L’Abécédaire du Petit Père Païen
M comme Mort, au-delà.
Défunts
échevelés à la tête fleurie
Dansez
l’éternité en sa ronde prairie !
La Mort est le
fusible du Mal, mais elle n’est pas le Mal. Elle empêche que l’être ne
stagne dans les flaques existentielles et n’y croupisse en dégageant des
remugles d’égo. En finir avec le fini
est son œuvre de salubrité cosmique.
Elle est la bonde du monde et le trop-plein de la chair affamée qui, sans elle,
se multiplierait indéfiniment et étoufferait ce même monde dans une pléthore
grouillante. En appliquant sans faiblesse la loi du « Qui mange, meurt », la Faucheuse entretien consciencieusement
les jardins de la vie. Du moins jusqu’à
présent.
Car une engeance s’est levée de soi-disant humains
(peut-être le sont-ils trop ?), qui entrevoit le temps ou Thanatos sera mis au chômage. Ils se
sont auto-proclamés transhumanistes,
mais ils ont tout de la chenille :
ils sont en effet comme des larves qui,
refusant par principe toute métamorphose, ne peuvent imaginer une seconde
qu’on puisse devenir papillon et vivre de nectar plutôt que de feuilles
avidement rongées. Ceux-là voudraient que les segments qui leur servent à
penser et qu’ils traînent dans la poussière se multipliassent à l’infini, car
tout ce qui ne relève pas de la quantité leur fait horreur : horror vacui qui est d’abord horreur
d’eux-mêmes.
Lorsqu’ils seront parvenus à leur faim, ces vers nuisants provoqueront la destruction du monde dans lequel ils
grouillent, soit que leur appétit sans borne détruise le champ de leurs
ripailles, soit que leur ennui sans fin provoque la dissolution de leurs vaine
viandes et insanes sanies.
Pourtant on dit de la Dame, il est vrai, qu’elle est fort
désagréable : « La Mort est ainsi appelée pour ce qu’elle
mord amèrement » peut-on
lire au sixième livre des Propriétés
des Choses de Barthélémy
l’Anglais... Ces méthodes sont connues pour être brutales et souvent
douloureuses : elle nous caresse à
rebrousse-moelle et nous apparaît comme la Contrainte Absolue, silence impératif qui interrompt sans préavis
la douce conversation que la conscience entretenait avec elle-même : la Mort est sans réplique. Elle coupe
court à tout bavardage : le jugement sera porté dans et par le silence.
Elle exerce, semble -t-il, par procuration, la tyrannie de la matière sur la forme
qui caractérise notre monde, où la matière est opacifiée par la guerre sans fin
des quatre éléments. Ici-bas en effet, les formes
sont captives, et la matière, pour combler son éternel défaut d’essence,
englue les formes, telle une boue avide, pour s’en repaître ; mais sa
faiblesse constitutive l’empêche de les conserver et, par lassitude, elle
glisse sur la figure qu’elle avait capturé pour retourner à son indifférenciation première. C’est pourquoi la mort n’est pas, contrairement aux
apparences, complice de la matière, mais plutôt de la forme. N’est-ce pas elle
qui, tout au long de nos existences, sculpte
infatigablement nos silhouettes du ciseau de l’absence ?
Il est vrai que, vue
du sol, l’action de la Mort est une action terrifiante autant qu’un acte réifiant :
tel Méduse, elle pétrifie tout ce
qu’elle regarde, reléguant tout vivant à
sa matérialité…Ainsi confinés, les êtres, si l’on ne tient compte que de
leur support matériel, semblent en effet se dissoudre irrémédiablement.
L’action apparente de la Mort est en effet la dispersion, l’atomisation
maximale et la descente précipitée dans l’échelle de l’être, qui aboutit
finalement à l’uniformité désolante du désert, la morne norme des enfers.
Il est difficile par conséquent de se défaire de l’idée que Thanatos est le principal sicaire de Typhon, le Prince de Poussière : n’est-ce pas
lui qui, par jalousie, enferma d’abord son frère Osiris, par perfidie, dans un coffre
funéraire fait tout exprès à ses dimensions ? Or ce récit illustre parfaitement l’action du Trépas sur nous :
il nous assigne à notre propre infime,
en nous coupant en même temps de l’infinité du monde extérieur ; ainsi
dit-on avec raison que « chacun subit ses mânes » (Enéide, VI, 743) car chacun meurt de sa propre mort et se
trouve incarcéré dans cet enfer intime qu’est le corps en décomposition. La Demeure d’Hadès, en vérité, est béante
: la porte en est la bouche de chacun, soupirail des enfers. Chacun est appelé
à y faire la contre expérience par
excellence pour un être mondain : celle de l’inévitable Chaos. Car
nous fûmes tous, en venant au monde, adoptés par une marâtre appelée Nécessité…
…Ce qu’illustre d’ailleurs très bien la suite du récit : car Plutarque
nous y apprend que Typhon jette
ensuite le corps dans le Nil,
c’est-à-dire le néant (nihil). On peut aisément voir la Mort
comme une noyade de la conscience et le
naufrage de l’individu qui ne peut plus résister à la tempête continuelle
de la matière. Ainsi, la Mort n’est rien d’autre que le Tout qui reprend ses droits sur la partie qui, elle, retourne au chaos dont elle fut, un
temps, distinguée.
Par la suite, Typhon
dut tenter une nouvelle fois de détruire
Osiris, à cause du zèle d’Isis qui
avait ramené son Époux parmi les vivants. Il découpa alors, dit-on, son frère
en morceaux qu’il dispersa aux
quatre coins de l’Égypte afin que la Dame ne pût le reconstituer. Ainsi, le morcellement est-il le sceau de la mort,
qui, par son antique venin, précipite
toute matière et endort toute âme.
Ce venin narcotique
et nécrosant n’est autre que celui d’Apophis,
l’Ennemi des Matins, et c’est lui qui, dès le début du monde, sclérose ainsi la
matière. À l’origine, celle-ci n’était autre qu’un intellect plongé dans une léthargie sans mémoire : la
pesanteur, en effet, est une lumière qui
s’ignore ; la pierre est un soleil en sommeil et le plomb n’est que de
l’or qui dort. La substance résulte donc d’une contraction sclérosante de
l’essence sous l’effet ankylosant des eaux
amniotiques du Cosmos, quand le Chaos gravide perdit les eaux. Répandues,
celles-ci virèrent à l’aigre et devinrent la sueur noire du destin, l’essence même du Trépas, qui devait
désormais plonger une grande partie des formes manifestées dans cette torpeur cosmique qu’on appelle entropie :
c’est ainsi que la mort enkyste l’être.
Et c’est pour perpétuer les formes menacées d’ici-bas, et
pour les sauver de l’oubli, que fut instaurée la procréation. Celle-ci les perpétue, comme dans une course de relais,
afin qu’elles soient, d’âge en âge, soustraites à la voracité de la substance
qui cherche en vain à objectiver tout sujet, mais qui, par lassitude, finit
toujours par relâcher sa proie. La mort
et la génération sont donc contemporaines, car c’est à la naissance que
s’oppose la Mort, et non pas à la vie.
Voilà donc ce que semble être la Mort, vue par les yeux de l’individu…Mais, justement, la mort ne concerne et ne consterne que
l’individu. Elle ne mord jamais la totalité, et seul ce qui est partiel peut être victime de sa partialité : Thanatos est le Grand Séparateur qui,
paradoxalement, est le plus zélé
défenseur des intérêts du Tout, et le plus acharné défenseur des droits de
l’âme contre les prétentions de la matière. En séparant ce qui est séparé, il
le réintègre au Tout.
La Mort donne en vérité un répit à toute âme accablée par la fatigue existentielle, et qui, en
ce combat, n’aspire qu’à déserter ce corps ravagé comme un champ de
bataille, et n’aspirant qu’à démissionner de ce commandement où elle fut
enrôlée, croit-elle, malgré elle. Ensevelie
dans sa propre image, elle désire ardemment, comme Osiris en son cercueil, s’en libérer au plus vite. Comme Télémaque, aliénée par les passions qui l’éreintent, elle attend
son émancipation. Et c’est l’éclair de la faux qui la lui donnera.
Car la naissance avait induit en l’âme l’oubli d’elle-même. Fascinée par ce lopin de chair où elle
s’était d’abord mirée, puis admirée, avant de le faire sienne et de le
façonner, elle fonçait tête baissée depuis déjà une bonne existence. Mais la Mort l’attendait au tournant de sa faux,
pour la rappeler brutalement à l’ordre,
et son corps, au chaos. La tranchant létal à se déprendre du corps, pour
poursuivre librement son oscillation entre terre et ciel suivant sa fréquence propre.
La Mort, seule
épreuve initiatique réservée à tous, en replongeant chacun dans sa nuit
intestine, remet les pendules à l’heure et, en séparant le pensant du pesant,
évite au monde sensible une régression généralisée au chaos et à la confusion.
Elle opère ainsi une sorte de maïeutique
à rebours, en plaçant l’âme dans une perspective nouvelle qui lui permet de
ne pas s’éterniser dans le soin d’un recoin de matière, mais de poursuivre son
chemin à travers noms et formes vers la
totalité d’où elle est issue. La Nuit Ventrale, matricielle et abdominale
où elle nous plonge est celle de l’avant naissance et celle de l’après mort.
Or, la Nuit est aussi le Creuset des
Mystères, à la fois leur lieu et leur temps : dans son ombre lucide se
confondent temps et espace.
Comme l’initiation, qui est pour ainsi dire une mort
optionnelle, le Trépas est un remède naturel à l’absolutisme de l’égo, qu’elle
rend littéralement humble en le changeant
en terre (géo), du moins dans la
mesure où celui-ci s’identifie au corps caduc. L’intériorisation forcée dont elle nous intime l’ordre consiste à faire
l’expérience paradoxale (ou la non-expérience ?) de notre propre absence, c’est-à-dire de l’altérité la plus absolue
qui puisse être. Le défunt est celui qui a parfait son humanité et commencé
(initié) sa divinité.
En cela, le décès nous donne de partager en quelque manière l’expérience de Dieu, ou du moins sa
réciproque : car en émettant le monde, la divinité se nie elle-même et,
pour ainsi dire, meurt à elle-même
en dispersant son unité infinie dans l’indéfinie multiplicité des êtres. C’est
là le destin exemplaire d’Osiris et
de son alter ego hellénique, Zagreus,
déchiré par les Titans.
A la création divine
répond ainsi la dé-création humaine,
le retour de la partie temporelle au tout éternel et de la multiplicité
discursive et bavarde à l’Unité indicible et silencieuse. Tout se passe comme
si le Dieu et l’Homme avaient en commun
une respiration complémentaire : lorsque l’homme inspire, le Dieu
expire, et inversement comme le dit Héraclite (fragment 62, trad. Paul
Tannery : « Les immortels sont mortels et les mortels
immortels ; la vie des uns est la mort des autres et la mort des uns, la
vie des autres »). C’est pourquoi, sans doute, nous qualifions les
Mânes de « Dieux », et parlons d’apothéose
à propos du destin de certains défunts.
Nous décrivions tantôt cet aspect de la mort à propos des Mystères, dans notre article E comme Ésotérisme, où nous
disions que l’initiation consiste à « passer outre soi par le Grand Saut, la Mort ou
les Mystères, cette Mort anticipée » en visitant notre propre
absence, premier cercle de ce que l’on appelle communément les Enfers, qui portent d’ailleurs le même nom que la Divinité qui y réside et qui préside à la Mort : Hadès le Grec et Orcus le Latin…C’est comme si ces Dieux nous mangeaient, comme si
nous étions digérés et intégrés par eux
au métabolisme du Temps : Hadès
nous convie à sa table pour partager avec lui notre propre chair.
Car ce Dieu-là est
aussi un lieu…Et pourtant, si les bouches des Enfers sont si nombreuses à
s’ouvrir dans notre topographie quotidienne, les champs du Monde d’en-Dessous ne relèvent pas de la cartographie
ordinaire ; et d’ailleurs,
qu’on ne compte pas sur nous pour tenter d’en établir le énième cadastre :
depuis la nuit des temps, des armées de géographes et de mythographes s’y sont
essayées en vain, car jamais les espaces recensés ne coïncident et les contours
en sont pour toujours désespérément flous :
Des fleuves des Enfers
Le cours n’est pas connu.
Mais leurs
noms au contraire
Aux hommes
est parvenu ;
Leur source
est Océan
Au cours
infatigable ;
Tous vont au
Répugnant,
Vers le Styx effroyable.
Tous les
quatre ont des eaux
Aux qualités
funestes
Qui des
défunts molestent
Les
lamentables os.
Le Cocyte charrie
Les chagrins
et les pleurs,
L’Achéron quant à lui
N’est qu’un
flot de douleur,
Le Pyriphlégéton
Roule ses
flots de feu
Et le Léthé, dit-on
Est un flot
oublieux.
Et tous vont
se jeter
Dans un
commun égout,
Lamentable
marais de pus et de dégoût :
Le Styx, courant obscur
Qui ne
reflète rien,
Pas même la
figure
D’un
misérable chien ;
Miroir au
tain funeste
Et que les
Dieux détestent…
En tout cas, nous, Païens, n’échappons pas, une fois morts,
à cette fameuse descente aux Enfers qu’on appelle catabase et que quelques rares Héros connurent de leur vivant. Thésée en a fait l’expérience de son
vivant : Les Enfers sont ces viscères
cosmiques, ce nœud coulant palpitant ou circule une existence angoissée
parce que partielle et étrangère à elle-même, confrontée à son ombre propre, sous la forme du Minotaure…
Qui plus est, contrairement aux Monothéistes, et
conformément à notre théologie Polythéiste, nos Enfers à nous sont pluriels : ils recèlent de nombreuses
contrées dont certaines sont la destination des âmes d’élite, d’autres au
contraire des pires scélérats, et dont beaucoup abritent tout simplement les
âmes désincarnées sans critères moraux
particuliers.
Ce souci géographique
qui semble caractériser les au-delà Païens (car les Égyptiens, les Celtes
et Germains n’étaient pas en reste sur les Grecs et les Romains sur ce point)
nous a valu comme il se doit les railleries des tenants du Dieu unique, qui
furent prompts à y voir la marque infamante de la superstition, du moins
lorsqu’ils eurent perdu la mémoire des admirables pages de Dante Alighieri, où celui-ci effectue un voyage dans les cercles
infernaux, guidé par l’illustre Virgile…En tout cas, la question de l’espace est bel et bien
cruciale dans notre réflexion sur l’au-delà.
Cela s’explique par le caractère d’inversion brutale que prend pour chaque vivant le décès. On peut
comparer en effet la Mort à une ablation
totale du corps. Or, si pour beaucoup de Païens la dissolution corporelle coïncide avec l’effacement définitif de la
conscience et la disparition corrélative de l’âme, pour de nombreuses
écoles, au contraire, la persistance de
l’âme est un fait incontestable : « corps en terre, âme en éther,
esprit éternel » est un adage qui réunit à la fois les Platoniciens, les Orphiques, les Pythagoriciens
et les Hermétistes.
Or, notre corps est
le médiateur de notre existence spatiale. Une fois celui-ci disparu, la
plupart des âmes ressentent tout naturellement (surtout si elles n’y ont pas
été préparées), une situation de panique
indicible et d’angoissante désorientation.
Ne comprenant pas ce qui leur arrive, elles cherchent
compulsivement à compenser cette perte
par des réflexes où elles s’« agrippent » à toute matière disponible
comme à une bouée, car elles sont en proie à un sentiment de noyade. D’où, si l’on ne prend pas les précautions qui
s’imposent, les phénomènes plus ou moins dangereux de hantise qui peuvent suivre le décès.
La tombe et les rites
funéraires sont institués à cet effet : le monument à la mémoire du
défunt n’est autre, en fait, qu’un corps
de substitution, une sorte de bouée qui empêche l’âme de se
« noyer » et d’évoluer vers
des formes nuisibles pour elle et pour autrui.
Le monument funéraire
a pour effet de fixer les parties
inférieures de l’âme désincarnée, celles par lesquelles elle était pour
ainsi dire « arrimée » à son corps charnel, et qui restent attachées
à la sépulture comme des lambeaux de
souffle, des haillons psychiques appelés à se dissoudre avec le temps, si
toutefois le transit létal se
déroule normalement. D’où le soin
méticuleux que les Anciens portaient aux rites funéraires, considérés comme
fondamentaux pour la piété, et dont l’oubli était perçu comme une source
majeure de catastrophes. Nous ne pouvons, pour notre part, nous empêcher de
penser que certaines pathologies collectives de la modernité (ces « maux
du siècle » que sont, par exemple, les états dépressifs et suicidaires)
trouvent en partie leur origine dans la
négligence dont nos sociétés modernes se rendent coupable envers les Morts et
les Ancêtres.
Érigée, en quelque sorte, comme un tekmôr, un repère (c’est
aussi un des sens du mot bouée) pour rassurer le défunt, la tombe lui permet de
stabiliser son état et d’entamer son
transit létal (Fig.1), qui est comparable à une traversée de la matière. De
même que la sépulture joue un grand rôle dans le travail de deuil des vivants,
elle aide le mort à se détacher du monde corporel et joue pour lui le rôle
d’une borne de départ.
Le voyage transmortel commence par un renversement radical de perspective :
si, durant la vie, le corps est perçu comme le « support » de l’âme,
le premier étant extérieur et la seconde, intérieure, la mort intériorise le
corps et extériorise l’âme, et l’âme « porte » désormais la charge
corporelle. Tout se passe en effet comme si, lorsqu’un vivant passe à l’astre, il se retirait, se rétractait à l’intérieur de lui-même.
La silhouette intime qui animait
jusque-là notre masse corporelle, et que les Grecs appelaient
kolossos, se trouve évoluer désormais dans un paysage qui est en
réalité son propre paysage intérieur,
celui de son âme. Ce voyage est redoutable, car il est transformant.
C’est pourquoi, si tous
les défunts descendent aux enfers, chacun descend dans un enfer différent
de celui des autres. Désormais, lorsqu’il passe
par devers soi, c’est dans une topographie
psychique que chaque trépassé évoluera en quête de sa juste place, celle que
son âme désire, consciemment ou non. Car dans une telle géographie, les
notions de distance, de vitesse et de locomotion dépendent du désir et d’autres
facultés de l’âme, parmi lesquelles la mémoire
joue un rôle déterminant, comme le montrent les Lamelles d’Or d’Orphée (Pharsale :
« 4- Plus
loin, tu trouveras l’eau froide- psuchròn – qui coule 5- Du Lac de Mnémosyne ;
au-dessus d’elle se tiennent des gardes… »).
Car le deuxième fléau qui frappe le défunt après la panique
liée à son décès est l’extinction de la
conscience et, en premier lieu, de la mémoire qu’il a de lui-même. Une fois
l’individualité détruite et l’égo évanoui, en effet, la personnalité n’est pas
pour autant advenue dans toute sa splendeur et dans l’intégralité de sa
puissance. Le défunt, qui a comme régressé
dans une sorte d’animalité comparable à celle d’un embryon, est alors
extrêmement vulnérable ; il peut être comparé à ces crustacés qui,
lorsqu’ils muent, cachent la mollesse de leur corps sous les pierres du
ruisseau.
Dans cette première
zone de l’envers de soi, que les Égyptiens nommaient amenti, et qui nous
rappelle irrésistiblement un état a-mental, le défunt doit d’abord se
retrouver lui-même, faire acte de mémoire ou, en d’autres termes, avoir remembrance de sa propre existence,
se rappeler à l’ordre en se recueillant.
A ce stade, le secours des rituels et de la culture initiatique acquise durant
la vie sont primordiaux.
D’où l’importance des
livres que nous donnons comme viatique aux défunts, et des rites où nous les accompagnons dans
leur périlleux périple, rites où notre souffle sonore soutient comme en écho
leur souffle éteint qui murmure les formules funéraires dans le secret de la
tombe. Le « Livre de la Sortie
au Jour » des Égyptiens n’a d’autre but que celui-là, et le Lac de Mémoire que mentionne nos Lamelles doit étancher la soif
du trépassé, une soif qui n’est pas de ce monde, mais qui est la soif de soi-même (Pharsale : 9-
Mon nom est Astérios, je brûle de
soif : donnez-moi donc 10- à
boire de cette source).
Se souvenir des
défunts est donc primordial et relève
de la plus élémentaire piété, car ceux-ci, dans l’état d’extrême faiblesse
où ils se trouvent, ont beaucoup de mal à agir pour eux-mêmes, et le concours
des vivants leur est donc d’un précieux secours. Sans ce secours, la transhumance posthume est beaucoup plus
pénible, et surtout, beaucoup plus aléatoire, dans l’immensité des méandres et
la complexité extrême des contrées souterraines.
Or, les âmes
désincarnées sont sujettes à des métamorphoses nombreuses et variées, dont
les causes dépendent de beaucoup de paramètres, parmi lesquelles on trouve les
actes accomplis durant la vie, mais aussi les connaissances mystiques (Lamelle de Phères : « […] Entre dans la Prairie Sacrée. Car
l’initié n’a plus de peine à purger »), rituelles, et le soutien
apporté par les vifs.
Désarticulé par le choc du Trépas (cet effrayant maillet qu’on voit
aux mains du Sucellus (Fig.2) Gaulois ou du Charun (Fig.3) Etrusque), l’être du défunt est comme décomposé en
quatre instances animales, correspondant symboliquement aux quatre éléments
et au temps de la décomposition du corps (Fig.
4). Il faudra au défunt réunir ces
quatre entités errantes et restaurer
ainsi son unité, symbolisée par Psyché,
le Papillon de l’Âme, dont le regard désormais recouvré lui permettra de
prendre son envol au-dessus des mornes régions Achérontiques où végètent
les nouveaux décédés, et d’accéder ainsi à de nouveaux espaces, notamment à la
prairie où se tiennent Minos, Eaque et Rhadamanthe préposés au Jugement
des âmes.
Fig.2 : Sucellus
Fig. 3 : Charun
Fig. 4 : Les Quatre Orients de l'Au-delà
C’est ce « jugement »
qui déterminera le tour que prendront ensuite les métamorphoses psychiques, et
qui assignera aux âmes le destin qui
leur correspond, ainsi que le lieu qui leur convient. Bien évidemment, ce « jugement » n’est pas à
prendre à la lettre : il est l’expression
mythique d’une krisis, c’est-à-dire
d’un épisode critique de l’âme où celle-ci quitte un état premier caractérisé par une certaine stabilité provisoire
pour évoluer, selon des tendances qui lui sont inhérentes, vers des états
ultérieurs plus stables et plus durables.
Ainsi, l’état manial, qui est le premier, n’est-il
pas définitif, mais appelé à évoluer après une durée variable vers l’état de Lase,
c’est-à-dire l’état harmonieux d’une âme
« justifiée », apaisée, en harmonie
avec elle-même. C’est une telle âme qui fut qualifiée par les Égyptiens de
« juste de voix ». Les Étrusques, quant à eux, symbolisèrent
cette phase par une espèce de mariage mystique
avec une femme ailée, sorte de Victoire
(Fig 5) personnelle comparable à la Valkyrie Nordique ou à la Daêna Iranienne. On est là dans la phase de naissance de l’Identité éternelle,
où la Personne commence à émerger sur les décombres de l’individu.
Fig. 5 : Lase
Forte de ses noces victoriales, l’âme justifiée
cheminera désormais vers un destin glorieux, qui la conduira d’abord à réaliser en elle l’intégralité de la
condition humaine dans une centralité héroïque (symbolisée par un séjour
paradisiaque dans les Champs Elyséens). Puis, par l’anamorphose où son destin se confondra désormais avec Osiris, le Premier Mort (Premier
des Occidentaux, disent les Egyptiens), l’âme assistera au redressement de son être. Sa stature se confondra désormais avec
l’axe du Monde, et son être, qui n’est plus localisé nulle part, étendra ses dimensions à la taille même de
l’Univers : c’est la phase d’immensification, où toute partialité
à désormais disparu de l’âme devenue total, concentrique à l’Âme du Monde.
Un tel être est devenu
Divin, et entre tout naturellement dans la société de ses pairs. Dieu par adoption et par destin, le défunt retrouve ses Parents, Dieux par
nature et par essence. Il est appelé désormais à régner sur le monde avec eux, en une bienheureuse éternité où sa
radiance lui tient lieu d’action et de providence. Ce sont ces défunts
glorieux, sans doute, que Platon et Hésiode regardaient comme les Chrysanthropes,
ces bons démons de l’âge d’Or à qui
Zeus a assigné la garde des humains, et que les Égyptiens appelaient Imakhou,
les Esprits immaculés, ces imagos exemplaires de l’insecte humain.
Mais il advient parfois que le parcours posthume, plein d’embûches, ne se déroule pas comme il
le devrait. Dans ce cas, l’état manial évolue vers une première forme pathologique appelé Larve,
qui correspond à une pérennisation de la
hantise par attachement aux couches inférieures du Cosmos. Ces Larves sont des âmes en détresse en quête d’un surcroît d’existence et de chaleur
pour combler le vide intérieur qu’elles ressentent en permanence, car elles
n’ont pas surmonté la dissolution de leur corps. Cet état larval est à l’origine de la plupart des
phénomènes de hantise, mais aussi de
phénomènes bénins de possession. Il
est à noter que les Larves sont elles-mêmes extrêmement vulnérables et facilement parasitées par les Cacodémons
dont nous parlions à la lettre K
comme Korrigan de notre abécédaire.
Lorsque ce parasitisme dépasse un certain seuil, il
déclenche une nouvelle et terrible métamorphose, la métamorphose lémuriale
qui, comme son nom l’indique, transforme l’âme Larvale en Lémur,
c’est-à-dire en un spectre prédateur et
excessivement agressif. Le Lémur
en effet devient l’instrument des Démons
nuisibles, qui se servent de lui pour sucer l’être des vivant et le dévoyer
à leur profit. Extrêmement redoutés par nos Ancêtres, ils ont fait l’objet,
dans les Fastes Romains, d’une triple
cérémonie annuelle de conjuration placée au début du mois de mai et appelée
Lémuriales.
Les Grecs, au demeurant, procèdent aussi à cet exorcisme annuel en février lors des Anthéstéries.
A propos des formes
les plus funestes du destin post-mortem se pose la question de l’éternité des « peines » infernales. L’être
de l’âme étant en effet d’origine divine, il ne peut être détruit ; mais,
réciproquement, on ne saurait concevoir qu’il soit relégué éternellement dans
des modes inférieurs d’existence. Ni les
Anciens, ni les Mythes n’étaient unanimes à ce sujet. Prométhée, par exemple, fut délivré
par Héraclès avec la permission de Zeus. L’âme rationnelle répugne en effet
à considérer une rupture d’harmonie comme devant être éternelle.
Cependant, certains Mythes décrivent les peines des « Grands Scélérats » comme Sisyphe ou Tantale, comme ne devant pas
connaître de fin. Dans le Tartare,
tanière des Ténèbres et partie la plus obscure du Cosmos, les plus grands
criminels sont comme enfermés à l’envers
d’eux-mêmes. Le Gouffre où ils souffrent est considéré comme une infrangible prison, un piège absolu
dont on ne saurait s’échapper…Peut-être
est-ce une image signifiant que l’ « Enfer » consiste en réalité
à être enfermé dans cette vie-même,
et à la revivre indéfiniment, comme l’atroce
bégaiement d’un verbe dément, toujours démenti, orphelin de tout sens.
Peut-être cette funeste éventualité doit-elle être envisagée
à la lumière de la distinction de
plusieurs temporalités rapportées au plan d’existence adéquat : la
félicité de l’Union Divine seule
méritant le qualificatif d’éternelle,
c’est-à-dire d’infinie, alors que les châtiments
sont, eux, du domaine de l’indéfini et
du temps sempiternel de la perpétuité.
C’est l’illusion même de l’éternité qui maintient le criminel dans ses
peines : L’enfer me ment…en me
disant que j’y suis condamné pour l’éternité.
Mais cette évolution des âmes perverses, dans des sociétés
traditionnelles soucieuses d’entretenir des relations justes et équilibrées
avec l’Invisible, reste heureusement exceptionnelle. Dans la majorité des cas,
l’âme désincarnée se trouve au milieu de
sa période d’oscillation (cf. I
comme Intellect), et, après un séjour d’une longueur variable dans
l’au-delà où elle procède d’instinct à
certaines mises au point relatives à son équilibre interne (et que les
Anciens appelaient « châtiments »
ou « récompenses »,
suivant que ces réglages étaient douloureux ou joyeux), l’âme finit par éprouver le besoin d’émettre une
nouvelle apophyse corporelle, comme un pied
pour cheminer de nouveau sur les chemins du devenir.
On a alors coutume de dire qu’elle se « réincarne », quoique ce mot ne
rendent pas compte de manière satisfaisante, à notre sens, de la réalité. De
plus, ce terme évoque une réalité
systématique, comme elle semble l’être dans les religions asiatiques comme
l’Hindouisme ou le Bouddhisme. Il est vrai cependant que plusieurs écoles de sagesse occidentale n’excluent pas la pluralité des
existences possibles dans le monde corporel : c’est le cas de l’Orphisme, du Pythagorisme et, dans une large mesure, du Platonisme qui en est l’héritier.
Platon, en effet,
nous fait une description précise du
processus de réincarnation dans le Mythe
d’Er le Pamphylien (République,
livre X) …On y voit les âmes destinées à retourner dans un corps terrestre,
s’approchent du Léthé et, éprouvant
là une soif inextinguible, ne pouvant s’empêcher d’en boire les eaux, oubliant alors dans l’instant leurs
faits et gestes antérieurs. C’est là une manière mythique, et par conséquent
tout à fait légitime, de rendre compte d’un processus très complexe.
Ce qu’on a coutume d’appeler « âme » désigne en fait une réalité
plurielle s’étendant sur un intervalle ontologique allant de la corporéité
matérielle à la simplicité absolue de l’Intellect. On peut, pour comprendre
cette réalité, la comparer à un cumulonimbus.
A très haute altitude, ce dernier est constitué de cristaux de glace formant
une sorte d’enclume blanche, alors qu’au voisinage de la terre, sa base sombre
est faite de gouttelettes d’eau. Dans l’ensemble de sa considérable hauteur, le
nuage est le siège de nombreux phénomènes physiques, causes de mouvements
variés et complexes (courants ascendants, descendants, arcs électriques, etc.)
Dans certains cas, le nuage émet des précipitations plus ou
moins importantes ainsi que des arcs électriques en direction du sol appelés
« foudres ». Ainsi, l’âme
à son niveau le plus "bas", c’est à dire le plus proche de la
matière, a-t-elle la faculté d'agir plus ou moins efficacement sur cette
dernière, en émettant une sorte de
pseudopode que nous avons coutume d'appeler "corps", et qui a
pour caractéristique d'être caduc,
comme la feuille d'un arbre d'une essence décidue.
Il existe probablement dans l'âme un organe somatogène, une
sorte de matrice qui contient un ou
plusieurs schèmes corporels et qui, dans certaines circonstances, "produit" un ou plusieurs corps
en captant les flux matériel du monde dans lequel nous vivons (cf. notre
article I comme Intellect).
C'est pourquoi, au terme de "réincarnation", nous préférerons celui
de "palensarcose" (grec palin
: "de nouveau" + sarkos
"chair") qui signifie que l'âme produit à nouveau de la chair.
En définitive, l’âme
se comporte un peu comme un escargot, qui vit dans sa coquille à l'abri de
son opercule quand les conditions
extérieures lui sont défavorables (sécheresse), et qui sort son pied en
émettant de la bave pour avancer lorsque l'humidité ambiante le lui permet.
Ainsi le corps serait un genre de psychopode (pied d’âme) …
Et cette comparaison illustre aussi le fait que la palensarcose
n’a rien de systématique : elle
est une réponse que l’âme donne, à certains moments de sa perpétuelle
oscillation ontologique, à certaines
circonstances, nécessitant ou non la formation d’un corps matériel caduc.
L’âme pourrait encore, à cet égard, être comparé à une sorte de rhizome. La palensarcose n’est que l’expression
possible d’une faculté de l’âme nature,
dans sa familiarité avec la partie
matérielle du monde : c’est une sorte de saison de fructification, qui marque une phase donnée de l’orbe existentiel que tout âme parcourt, tel un
astre, avec ses périodes de manifestation et ses périodes d’éclipse, ses
apogées et ses hypogées…
Dès lors, nous pouvons appeler « Mort » toute interruption d’un processus
ontologique, soit pour le réinitialiser sur le même plan d’existence, soit pour
le transposer sur un plan différent. C’est pourquoi les Dieux eux-mêmes meurent, au grand scandale des Monothéistes
qui, d’un côté, dénonce une contradiction théologique insoutenable, mais, de
l’autre, n’hésitent pas à faire eux-mêmes mourir leur Dieu hybride dans des
conditions atroces…
Les Dieux (du moins certains d’entre eux : ceux du
moins dont le Destin propre le réclame) meurent
en effet d’une mort divine, c’est-à-dire une mort non accidentelle, mais essentielle et nécessaire. Car cette
mort est constitutive de leur être même : cette mort est leur vie même.
Elle est, de plus, réversible, car
elle se déroule dans le temps du Mythe,
qui, comme nous le savons, est un temps cyclique. Les Dieux meurent comme l’ours hiberne, comme le cerf perd ses bois, ou
comme le hêtre perd son feuillage en automne.
Les Dieux meurent
également, d’une autre manière, lorsque
cesse le rituel qui les concerne : en effet, ils cessent alors d’être
présents à ce monde d’extériorité et se
retirent dans leur intériorité spirituelle. Ils sont alors comme absents à
ce monde, retirés dans l’éternité de leurs Mythes et figés dans leur image cultuelle comme en un sarcophage, ou un
« kolossos » (cf. supra), cette image funéraire par laquelle
les Grecs rendaient présent celui qui était absent, désormais ombre parmi les
ombres.
Car les Dieux,
d’une certaine manière, sont morts de
toute éternité : les temples sont leurs mausolées et les autels, leurs
tombes, où ils dorment dans le secret inviolable de la pierre. Ce que nous
appelons « Mort » n’est donc, finalement, que le rideau d’inconnaissance qui sépare deux plans différents de l’être.
Certains passent librement à travers ce
rideau (qui est un rideau miroitant, un peu comme le cascade à travers
laquelle passe Tintin dans Le Temple
du Soleil) en gardant conscience de tous les lieux qu’ils
traversent ; d’autre y passent contraints et forcés et perdent la
conscience de leurs conditions antérieures, saucissonnant ainsi leur acte d’exister en épisodes décousus et sans
aucun lien entre eux. Les premiers
sont désormais sujets de la Providence quand les seconds le sont de la
Fatalité.
C’est là la différence
fondamentale entre la profane et l’initié : l’initiation étant une technique de mort expérimentale
destinée à permettre au récipiendaire de
vivre d’une vie totale en intégrant la mort comme un temps de liaison et
d’articulation entre différents aspects de son être. C’est la réalisation concrète par l’Homme de son
immortalité, qui est quelque peu différente
de celle des Dieux, la vie de l’homme étant intermittente, tandis que celle
des Dieux est continue, quoique les Dieux, Homme et Dieux, soient des êtres sempervivants,
et, à ce titre, ontologiquement parents.
C’est là sans doute la raison pour laquelle les Druides enseignaient, dit-on, que
« la Mort n’est que le milieu d’une longue vie » (Lucain, Pharsale, chant I). Et cet enseignement, nous l’avons fait
nôtre.
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