiquée au Brésil.
Parler de « religion de la Nature » pour qualifier
les religions Païennes, tant anciennes qu’actuelles, relève donc selon nous de l’intériorisation de cette sorte de
Darwinisme spirituel ; cela relève, au mieux, de la coupable naïveté
et, au pire, de la haine de soi. Nos religions ne sont pas plus des
« religions de la Nature » qu’elles ne sont des religions de la culture
ou des religions de la race, comme l’affirment également certains Païens ;
elles ne sont pas plus, par ailleurs, des « religions de la Nature »
que ne le sont le Christianisme, l’Islam ou le Bouddhisme, qui ont aussi
développé une théologie de la Nature, certes aux antipodes de la nôtre.
Pour échapper à cette sorte de colonisation de la pensée, on
ne doit jamais perdre de vue que le phénomène
religieux est un phénomène foncièrement autonome, qui ne réfère qu’a
lui-même et à sa source, le Sacré, et ne saurait par conséquent se réduire à
des explications extérieures, même si ces dernières permettent parfois de
l’éclairer partiellement. Ainsi, les
Paganismes ne sauraient être des religions écologistes, pas plus d’ailleurs que
des religions identitaires, socialistes ou relevant d’une quelconque faction
politique, quelle qu’elle soit.
Et pour commencer, il
ne faut pas confondre religion de la
Nature et religion naturelle.
La première est, comme dit plus haut, une fiction
héritée du romantisme et du positivisme. La seconde est une notion basée sur un critère théologique,
donc religieux, et par conséquent interne.
On peut considérer, en effet, que les religions
dites premières (car elles sont apparues avant les « grandes
religions » Monothéistes et le Bouddhisme) sont naturelles à l’âme humaine,
au sens où elles sont l’expression
propre et spontanée de cette âme, où elles lui sont, pour ainsi dire, inhérentes. En ce sens, elles sont très comparables aux langages : la
faculté langagière est en effet inhérente à l’âme humaine, et se développe de
manière plurielle et évolutive à condition qu’elle soit sollicitée par
l’éducation.
Ainsi, les Religions
Aînées que sont les nôtres se sont développées et ont évolué dans une relation dialectique des hommes avec
l’environnement où ils séjournaient et que, peu à peu, ils transformaient
et aménageaient. Ce dernier jouait en quelque sorte le rôle d’un miroir actif qui révélait l’humanité à elle-même à
travers la contemplation dont il
était l’objet, façonnant cette humanité en même temps que celle-ci le
polissait, et lui renvoyant l’image d’une humanité
civilisée ayant développé, par cette longue fréquentation, un génie propre.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : comme les langages, ces univers spirituels n’étaient pas
séparés par des frontières étanches et communiquaient activement par de
subtiles transactions, sans pour autant perdre leur âme, mais en s’enrichissant
au contraire les uns les autres par leurs échanges, afin d’affiner leur contemplation et d’approcher, quoique sur un mode
asymptotique, leur objet, qui, lui, dépasse le plan ontologique du langage
articulé et de l’environnement perceptible par les sens.
Cette pluralité
poreuse des civilisations et des traditions doit être considérée, selon
nous, comme une expression providentielle
du Divin dans sa démarche anagogique pour nous rapprocher de lui à travers
les phénomènes ou, dit autrement, comme l’expression
même de la Nature dans la Culture qui est sa plus haute efflorescence. Ainsi, la Culture ne serait autre que la
continuation de la Nature par d’autre moyens. Car si la Nature peut être
contemplée sous sa dimension évolutive, conduisant à l’Homme par le processus
d’hominisation, pourquoi la culture ne serait-elle pas a envisager comme un
processus naturel de divinisation, le premier étant la condition nécessaire du
second ?
Or, la « Nature », telle que l’entendaient nos
Anciens, n’avait que peu de chose à voir
avec ce qu’on entend aujourd’hui sous ce nom. Il ne s’agissait pas pour eux
d’une entité fragile et menacée, perçue comme pure et contraire à l’Homme et à
son activité, au sens où le « naturel », vertueux et
« propre », s’oppose à l’« artificiel », pervers et
faussé, voire aliéné. Les Anciens distinguaient
bien la Nature de l’Art, certes, mais sans les opposer : la Nature
était perçue comme un art spontané,
antérieur, résultant de l’activité
propre des Dieux (les Dieux qui organisaient et façonnaient cette nature
étant d’ailleurs qualifiés de Démiurges, c’est-à-dire d’artisans), alors que l’Art était
considéré comme l’expression même de la
nature de l’Homme : une nature réfléchie, seconde et intérieure, qui
venait en quelque sorte parfaire et compléter la première, à condition qu’elle
sût l’observer et l’imiter avec sagesse.
Ainsi, la Nature
était-elle presque synonyme de kosmos,
mot utilisé par les Grecs pour désigner le monde
comme agencement providentiel, parfait
et splendide des êtres et des choses. Elle n’était alors rien d’autre que
la disposition des lieux et la
succession des moments dans l’organisation desquels évoluent perpétuellement
ces êtres et ces choses, hommes et Dieux compris, et pas seulement les
plantes et les animaux. La Nature était donc l’ensemble harmonieux des
structures par lesquelles et dans lesquelles l’être se manifestait et se
révélait à lui-même.
La Nature, pour nos Ancêtres, c’est finalement le système du Monde, le spectacle qui se
déroule sous les yeux de chacune et de chacun, mais aussi celui qui se déroule derrière
les yeux de tous et toutes : les arbres des forêts en font partie
comme les pyramides d’Égypte ou la maison du citoyen, le tigre carnassier comme
le bœuf laboureur et le bouvier qui le conduit, la mort comme la prière qui
prétend la repousser, la haine comme la vie, l’écriture, l’ignorance et…le fourneau d'Héraclite.
Car la Nature est tissée
de contraires et de contraintes, tout cela étant l’expression du Divin, voire le Divin lui-même en tant qu’apparaître.
Et c’est en cela que, oui, les religions Païennes peuvent être considérées
comme des religions de la Nature, et donc qualifiées de Panthéistes plus encore que Polythéistes. Pour elles, comme pour Elisée Reclus, l’« Homme
est la Nature prenant conscience d’elle-même », et le premier
comme la seconde se divinisent dans cette connaissance mutuelle, ce qui
n’entrait sans doute pas, pour le coup, dans les convictions philosophique de
notre bon géographe.
C’est là en effet qu’émerge l’importance du premier terme de
notre phrase de référence, « Religion
de la Nature » : le terme de religion. Nous ne tenterons pas ici
de chercher à le définir, mais il nous indique néanmoins qu’on ne saurait
entendre par « Nature » le
simple environnement matériel, celui qui tombe sous le sens et qui est depuis trois siècles environ l’objet
d’investigation des sciences nées avec la modernité. Le terme de religion implique,
on l’a déjà vu, l’idée de reliaison ;
en l’occurrence, il nous suggère qu’il y
a au moins deux ordres de Nature : celui de la Nature visible et celui de la Nature
invisible, qu'ils correspondent ou non entre eux. Nous y reviendrons sous peu.
En Latin, le terme natura, qui a donné le français nature, est à mettre en relation avec le
verbe nascere, signifiant naître. Ainsi, la nature concerne tout ce qui est né, tout ce qui se
manifeste, et par voie de conséquence est appelé aussi à croître, décroître et mourir. C’est donc l’idée de devenir et de transformation que
connote finalement ce terme, ce que confirme le mot grec physis, qui, lui, insiste
plus sur l’aspect de croissance, et
qu’on peut rapprocher de phytos, terme désignant les végétaux en général.
On a donc là une idée d’épanouissement,
de vie, bref, d’existence, qui correspond au spectacle que donne le monde de sa réalité toujours changeante et
toujours renouvelée, celle d’un fleuve toujours identique mais dans les eaux
duquel, comme le dit Héraclite, on
ne se baigne jamais deux fois. Ce changement
perpétuel (en grec métabolé) a quelque chose de paradoxal, puisque la seule chose qui
soit constante en lui est justement qu’il ne l’est pas : ainsi, cette Nature, qui est éternelle dans sa fugacité
même, pourrait-elle être perçue comme le métabolisme d’un gigantesque animal qui serait le monde même, ce Monozoaire,
« vivant unique et seul de son espèce » dont nous parle Platon dans son Timée (30D3).
Or, c’est le spectacle donné par cette Nature qui,
justement, relève pour nous, Païens, du Sacré
et donc du religieux. Car la Nature, au sens premier du terme, est ce qui nous est donné lorsque nous venons
au monde ; c’est ce qui est déjà
là, posé devant toute conscience
comme une énigme, en même temps qu’imposé à chacun et chacune comme un
défi. La Nature peut ainsi être lue dans le sens d’une double naissance : ce
qui naît continuellement devant nous, et ce que nous recevons en naissant
nous-mêmes.
La Nature, au sens large, n’est donc pas spécifiquement
objet d’adoration pour les Païens, mais elle
a pour nous, il est vrai, une signification particulière ; et le
Paganisme se caractérise entre autres par sa relation spécifique à cette Nature qui nous tient lieu de Révélation
et réclame de nous, en tant que telle, non seulement la piété que l’on doit à
ce qui nous est antérieur, mais encore la lecture
attentive que l‘on attend d’une missive
ancestrale ou d’un héritage
familial.
Car il n’est pas question que la Nature soit pour nous
lettre morte, et qu’elle ne soit qu’une absurde tautologie ne renvoyant qu’à
elle-même en un manège sans fin. D’abord parce que nous en faisons partie, et
que la conscience y est par conséquent incluse : comme Hécate, qui est une de ses
personnifications les plus mystérieuses, la
Nature porte elle-même ses propres clés.
Ensuite, parce que caractère
paradoxal de cette même Nature nous pousse à distinguer en elle, sans les séparer, deux ordres complémentaires et
hiérarchiques dont la correspondance est appelée à provoquer en nous, par
le truchement de sa contemplation, le choc
anamnésique destiné, justement, à
nous faire émerger de toute Nature par
la remembrance de notre propre nature, divine,
c’est-à-dire à nous faire sortir du
phénomène pour nous conduire vers le noumène.
La Nature nous conduirait donc elle-même vers sa propre issue. Elle serait,
comme le professent les Hindous, un
filet dont les mailles nous montrent comment leur échapper.
Ainsi, mettant en
relation la nature extérieure, celle qui nous est apparemment étrangère, avec
notre nature intérieure, qui ne nous est pas moins étrangère, c’est-à-dire reliant la nature à la nature,
nous restaurons, par une œuvre de co-démiurgie, l’heureuse unité du monde et
notre parenté avec les Dieux : Deux
Natures réconciliées forment une personne, deux miroirs, se faisant face,
creusent l’infini.
C’est là l’essence
même de toute religion. Encore faut-il disposer du bon matériau, et avoir
reçu la méthode de travail adéquate, c’est-à-dire la bonne tradition. Or la
post-modernité dans laquelle nous surnageons n’est favorable à aucune de ces
deux conditions.
D’abord, contrairement à nos Ancêtres, le monde qui nous a été donné en naissant n’est plus celui qu’ils
recevaient, eux, en héritage. C’est qu’entre-temps, deux révolutions cosmologiques l’ont largement défiguré, au point qu’il ne peut plus jouer pour nous le rôle de speculum
dei qu’il jouait dans
l’antiquité, et, dans une moindre mesure, au moyen-âge. Ces deux révolutions
sont d’abord la révolution Chrétienne,
qui exile la divinité hors du monde, puis la révolution Galiléenne, qui enferme le Cosmos dans son mode d’être le plus
bas, en le confinant dans sa matérialité.
Paradoxalement, en effet, en s’enflant jusqu’à des dimensions « infinies » qui ne
sont en réalité qu’indéfinies, la nature
galiléenne n’a jamais été aussi étriquée, puisqu’elle se limite à son
aspect matériel et évacue toute la
profondeur des mondes spirituels de plus en plus subtils qui assuraient
jusqu’alors la continuité ontologique d’un univers
scalaire conduisant de la Matière à l’Un et de l’Un à la matière.
Et voilà désormais l’humanité
enfermée dans un univers plat, unidimensionnel,
un peu comme les Titans d’autrefois qui
furent relégués dans l’immensité sans issue du Tartare. C’est là l’effet techniquement merveilleux mais spirituellement
catastrophique de la révolution épistémologique initiée par Copernic et Galilée,
puis prolongée par Descartes, après avoir été rendue possible par l’avènement
du Christianisme : la fermeture des
portes de l’Esprit, l’interdiction
de l’accès aux Mystères.
Quant au Christianisme, il avait, lui, rendu impossible la transmission du savoir-faire
de la co-démiurgie dont nous parlions plus haut. En effet, première de
toute les « révolutions » qui aboutirent à notre post-modernité
située aux antipodes de toute spiritualité véritable, le Christianisme coupa les peuples des traditions
ancestrales qui leur permettaient, par les relations qu’ils entretenaient
avec leur environnement, d’accéder au Divin par le truchement d’outils appelés
symboles, dont l’usage était réglé par les mythes selon la méthode de
l’analogie.
Il faut donc aux Païens contemporains surmonter cette double catastrophe épistémologique, au risque de ne pas retrouver le chemin de
leur spiritualité authentique et de rester en relégation dans l’image dégradée
que les Monothéistes leur renvoient d’eux-mêmes : celle d’attardés, de
bouseux demeurés dans une adoration naïve des pâquerettes et des mésanges, ou
d’une tout autre manifestation cosmique vantée comme « naturelle » et
absolutisée comme telle ; bref, d’être
les idiots utiles d’un green washing
spirituel qui n’est en réalité qu’un degré de plus dans la sanie du new age et, finalement, dans l’abjection
post-moderne. S’ils ne devaient pas retrouver leurs racines épistémologiques,
les paganismes contemporains seraient condamnés à enfoncer davantage encore
l’humanité dans le Styx où elle barbote déjà avec allégresse.
Or, remonter le
courant avec la vigueur et la subtilité requise pour retrouver la source
des origines n’est pas chose facile.
Les Monothéismes le savent bien, qui prétendent en avoir fait leur spécialité,
mais qui, à chaque tentative, s’enfoncent plus avant dans la décadence. Car il
ne s’agit pas de restaurer l’Âge d’Or, il
ne s’agit pas de revenir à un passé définitivement révolu, comme des esprits
chagrins dont la bonne foi est plus ou moins douteuse le proclament à l’envi,
au sein même du Paganisme, d’ailleurs. Pratiquer l’art du Saumon Sacré est d’une toute autre nature que de se
complaire en criailleries et en propos aigris sur les temps présents, en se
drapant dans les oripeaux élimés des Anciens et en singeant leurs vertus.
Bref : retrouver la Tradition est
une chose trop sérieuse pour être laissée aux traditionnalistes, et renouer
avec la geste glorieuse de nos Ancêtres une tout autre affaire que de se
complaire en gesticulations réactionnaires.
Il s’agit, entre autres, d’adopter une démarche intellectuelle qu’on nous a interdit d’adopter depuis quelques
siècles, parce qu’on l’a discréditée :
la démarche métaphysique, celle qui
permet de contempler la Nature en se plaçant, comme son nom l’indique, au-delà
d’elle-même. Or, cette démarche épistémologique que les Anciens avaient reçue
des Dieux et qu’ils transmettaient pieusement aux plus doués de leurs
élèves, les Chrétiens eux-mêmes n’avaient pas oser la détruire, mais leurs
héritiers le firent. Et l’on vit alors
la superstition ravaler la science sacrée au rang de la superstition.
Qu’on aille pas se méprendre, cependant, sur la nature
réelle de la démarche que nous appelons de nos vœux : il ne s’agit en rien d’une de ces contre-révolutions échevelées,
dont nous ne savons que trop qu’elles ne servent qu’à armer leurs contraires,
et inversement. Nous ne dénigrons
absolument pas les progrès de la science contemporaine, même si nous ne
sommes pas dupe de leurs effets, sur les corps et surtout sur les âmes. Qu’on
n’attende donc pas de nous une remise en question du fait que l’homme ait
marché sur la Lune ou une charge en règle contre la vaccination, et encore
moins un délire « récentiste » sur l’existence « réelle »
du temps qui sépare la modernité de l’antiquité. Nous respectons trop les
notions de vérité et de réalité pour les réduire aux lamentables dilemmes posés
par ces discours infra-scientistes,
dont nous reparlerons dans un autre article.
Pour nous, il s’agit de bien autre chose : il s’agit de
faire œuvre de remembrance, de
suivre le chemin de l’anamnesis qui conduit les prisonniers de la fameuse Caverne, non pas à nier l’existence des ombres
qu’ils voient s’agiter devant eux, mais à comprendre quelle en est la nature réelle, et, une fois cette
compréhension acquise, à se retourner
pour chercher la source réelle de la fantasmagorie qu’ils ont perçue
jusqu’alors, puis, à terme, à sortir de la Caverne elle-même.
Or, quoi de plus difficile à une âme immergée dans la Nature
depuis un temps indéfini que d’imaginer autre chose que cette Nature
même ? N’avons-nous pas affirmé plus haut que "Nature" était quasiment un
synonyme du monde ? Pourtant, quelque
chose en nous surmonte cette Nature et, parce qu’elle en diffère
radicalement, nous permet de l’examiner
d’un point de vue extérieur, c’est-à-dire métaphysique. Ce quelque chose est la trace de l’Un en nous, notre nombril
spirituel, notre divinité propre,
qui est à la fois nous-mêmes et autre que nous.
Car il ne peut y avoir Nature là où il n’y a pas dualité : comme nous l’enseigne Pythagore, la Nature est issue de la Dyade indéfinie (apud Aristote,
Métaphysique M81093 sq.). Le divin Platon,
qui explicita à bien des égard les propos souvent énigmatiques du Maître de
Samos, nous montre en son Parménide
qu’on ne peut concevoir l’Un sans second qu’en l’objectivant, c’est-à-dire en lui donnant, justement, un second.
Toute pensée, toute parole et toute existence n’est en conséquence qu’un témoignage de notre écart à l’Un, de
notre fondamentale impuissance à appréhender la Réalité dans sa nudité
intégrale. Et c’est sans doute pour cela que les Anciens nous ont montré Actéon déchiré par sa propre meute
après avoir contemplé la nudité
d’Artémis.
La Nature est donc d’emblée donnée dans l’existence : elle est la manifestation de l’Être, sa révélation
à lui-même, elle est donc « défaut d’un », et c’est pourquoi son
révélateur premier ne saurait être l’Un, mais seulement le « Non-Multiple »,
A-Pollon. Le serpent qu’il tue doit
être vu comme infini : c’est ce monstre dont la vue, en vie, est
insupportable, et dont le Dieu ne peut nous montrer que la dépouille, l’exuvie
en quelque sorte, une mue en lieu et place du réel, un vestige qui impose qu’on
reste muet. Et le vainqueur, devant cette dépouille putréfiée (Pythô),
en décomposition car elle n’a pu rester une, doit paradoxalement se purifier de
sa victoire, de l’audace de cette dé-monstration
qui a rendu absent la monstre abscons.
Mais ce mythe fondamental nous en dit plus encore, car, si
l’on est attentif à cette putréfaction primitive, l’on tient l’autre extrémité de la Nature, celle
qui nous échappe aussi bien que l’Un, mais pour la raison inverse : tout
se passe en effet comme si, dès que notre intellect accablé détourne les yeux
de l’insoutenable éclat de l’Unité, notre regard ébloui s’égare immédiatement
dans le grouillement sans limite de la
multiplicité, un peu comme ces photèmes
qui viennent troubler notre œil en maculant notre champ de vision après qu’on a
contemplé une source de lumière trop intense.
Cette seconde source de perplexité, Platon nous apprend que
c’est la Matière elle-même. En
effet, celle-ci, dit-il, ne peut être appréhendée par l’esprit directement,
mais moyennant un « raisonnement bâtard » (logismô nothô, in Timée 51 e 6-52 c 1) un bricolage insatisfaisant.
La Matière, en soi, renvoie à nos yeux autant de
ténèbres que l’Unité Absolue. Elle est néant
par défaut, quand l’Un est néant par excès ; peut-être est-elle la
nuque de Déesse, son occiput, sa chevelure de jais. Et c’est sans doute
pourquoi l’on voit le héros Persée ne
pouvoir décapiter la Gorgone que
lorsqu’elle vient se refléter dans le miroir du bouclier d’Athéna : son regard, on le sait, pétrifie autrement quiconque
a l’audace de le croiser.
Ainsi la Nature, étoffe
du cosmos, est-elle tissée de contradictions, prise entre les pôles du Même et de l’Autre, sphère
quadrillée animée du mouvement perpétuel de convection de l’Être, dont le
moteur est l’incandescence provoquée par la cohabitation mystérieuse et
paradoxale des contraires.
Entre ces deux pôles
indicibles s’étendent toutes les
couches de la réalité : c’est
l’univers, formé de la concaténation
de trois sphères diacosmiques, comme trois
gouttes d’être appelées mondes, découlant les unes des autres. Ceux-ci se
différencient par leur degré d’unité,
et, partant, par leur degré respectif
d’identité et d’altérité (Fig.1).
Selon le sens dans lequel on envisage cette cascade phénoménale, ces trois mondes,
formés en tout de dix sphères
concentriques, peuvent être vus comme le résultat d’une décantation de l’Être, si l’on regarde
vers l’aval (dans un sens processif
et dans une perspective théo- ou noocentrique), ou d’une incantation du verbe, si l’on regarde
vers l’amont (dans un sens conversif et
dans une perspective anthropo- ou hylocentrique) : Fig.2.
La décade de plans ontologiques
étagés entre la transcendance supérieure de l’Un et cette sorte de
transcendance négative, substrat du cosmos, que constitue la matière, a été
symbolisée par la fameuse Tétraktys de Pythagore (Fig.2),
triangle constitué de dix points, censés résumer l’« Eternelle Nature » (Vers
Dorés, 47,48 : Oui, par celui qui
a transmis à notre âme la Tétraktys, source de l’Eternelle Nature).
D’autres mythes de
différentes traditions font état, quant à eux, d’ennéades cosmologiques : c’est le cas par exemple de ce mythe
nordique relatif à l’anneau magique
d’Odin, Draupnir (le « dégouttant ») qui,
chaque neuvième nuit, émet, dit-on, huit anneaux identiques à lui-même. En
effet, on peut compter neuf sphères
cosmiques, si, en partant de la terre qu’on ne compte pas, on s’élève
jusqu’à la sphère que les Anciens appelaient « premier mobile », et qui est comme la « paroi
interne » de l’espace imparti au monde ; à moins qu’au contraire, on
parte de cette limite paradoxale de l’espace pour descendre jusqu’à la surface
terrestre…En tout cas, les mythes nordiques décomptent également neuf mondes dans leur Multivers.
Mais le Païen contemporain est légitimement fondé à se
demander en quoi cette fantasmagorie
cosmologique d’un autre âge concerne
le monde d’ici et maintenant avec
ses galaxies, ses atomes, ses molécules et ses jolies mitochondries. Toutes ces
sphères d’antan sont bien belles, et l’on aimerait bien y naviguer comme jadis,
mais ces eaux célestes sont à jamais taries et disparues les cartes qui
menaient à ces îles.
Or, toutes ces réalités, pensons-nous, ne relèvent pas de la
troisième sphère diacosmique, la plus basse, celle que la science moderne peut
explorer et que les anciens appelaient le monde
sublunaire, que nous appelons quant à nous le monde des forces. Pour y avoir accès, la recherche confinée dans
l’espace et le temps ne sera d’aucun secours. L’exploration n’est que vaine explosion de l’ego hors de lui-même.
Pour sortir de ce monde confini, il faut s’ouvrir à
l’intérieur. Et les chemins de ces contrées ont été depuis longtemps envahis de
broussailles et de ronces.
Pour l’immense
majorité de nos contemporains, ce monde est le seul qui existe : son
extension est indéfinie en termes d’ampleur, mais sa nature est très limitée en termes d’intensité : il n’est qu’un
assemblage d’atomes et de molécules dont les structures les plus infimes
reproduisent à peu de choses près celles de ses structures les plus
grandes : les galaxies.
Perdu dans ce monde
pulvérulent, exilé de lui-même car dépourvu de centre (Jean Borella), ce morne
monde dont les motifs se reproduisent à l’identique quelle que soit l’échelle
et quel que soit le point d’observation, un phénomène aléatoire appelé vie s'est pourtant faufilé, qui, de
manière plus aléatoire encore, a donné lieu à un rejeton plus complexe encore
appelé conscience. Aussi est-il plus que probable que, dans ces moutons de
poussière innombrables que sont les galaxies, d’autres acariens méditent sur
l’étrangeté de leur existence et écrivent des blocs farfelus. En tout cas, un tel monde est agité au hasard
par des forces aveugles et la conscience n’y est présente que par accident.
Pour nous, ce monde
n’est qu’une apparence, une écorce (Fig.2) comparable à celle de la
terre sur laquelle nous vivons : il est la partie terminale et visible d’une structure infiniment plus vaste et
complexe, mais qui échappe en grande partie à nos sens, et entièrement à
l’investigation scientifique. Non pas d’ailleurs que celle-ci soit impuissante,
mais son efficacité est logiquement
limitée à son champ d’investigation : on ne saurait enquêter sur ce
qui n’est pas censé exister.
Au-dessus de la
sphère lunaire commençait pour les Anciens un autre domaine ontologique, caractérisé non par le désordre et les
mouvements aléatoires, comme pour notre monde d’ici-bas, mais au contraire par
des mouvements circulaires, réguliers et
ordonnés, dont le caractère cyclique était vu comme la marque certaine
d’une plus grande harmonie et d’une plus
grande proximité avec le cercle du Même.
Nous sommes ici dans ce qu’on appelait jadis les Cieux : l’étoffe dont ils étaient faits
était, certes, constituée de matière, mais d’une matière plus subtile que celle, chaotique, dont est fait notre
séjour sublunaire. Ainsi les quatre éléments ne s’y livraient pas comme ici-bas
une guerre sans merci, mais avaient-ils recouvré là-haut leur unité originelle
en leur quintessence, cette matière
subtile appelée éther, dont mainte
tradition cosmologique portait témoignage. En certains point précis des cieux,
d’ailleurs, cette matière spirituelle
était même lumineuse : ces lieux privilégiés recevaient le nom
d’« astres », et avaient
entre autre pour fonction de distiller la lumière divine venue d’en haut et de
la transmettre aux étages inférieurs de l’univers.
Car ce monde de l’âme,
surmontant celui des corps, n’était pas encore le dernier ni le plus
parfait : un autre monde le
surplombait encore, plus sublime et plus éblouissant : mais ce
monde-là, on hésitait à le qualifier de « monde », tellement il se confondait avec l’éclat de l’Unité divine
devant les yeux éblouis des sages. Les Anciens le nommaient « empyrée », et le voyaient peuplé d’éternels et flamboyants paradigmes
appelés « Idées » s’ils étaient Platoniciens, ou de hiérarchies
angéliques s’ils étaient Chrétiens. C’était là le sommet de toute nature, la Surnature,
le lieu ponctuel appelé Être et qui, au-delà
de tout espace et de toute temporalité, rendait l’univers tangent à l’Un
vers lequel il tend sans jamais l’atteindre.
Voilà ce qu’est, selon nous, la véritable Nature dont nous recevons chacun et chacune
l’enseignement, à travers le spectacle
que les Dieux nous dispensent à chaque instant, à la fois semblable et
différent pour chaque individu. C’est ce spectacle qu’il nous est demandé de
lire, avec les lunettes du rituel dont
les verres sont les mythes et les symboles.
Dans le rituel,
en effet, notre cosmogonie ne saurait
être autre que celle des Anciens, c’est-à-dire une cosmogonie existentielle, anté-copernicienne : c’est celle-là
seule, en effet, qui est rituellement efficace
et opérative pour nos âmes, et non la cosmologie contemporaine qui,
certes, est scientifiquement exacte, mais qui n’est pas vécue. Pour un Païen engagé
dans sa session rituelle, c’est bien le soleil qui tourne autour de la terre,
et non l’inverse ; et c’est en ce sens que nos religions, d’abord
rituelles, sont des religions de la Nature.
Et c’est sur la terre,
et la terre plate, que se déroule ce
rituel, car la terre est, en tant que support
de toute existence, le référent absolu de toute expérience. Voilà pourquoi
elle est nécessairement plate, rituellement parlant bien entendu. En ce sens,
donc, nous sommes bien des Païens, c’est-à-dire des gens du terroir : nous nous enracinons dans l’expérience concrète de l’ici et du maintenant, et
nous ne renions pas le monde dont nous sommes issus.
Pour autant, n’allons pas imaginer que les Anciens n’avaient
pas fait, à leur manière, leur révolution copernicienne : ils avaient
imaginé un monde dont le centre n’était pas, comme nous le suggère l’existence
empirique et immédiate, basé sur la matière et le corps, celui de la condition
individuelle ; mais au contraire ils concevaient volontiers un monde dont le centre était le soleil,
c’est-à-dire l’incandescence de l’Être
pur se connaissant lui-même en même temps qu’il connait toutes choses.
Ces deux mondes étaient bien, en fait, le même monde, mais envisagé selon deux perspectives
différentes et, pour tout dire, opposées. Peut-être étaient-ils comme les deux hémisphères d’une réalité plus haute
encore, surnaturelle cette fois :
la pelote d’Ariane enroulée, puis
déroulée ; le labyrinthe extérieur
et le labyrinthe intérieur, le labyrinthe intestinal et le labyrinthe cérébral
qui, leur dualité surmontée, font sortir à jamais de tout labyrinthe…
Le première cosmovision, hylocentrée, c’est-à-dire
centrée sur la matière, était celle du monde
ordinaire des rites de la religion populaire quand la seconde, noocentrée,
c’est-à-dire centrée sur l’intellect, était le résultat d’une démarche de remémoration par l’âme de sa propre origine
et d’enquête sur la nature véritable des choses. Ayant abouti à un saut épistémologique renversant,
faisant apparaître l’environnement familier sous un jour radicalement étrange et nouveau, ses conclusions pouvaient s’avérer choquantes pour le vulgaire et devait, à ce titre, être gardées
sous le boisseau pour ne pas engendrer de désordre. C’était là la cosmogonie ésotérique, celle des Mystères.
Ces deux degrés de
visions du monde correspondent à deux
degrés de Nature, que nous avons envisagés au début de cet article et
entrevus dans des articles précédents : ils renvoient aux deux dernières sphères diacosmiques, celle des sept cieux et celle du monde sublunaire
que les platoniciens appelaient respectivement monde intellectif et monde
sensible.
Ces deux ordres naturels se différencient non par leur essence, mais par leur degré de puissance.
Le monde intellectif, qu’au moyen
âge le génial théologien irlandais Jean
Scot appela « Nature Naturante » et qu’au
XXème siècle le philosophe Henry Corbin
désigna sous le nom de « Monde
Imaginal », est la cause
ontologique et symbolique du monde matériel et son archétype générateur. Aussi, le monde où nous vivant est-il appelé
par Scot Erigène « Nature
Naturée » : il en est l’expression
passive, étant, pour ainsi dire, à la Nature Naturante ce que le phénotype
est au génotype.
Tout homme ou toute femme, donc, pleinement conscient de son
humanité, doit vivre selon l’accord de
ces deux degrés de nature, afin que la Nature Naturée soit pleinement intégrée à l’univers et ne soit
pas coupée de l’irrigation ontologique en provenance de la Nature Naturante.
Car c’est à l’Homme que revient, dans l’univers, le rôle crucial de servir de lien entre ces deux ordres de nature.
C’est là l’origine de la fonction
sacerdotale potentiellement présente en tout individu humain, et ce
sacerdoce est la raison d’être ultime de
l’humanité.
Toutes les déprédations actuelles que les humains font subir
à la Nature Naturée proviennent de l’ignorance
de cette responsabilité cosmique, résultant elle-même de l’ignorance en
laquelle l’Homme se trouve de sa propre nature. Fantasmant eux-mêmes leur
impuissance, en effet, les humains réduits depuis quelques siècles à l’état
d’individus ont délaissé l’action
magique au profit de l’action technique, et ce sont eux-mêmes pensés comme
des machines, laissant s’évaporer leurs âmes en un processus vicieux de réification séculaire. Ils ont dévoyé leur vocation démiurgique et,
d’artistes, sont devenus ingénieurs.
En même temps qu’ils perdaient
la notion des mondes supérieurs, les humains engagés dans la modernité
perdaient leur citoyenneté cosmique et
la conscience de leur pleine stature. Confinés dans l’Âme Nature dont nous avons fait état dons un
article précédent (I comme Intellect),
les hommes ont perdu de vue l’Âme Sagesse, et ne savent plus
désormais mener les transactions qui
permettent de passer de la décantation à l’incantation ; ils ont
oublié les équivalences entre la
lumière, l’ordre photique, et la
parole, l’ordre phatique, qui se
tressent mutuellement sur la baguette de l’ordre physique, cette verge que
porte notre Guide Vénéré, le Dieu aux
talons ailés. Leur parole est désormais éteinte, et leur lumière,
silencieuse.
Mais, loin des drames infinitésimaux qui se déroulent à la surface des choses, Rhéa, la Mère Universelle de toute existence, continue à couler de source,
car sa nature à Elle consiste à
engendrer la Nature sans discontinuer : Elle est le Puits de l’Évidence, d’où tout s’écoule
de source sûre. Elle sait bien que l’Homme
est une plante céleste (Platon, Timée
90 a-b), dont la culture délicate nécessite des soins divins ; Elle sait
aussi qu’en sa saison, cette plante semble échapper à tout contrôle ; mais
qu’importe, si c’est pour qu’elle donne ses plus merveilleux fruits : une
fois la vigne taillée, la vendange n’en est que meilleure.
Elle sait de science certaine, la Mère des Mondes, que la Nature s’infinitise en l’Homme, qui seul
peut la porter à incandescence et la
rendre transparente à elle-même ;
Elle le sait car Elle y a posé son sceau
comme une loi qui agit en chaque point de chaque monde : la loi d’arborescence universelle.
Arborescence externe des forêts, arborescence interne des neurones,
arborescence céleste des foudres sur le ciel d'ardoise et discrète arborescence du mycélium dans
l’obscur matelas de l’humus ; arborescence écarlate du sang dans la chair et
arborescence abstraite du sens dans dans l'esprit, arborescence obscure des fissures du Destin et
lumineuse arborescence de la Providence.
Ainsi
a-t-elle tissé l’éternelle nature pour en faire son manteau.
Ainsi a-t-elle écrit
le Texte universel du Livre Miroitant de la réalité dont les pages
innombrables se lisent mutuellement, creusant à l’infini le mystère fractal de
l’Être. Car le Tout jamais ne cessera de
se raconter lui même à lui-même, et l’Être sans cesse poursuivra sa
conspiration : de cosmos en chaos et d’inspirale en expirale,
de processions existentielles en conversions essentielles et d’expérience en impérience, oscille à jamais l’immense respiration de l’Être,
scandant l’immobile éternité, la corolle
infinie où l’Un se cache comme un parfum parfait, indicible et
insaisissable fragrance des choses.
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