mercredi 16 août 2017

M



L’Abécédaire du Petit Père Païen
M comme Mort, au-delà.
Défunts échevelés à la tête fleurie
Dansez l’éternité en sa ronde prairie !

La Mort est le fusible du Mal, mais elle n’est pas le Mal. Elle empêche que l’être ne stagne dans les flaques existentielles et n’y croupisse en dégageant des remugles d’égo. En finir avec le fini est son œuvre de salubrité cosmique. Elle est la bonde du monde et le trop-plein de la chair affamée qui, sans elle, se multiplierait indéfiniment et étoufferait ce même monde dans une pléthore grouillante. En appliquant sans faiblesse la loi du « Qui mange, meurt », la Faucheuse entretien consciencieusement les jardins de la vie. Du moins jusqu’à présent.

Car une engeance s’est levée de soi-disant humains (peut-être le sont-ils trop ?), qui entrevoit le temps ou Thanatos sera mis au chômage. Ils se sont auto-proclamés transhumanistes, mais ils ont tout de la chenille : ils sont en effet comme des larves qui, refusant par principe toute métamorphose, ne peuvent imaginer une seconde qu’on puisse devenir papillon et vivre de nectar plutôt que de feuilles avidement rongées. Ceux-là voudraient que les segments qui leur servent à penser et qu’ils traînent dans la poussière se multipliassent à l’infini, car tout ce qui ne relève pas de la quantité leur fait horreur : horror vacui qui est d’abord horreur d’eux-mêmes.

Lorsqu’ils seront parvenus à leur faim, ces vers nuisants provoqueront la destruction du monde dans lequel ils grouillent, soit que leur appétit sans borne détruise le champ de leurs ripailles, soit que leur ennui sans fin provoque la dissolution de leurs vaine viandes et insanes sanies. 

Pourtant on dit de la Dame, il est vrai, qu’elle est fort désagréable : « La Mort est ainsi appelée pour ce qu’elle mord amèrement » peut-on lire au sixième livre des Propriétés des Choses de Barthélémy l’Anglais... Ces méthodes sont connues pour être brutales et souvent douloureuses : elle nous caresse à rebrousse-moelle et nous apparaît comme la Contrainte Absolue, silence impératif qui interrompt sans préavis la douce conversation que la conscience entretenait avec elle-même : la Mort est sans réplique. Elle coupe court à tout bavardage : le jugement sera porté dans et par le silence. 

Elle exerce, semble -t-il, par procuration, la tyrannie de la matière sur la forme qui caractérise notre monde, où la matière est opacifiée par la guerre sans fin des quatre éléments. Ici-bas en effet, les formes sont captives, et la matière, pour combler son éternel défaut d’essence, englue les formes, telle une boue avide, pour s’en repaître ; mais sa faiblesse constitutive l’empêche de les conserver et, par lassitude, elle glisse sur la figure qu’elle avait capturé pour retourner à son indifférenciation première. C’est pourquoi la mort n’est pas, contrairement aux apparences, complice de la matière, mais plutôt de la forme. N’est-ce pas elle qui, tout au long de nos existences, sculpte infatigablement nos silhouettes du ciseau de l’absence ?

Il est vrai que, vue du sol, l’action de la Mort est une action terrifiante autant qu’un acte réifiant : tel Méduse, elle pétrifie tout ce qu’elle regarde, reléguant tout vivant à sa matérialité…Ainsi confinés, les êtres, si l’on ne tient compte que de leur support matériel, semblent en effet se dissoudre irrémédiablement. L’action apparente de la Mort est en effet la dispersion, l’atomisation maximale et la descente précipitée dans l’échelle de l’être, qui aboutit finalement à l’uniformité désolante du désert, la morne norme des enfers. 

Il est difficile par conséquent de se défaire de l’idée que Thanatos est le principal sicaire de Typhon, le Prince de Poussière : n’est-ce pas lui qui, par jalousie, enferma d’abord son frère Osiris, par perfidie, dans un coffre funéraire fait tout exprès à ses dimensions ? Or ce récit illustre parfaitement l’action du Trépas sur nous : il nous assigne à notre propre infime, en nous coupant en même temps de l’infinité du monde extérieur ; ainsi dit-on avec raison que « chacun subit ses mânes » (Enéide, VI, 743) car chacun meurt de sa propre mort et se trouve incarcéré dans cet enfer intime qu’est le corps en décomposition. La Demeure d’Hadès, en vérité, est béante : la porte en est la bouche de chacun, soupirail des enfers. Chacun est appelé à y faire la contre expérience par excellence pour un être mondain : celle de l’inévitable Chaos. Car nous fûmes tous, en venant au monde, adoptés par une marâtre appelée Nécessité

…Ce qu’illustre d’ailleurs très bien la suite du récit : car Plutarque nous y apprend que Typhon jette ensuite le corps dans le Nil, c’est-à-dire le néant (nihil). On peut aisément voir la Mort comme une noyade de la conscience et le naufrage de l’individu qui ne peut plus résister à la tempête continuelle de la matière. Ainsi, la Mort n’est rien d’autre que le Tout qui reprend ses droits sur la partie qui, elle, retourne au chaos dont elle fut, un temps, distinguée.

Par la suite, Typhon dut tenter une nouvelle fois de détruire Osiris, à cause du zèle d’Isis qui avait ramené son Époux parmi les vivants. Il découpa alors, dit-on, son frère en morceaux qu’il dispersa aux quatre coins de l’Égypte afin que la Dame ne pût le reconstituer. Ainsi, le morcellement est-il le sceau de la mort, qui, par son antique venin, précipite toute matière et endort toute âme. 

Ce venin narcotique et nécrosant n’est autre que celui d’Apophis, l’Ennemi des Matins, et c’est lui qui, dès le début du monde, sclérose ainsi la matière. À l’origine, celle-ci n’était autre qu’un intellect plongé dans une léthargie sans mémoire : la pesanteur, en effet, est une lumière qui s’ignore ; la pierre est un soleil en sommeil et le plomb n’est que de l’or qui dort. La substance résulte donc d’une contraction sclérosante de l’essence sous l’effet ankylosant des eaux amniotiques du Cosmos, quand le Chaos gravide perdit les eaux. Répandues, celles-ci virèrent à l’aigre et devinrent la sueur noire du destin, l’essence même du Trépas, qui devait désormais plonger une grande partie des formes manifestées dans cette torpeur cosmique qu’on appelle entropie : c’est ainsi que la mort enkyste l’être.

Et c’est pour perpétuer les formes menacées d’ici-bas, et pour les sauver de l’oubli, que fut instaurée la procréation. Celle-ci les perpétue, comme dans une course de relais, afin qu’elles soient, d’âge en âge, soustraites à la voracité de la substance qui cherche en vain à objectiver tout sujet, mais qui, par lassitude, finit toujours par relâcher sa proie. La mort et la génération sont donc contemporaines, car c’est à la naissance que s’oppose la Mort, et non pas à la vie.

Voilà donc ce que semble être la Mort, vue par les yeux de l’individu…Mais, justement, la mort ne concerne et ne consterne que l’individu. Elle ne mord jamais la totalité, et seul ce qui est partiel peut être victime de sa partialité : Thanatos est le Grand Séparateur qui, paradoxalement, est le plus zélé défenseur des intérêts du Tout, et le plus acharné défenseur des droits de l’âme contre les prétentions de la matière. En séparant ce qui est séparé, il le réintègre au Tout.

La Mort donne en vérité un répit à toute âme accablée par la fatigue existentielle, et qui, en ce combat, n’aspire qu’à déserter ce corps ravagé comme un champ de bataille, et n’aspirant qu’à démissionner de ce commandement où elle fut enrôlée, croit-elle, malgré elle. Ensevelie dans sa propre image, elle désire ardemment, comme Osiris en son cercueil, s’en libérer au plus vite. Comme Télémaque, aliénée par les passions qui l’éreintent, elle attend son émancipation. Et c’est l’éclair de la faux qui la lui donnera.

Car la naissance avait induit en l’âme l’oubli d’elle-même. Fascinée par ce lopin de chair où elle s’était d’abord mirée, puis admirée, avant de le faire sienne et de le façonner, elle fonçait tête baissée depuis déjà une bonne existence. Mais la Mort l’attendait au tournant de sa faux, pour la rappeler brutalement à l’ordre, et son corps, au chaos. La tranchant létal à se déprendre du corps, pour poursuivre librement son oscillation entre terre et ciel suivant sa fréquence propre.

La Mort, seule épreuve initiatique réservée à tous, en replongeant chacun dans sa nuit intestine, remet les pendules à l’heure et, en séparant le pensant du pesant, évite au monde sensible une régression généralisée au chaos et à la confusion. Elle opère ainsi une sorte de maïeutique à rebours, en plaçant l’âme dans une perspective nouvelle qui lui permet de ne pas s’éterniser dans le soin d’un recoin de matière, mais de poursuivre son chemin à travers noms et formes vers la totalité d’où elle est issue. La Nuit Ventrale, matricielle et abdominale où elle nous plonge est celle de l’avant naissance et celle de l’après mort. Or, la Nuit est aussi le Creuset des Mystères, à la fois leur lieu et leur temps : dans son ombre lucide se confondent temps et espace.

Comme l’initiation, qui est pour ainsi dire une mort optionnelle, le Trépas est un remède naturel à l’absolutisme de l’égo, qu’elle rend littéralement humble en le changeant en terre (géo), du moins dans la mesure où celui-ci s’identifie au corps caduc. L’intériorisation forcée dont elle nous intime l’ordre consiste à faire l’expérience paradoxale (ou la non-expérience ?) de notre propre absence, c’est-à-dire de l’altérité la plus absolue qui puisse être. Le défunt est celui qui a parfait son humanité et commencé (initié) sa divinité.

En cela, le décès nous donne de partager en quelque manière l’expérience de Dieu, ou du moins sa réciproque : car en émettant le monde, la divinité se nie elle-même et, pour ainsi dire, meurt à elle-même en dispersant son unité infinie dans l’indéfinie multiplicité des êtres. C’est là le destin exemplaire d’Osiris et de son alter ego hellénique, Zagreus, déchiré par les Titans. 

A la création divine répond ainsi la dé-création humaine, le retour de la partie temporelle au tout éternel et de la multiplicité discursive et bavarde à l’Unité indicible et silencieuse. Tout se passe comme si le Dieu et l’Homme avaient en commun une respiration complémentaire : lorsque l’homme inspire, le Dieu expire, et inversement comme le dit Héraclite (fragment 62, trad. Paul Tannery : « Les immortels sont mortels et les mortels immortels ; la vie des uns est la mort des autres et la mort des uns, la vie des autres »). C’est pourquoi, sans doute, nous qualifions les Mânes de « Dieux », et parlons d’apothéose à propos du destin de certains défunts.

Nous décrivions tantôt cet aspect de la mort à propos des Mystères, dans notre article E comme Ésotérisme, où nous disions que l’initiation consiste à « passer outre soi par le Grand Saut, la Mort ou les Mystères, cette Mort anticipée » en visitant notre propre absence, premier cercle de ce que l’on appelle communément les Enfers, qui portent d’ailleurs le même nom que la Divinité qui y réside et qui préside à la Mort : Hadès le Grec et Orcus le Latin…C’est comme si ces Dieux nous mangeaient, comme si nous étions digérés et intégrés par eux au métabolisme du Temps : Hadès nous convie à sa table pour partager avec lui notre propre chair. 

Car ce Dieu-là est aussi un lieu…Et pourtant, si les bouches des Enfers sont si nombreuses à s’ouvrir dans notre topographie quotidienne, les champs du Monde d’en-Dessous ne relèvent pas de la cartographie ordinaire ; et d’ailleurs, qu’on ne compte pas sur nous pour tenter d’en établir le énième cadastre : depuis la nuit des temps, des armées de géographes et de mythographes s’y sont essayées en vain, car jamais les espaces recensés ne coïncident et les contours en sont pour toujours désespérément flous :

Des fleuves des Enfers
Le cours n’est pas connu.
Mais leurs noms au contraire
Aux hommes est parvenu ;
Leur source est Océan
Au cours infatigable ;
Tous vont au Répugnant,
Vers le Styx effroyable.
Tous les quatre ont des eaux
Aux qualités funestes
Qui des défunts molestent
Les lamentables os.
Le Cocyte charrie
Les chagrins et les pleurs,
L’Achéron quant à lui
N’est qu’un flot de douleur,
Le Pyriphlégéton
Roule ses flots de feu
Et le Léthé, dit-on
Est un flot oublieux.
Et tous vont se jeter
Dans un commun égout,
Lamentable marais de pus et de dégoût :
Le Styx, courant obscur
Qui ne reflète rien,
Pas même la figure
D’un misérable chien ;
Miroir au tain funeste
Et que les Dieux détestent…

En tout cas, nous, Païens, n’échappons pas, une fois morts, à cette fameuse descente aux Enfers qu’on appelle catabase et que quelques rares Héros connurent de leur vivant. Thésée en a fait l’expérience de son vivant : Les Enfers sont ces viscères cosmiques, ce nœud coulant palpitant ou circule une existence angoissée parce que partielle et étrangère à elle-même, confrontée à son ombre propre, sous la forme du Minotaure

Qui plus est, contrairement aux Monothéistes, et conformément à notre théologie Polythéiste, nos Enfers à nous sont pluriels : ils recèlent de nombreuses contrées dont certaines sont la destination des âmes d’élite, d’autres au contraire des pires scélérats, et dont beaucoup abritent tout simplement les âmes désincarnées sans critères moraux particuliers.

Ce souci géographique qui semble caractériser les au-delà Païens (car les Égyptiens, les Celtes et Germains n’étaient pas en reste sur les Grecs et les Romains sur ce point) nous a valu comme il se doit les railleries des tenants du Dieu unique, qui furent prompts à y voir la marque infamante de la superstition, du moins lorsqu’ils eurent perdu la mémoire des admirables pages de Dante Alighieri, où celui-ci effectue un voyage dans les cercles infernauxguidé par l’illustre Virgile…En tout cas, la question de l’espace est bel et bien cruciale dans notre réflexion sur l’au-delà.

Cela s’explique par le caractère d’inversion brutale que prend pour chaque vivant le décès. On peut comparer en effet la Mort à une ablation totale du corps. Or, si pour beaucoup de Païens la dissolution corporelle coïncide avec l’effacement définitif de la conscience et la disparition corrélative de l’âme, pour de nombreuses écoles, au contraire, la persistance de l’âme est un fait incontestable : « corps en terre, âme en éther, esprit éternel » est un adage qui réunit à la fois les Platoniciens, les Orphiques, les Pythagoriciens et les Hermétistes

Or, notre corps est le médiateur de notre existence spatiale. Une fois celui-ci disparu, la plupart des âmes ressentent tout naturellement (surtout si elles n’y ont pas été préparées), une situation de panique indicible et d’angoissante désorientation

Ne comprenant pas ce qui leur arrive, elles cherchent compulsivement à compenser cette perte par des réflexes où elles s’« agrippent » à toute matière disponible comme à une bouée, car elles sont en proie à un sentiment de noyade. D’où, si l’on ne prend pas les précautions qui s’imposent, les phénomènes plus ou moins dangereux de hantise qui peuvent suivre le décès. 

La tombe et les rites funéraires sont institués à cet effet : le monument à la mémoire du défunt n’est autre, en fait, qu’un corps de substitution, une sorte de bouée qui empêche l’âme de se « noyer » et d’évoluer vers des formes nuisibles pour elle et pour autrui.

Le monument funéraire a pour effet de fixer les parties inférieures de l’âme désincarnée, celles par lesquelles elle était pour ainsi dire « arrimée » à son corps charnel, et qui restent attachées à la sépulture comme des lambeaux de souffle, des haillons psychiques appelés à se dissoudre avec le temps, si toutefois le transit létal se déroule normalement. D’où le soin méticuleux que les Anciens portaient aux rites funéraires, considérés comme fondamentaux pour la piété, et dont l’oubli était perçu comme une source majeure de catastrophes. Nous ne pouvons, pour notre part, nous empêcher de penser que certaines pathologies collectives de la modernité (ces « maux du siècle » que sont, par exemple, les états dépressifs et suicidaires) trouvent en partie leur origine dans la négligence dont nos sociétés modernes se rendent coupable envers les Morts et les Ancêtres.

Érigée, en quelque sorte, comme un tekmôr, un repère (c’est aussi un des sens du mot bouée) pour rassurer le défunt, la tombe lui permet de stabiliser son état et d’entamer son transit létal (Fig.1), qui est comparable à une traversée de la matière. De même que la sépulture joue un grand rôle dans le travail de deuil des vivants, elle aide le mort à se détacher du monde corporel et joue pour lui le rôle d’une borne de départ.

Le voyage transmortel commence par un renversement radical de perspective : si, durant la vie, le corps est perçu comme le « support » de l’âme, le premier étant extérieur et la seconde, intérieure, la mort intériorise le corps et extériorise l’âme, et l’âme « porte » désormais la charge corporelle. Tout se passe en effet comme si, lorsqu’un vivant passe à l’astre, il se retirait, se rétractait à l’intérieur de lui-même. La silhouette intime qui animait jusque-là notre masse corporelle, et que les Grecs appelaient kolossos, se trouve évoluer désormais dans un paysage qui est en réalité son propre paysage intérieur, celui de son âme. Ce voyage est redoutable, car il est transformant.

C’est pourquoi, si tous les défunts descendent aux enfers, chacun descend dans un enfer différent de celui des autres. Désormais, lorsqu’il passe par devers soi, c’est dans une topographie psychique que chaque trépassé évoluera en quête de sa juste place, celle que son âme désire, consciemment ou non. Car dans une telle géographie, les notions de distance, de vitesse et de locomotion dépendent du désir et d’autres facultés de l’âme, parmi lesquelles la mémoire joue un rôle déterminant, comme le montrent les Lamelles d’Or d’Orphée (Pharsale : « 4- Plus loin, tu trouveras l’eau froide- psuchròn – qui coule 5- Du Lac de Mnémosyne ; au-dessus d’elle se tiennent des gardes… »).

Car le deuxième fléau qui frappe le défunt après la panique liée à son décès est l’extinction de la conscience et, en premier lieu, de la mémoire qu’il a de lui-même. Une fois l’individualité détruite et l’égo évanoui, en effet, la personnalité n’est pas pour autant advenue dans toute sa splendeur et dans l’intégralité de sa puissance. Le défunt, qui a comme régressé dans une sorte d’animalité comparable à celle d’un embryon, est alors extrêmement vulnérable ; il peut être comparé à ces crustacés qui, lorsqu’ils muent, cachent la mollesse de leur corps sous les pierres du ruisseau. 

Dans cette première zone de l’envers de soi, que les Égyptiens nommaient amenti, et qui nous rappelle irrésistiblement un état a-mental, le défunt doit d’abord se retrouver lui-même, faire acte de mémoire ou, en d’autres termes, avoir remembrance de sa propre existence, se rappeler à l’ordre en se recueillant. A ce stade, le secours des rituels et de la culture initiatique acquise durant la vie sont primordiaux. 

D’où l’importance des livres que nous donnons comme viatique aux défunts, et des rites où nous les accompagnons dans leur périlleux périple, rites où notre souffle sonore soutient comme en écho leur souffle éteint qui murmure les formules funéraires dans le secret de la tombe. Le « Livre de la Sortie au Jour » des Égyptiens n’a d’autre but que celui-là, et le Lac de Mémoire que mentionne nos Lamelles doit étancher la soif du trépassé, une soif qui n’est pas de ce monde, mais qui est la soif de soi-même (Pharsale : 9- Mon nom est Astérios, je brûle de soif : donnez-moi donc 10- à boire de cette source).

Se souvenir des défunts est donc primordial et relève de la plus élémentaire piété, car ceux-ci, dans l’état d’extrême faiblesse où ils se trouvent, ont beaucoup de mal à agir pour eux-mêmes, et le concours des vivants leur est donc d’un précieux secours. Sans ce secours, la transhumance posthume est beaucoup plus pénible, et surtout, beaucoup plus aléatoire, dans l’immensité des méandres et la complexité extrême des contrées souterraines. 

Or, les âmes désincarnées sont sujettes à des métamorphoses nombreuses et variées, dont les causes dépendent de beaucoup de paramètres, parmi lesquelles on trouve les actes accomplis durant la vie, mais aussi les connaissances mystiques (Lamelle de Phères : « […] Entre dans la Prairie Sacrée. Car l’initié n’a plus de peine à purger »), rituelles, et le soutien apporté par les vifs.

 Désarticulé par le choc du Trépas (cet effrayant maillet qu’on voit aux mains du Sucellus (Fig.2) Gaulois ou du Charun (Fig.3) Etrusque), l’être du défunt est comme décomposé en quatre instances animales, correspondant symboliquement aux quatre éléments et au temps de la décomposition du corps (Fig. 4). Il faudra au défunt réunir ces quatre entités errantes et restaurer ainsi son unité, symbolisée par Psyché, le Papillon de l’Âme, dont le regard désormais recouvré lui permettra de prendre son envol au-dessus des mornes régions Achérontiques où végètent les nouveaux décédés, et d’accéder ainsi à de nouveaux espaces, notamment à la prairie où se tiennent Minos, Eaque et Rhadamanthe préposés au Jugement des âmes.

Fig.2 : Sucellus



Fig. 3 : Charun



Fig. 4 : Les Quatre Orients de l'Au-delà
 
C’est ce « jugement » qui déterminera le tour que prendront ensuite les métamorphoses psychiques, et qui assignera aux âmes le destin qui leur correspond, ainsi que le lieu qui leur convient. Bien évidemment, ce « jugement » n’est pas à prendre à la lettre : il est l’expression mythique d’une krisis, c’est-à-dire d’un épisode critique de l’âme où celle-ci quitte un état premier caractérisé par une certaine stabilité provisoire pour évoluer, selon des tendances qui lui sont inhérentes, vers des états ultérieurs plus stables et plus durables.

Ainsi, l’état manial, qui est le premier, n’est-il pas définitif, mais appelé à évoluer après une durée variable vers l’état de Lase, c’est-à-dire l’état harmonieux d’une âme « justifiée », apaisée, en harmonie avec elle-même. C’est une telle âme qui fut qualifiée par les Égyptiens de « juste de voix ». Les Étrusques, quant à eux, symbolisèrent cette phase par une espèce de mariage mystique avec une femme ailée, sorte de Victoire (Fig 5) personnelle comparable à la Valkyrie Nordique ou à la Daêna Iranienne. On est là dans la phase de naissance de l’Identité éternelle, où la Personne commence à émerger sur les décombres de l’individu.

Fig. 5 : Lase
 
Forte de ses noces victoriales, l’âme justifiée cheminera désormais vers un destin glorieux, qui la conduira d’abord à réaliser en elle l’intégralité de la condition humaine dans une centralité héroïque (symbolisée par un séjour paradisiaque dans les Champs Elyséens). Puis, par l’anamorphose où son destin se confondra désormais avec Osiris, le Premier Mort (Premier des Occidentaux, disent les Egyptiens), l’âme assistera au redressement de son être. Sa stature se confondra désormais avec l’axe du Monde, et son être, qui n’est plus localisé nulle part, étendra ses dimensions à la taille même de l’Univers : c’est la phase d’immensification, où toute partialité à désormais disparu de l’âme devenue total, concentrique à l’Âme du Monde.

Un tel être est devenu Divin, et entre tout naturellement dans la société de ses pairs. Dieu par adoption et par destin, le défunt retrouve ses Parents, Dieux par nature et par essence. Il est appelé désormais à régner sur le monde avec eux, en une bienheureuse éternité où sa radiance lui tient lieu d’action et de providence. Ce sont ces défunts glorieux, sans doute, que Platon et Hésiode regardaient comme les Chrysanthropes, ces bons démons de l’âge d’Or à qui Zeus a assigné la garde des humains, et que les Égyptiens appelaient Imakhou, les Esprits immaculés, ces imagos exemplaires de l’insecte humain.

Mais il advient parfois que le parcours posthume, plein d’embûches, ne se déroule pas comme il le devrait. Dans ce cas, l’état manial évolue vers une première forme pathologique appelé Larve, qui correspond à une pérennisation de la hantise par attachement aux couches inférieures du Cosmos. Ces Larves sont des âmes en détresse en quête d’un surcroît d’existence et de chaleur pour combler le vide intérieur qu’elles ressentent en permanence, car elles n’ont pas surmonté la dissolution de leur corps. Cet état larval est à l’origine de la plupart des phénomènes de hantise, mais aussi de phénomènes bénins de possession. Il est à noter que les Larves sont elles-mêmes extrêmement vulnérables et facilement parasitées par les Cacodémons dont nous parlions à la lettre K comme Korrigan de notre abécédaire.

Lorsque ce parasitisme dépasse un certain seuil, il déclenche une nouvelle et terrible métamorphose, la métamorphose lémuriale qui, comme son nom l’indique, transforme l’âme Larvale en Lémur, c’est-à-dire en un spectre prédateur et excessivement agressif. Le Lémur en effet devient l’instrument des Démons nuisibles, qui se servent de lui pour sucer l’être des vivant et le dévoyer à leur profit. Extrêmement redoutés par nos Ancêtres, ils ont fait l’objet, dans les Fastes Romains, d’une triple cérémonie annuelle de conjuration placée au début du mois de mai et appelée Lémuriales. Les Grecs, au demeurant, procèdent aussi à cet exorcisme annuel en février lors des Anthéstéries

A propos des formes les plus funestes du destin post-mortem se pose la question de l’éternité des « peines » infernales. L’être de l’âme étant en effet d’origine divine, il ne peut être détruit ; mais, réciproquement, on ne saurait concevoir qu’il soit relégué éternellement dans des modes inférieurs d’existence. Ni les Anciens, ni les Mythes n’étaient unanimes à ce sujet. Prométhée, par exemple, fut délivré par Héraclès avec la permission de Zeus. L’âme rationnelle répugne en effet à considérer une rupture d’harmonie comme devant être éternelle.

Cependant, certains Mythes décrivent les peines des « Grands Scélérats » comme Sisyphe ou Tantale, comme ne devant pas connaître de fin. Dans le Tartare, tanière des Ténèbres et partie la plus obscure du Cosmos, les plus grands criminels sont comme enfermés à l’envers d’eux-mêmes. Le Gouffre où ils souffrent est considéré comme une infrangible prison, un piège absolu dont on ne saurait s’échapper…Peut-être est-ce une image signifiant que l’ « Enfer » consiste en réalité à être enfermé dans cette vie-même, et à la revivre indéfiniment, comme l’atroce bégaiement d’un verbe dément, toujours démenti, orphelin de tout sens. 

Peut-être cette funeste éventualité doit-elle être envisagée à la lumière de la distinction de plusieurs temporalités rapportées au plan d’existence adéquat : la félicité de l’Union Divine seule méritant le qualificatif d’éternelle, c’est-à-dire d’infinie, alors que les châtiments sont, eux, du domaine de l’indéfini et du temps sempiternel de la perpétuité. C’est l’illusion même de l’éternité qui maintient le criminel dans ses peines : L’enfer me ment…en me disant que j’y suis condamné pour l’éternité.

Mais cette évolution des âmes perverses, dans des sociétés traditionnelles soucieuses d’entretenir des relations justes et équilibrées avec l’Invisible, reste heureusement exceptionnelle. Dans la majorité des cas, l’âme désincarnée se trouve au milieu de sa période d’oscillation (cf. I comme Intellect), et, après un séjour d’une longueur variable dans l’au-delà où elle procède d’instinct à certaines mises au point relatives à son équilibre interne (et que les Anciens appelaient « châtiments » ou « récompenses », suivant que ces réglages étaient douloureux ou joyeux), l’âme finit par éprouver le besoin d’émettre une nouvelle apophyse corporelle, comme un pied pour cheminer de nouveau sur les chemins du devenir.

On a alors coutume de dire qu’elle se « réincarne », quoique ce mot ne rendent pas compte de manière satisfaisante, à notre sens, de la réalité. De plus, ce terme évoque une réalité systématique, comme elle semble l’être dans les religions asiatiques comme l’Hindouisme ou le Bouddhisme. Il est vrai cependant que plusieurs écoles de sagesse occidentale n’excluent pas la pluralité des existences possibles dans le monde corporel : c’est le cas de l’Orphisme, du Pythagorisme et, dans une large mesure, du Platonisme qui en est l’héritier. 

Platon, en effet, nous fait une description précise du processus de réincarnation dans le Mythe d’Er le Pamphylien (République, livre X) …On y voit les âmes destinées à retourner dans un corps terrestre, s’approchent du Léthé et, éprouvant là une soif inextinguible, ne pouvant s’empêcher d’en boire les eaux, oubliant alors dans l’instant leurs faits et gestes antérieurs. C’est là une manière mythique, et par conséquent tout à fait légitime, de rendre compte d’un processus très complexe.

Ce qu’on a coutume d’appeler « âme » désigne en fait une réalité plurielle s’étendant sur un intervalle ontologique allant de la corporéité matérielle à la simplicité absolue de l’Intellect. On peut, pour comprendre cette réalité, la comparer à un cumulonimbus. A très haute altitude, ce dernier est constitué de cristaux de glace formant une sorte d’enclume blanche, alors qu’au voisinage de la terre, sa base sombre est faite de gouttelettes d’eau. Dans l’ensemble de sa considérable hauteur, le nuage est le siège de nombreux phénomènes physiques, causes de mouvements variés et complexes (courants ascendants, descendants, arcs électriques, etc.)

Dans certains cas, le nuage émet des précipitations plus ou moins importantes ainsi que des arcs électriques en direction du sol appelés « foudres ». Ainsi, l’âme à son niveau le plus "bas", c’est à dire le plus proche de la matière, a-t-elle la faculté d'agir plus ou moins efficacement sur cette dernière, en émettant une sorte de pseudopode que nous avons coutume d'appeler "corps", et qui a pour caractéristique d'être caduc, comme la feuille d'un arbre d'une essence décidue. 

Il existe probablement dans l'âme un organe somatogène, une sorte de matrice qui contient un ou plusieurs schèmes corporels et qui, dans certaines circonstances, "produit" un ou plusieurs corps en captant les flux matériel du monde dans lequel nous vivons (cf. notre article I comme Intellect). C'est pourquoi, au terme de "réincarnation", nous préférerons celui de "palensarcose" (grec palin : "de nouveau" + sarkos "chair") qui signifie que l'âme produit à nouveau de la chair. 

En définitive, l’âme se comporte un peu comme un escargot, qui vit dans sa coquille à l'abri de son opercule quand les conditions extérieures lui sont défavorables (sécheresse), et qui sort son pied en émettant de la bave pour avancer lorsque l'humidité ambiante le lui permet. Ainsi le corps serait un genre de psychopode (pied d’âme) …

Et cette comparaison illustre aussi le fait que la palensarcose n’a rien de systématique : elle est une réponse que l’âme donne, à certains moments de sa perpétuelle oscillation ontologique, à certaines circonstances, nécessitant ou non la formation d’un corps matériel caduc. L’âme pourrait encore, à cet égard, être comparé à une sorte de rhizome.  La palensarcose n’est que l’expression possible d’une faculté de l’âme nature, dans sa familiarité avec la partie matérielle du monde : c’est une sorte de saison de fructification, qui marque une phase donnée de l’orbe existentiel que tout âme parcourt, tel un astre, avec ses périodes de manifestation et ses périodes d’éclipse, ses apogées et ses hypogées…

Dès lors, nous pouvons appeler « Mort » toute interruption d’un processus ontologique, soit pour le réinitialiser sur le même plan d’existence, soit pour le transposer sur un plan différent. C’est pourquoi les Dieux eux-mêmes meurent, au grand scandale des Monothéistes qui, d’un côté, dénonce une contradiction théologique insoutenable, mais, de l’autre, n’hésitent pas à faire eux-mêmes mourir leur Dieu hybride dans des conditions atroces…

Les Dieux (du moins certains d’entre eux : ceux du moins dont le Destin propre le réclame) meurent en effet d’une mort divine, c’est-à-dire une mort non accidentelle, mais essentielle et nécessaire. Car cette mort est constitutive de leur être même : cette mort est leur vie même. Elle est, de plus, réversible, car elle se déroule dans le temps du Mythe, qui, comme nous le savons, est un temps cyclique. Les Dieux meurent comme l’ours hiberne, comme le cerf perd ses bois, ou comme le hêtre perd son feuillage en automne.

Les Dieux meurent également, d’une autre manière, lorsque cesse le rituel qui les concerne : en effet, ils cessent alors d’être présents à ce monde d’extériorité et se retirent dans leur intériorité spirituelle. Ils sont alors comme absents à ce monde, retirés dans l’éternité de leurs Mythes et figés dans leur image cultuelle comme en un sarcophage, ou un « kolossos » (cf. supra), cette image funéraire par laquelle les Grecs rendaient présent celui qui était absent, désormais ombre parmi les ombres.

Car les Dieux, d’une certaine manière, sont morts de toute éternité : les temples sont leurs mausolées et les autels, leurs tombes, où ils dorment dans le secret inviolable de la pierre. Ce que nous appelons « Mort » n’est donc, finalement, que le rideau d’inconnaissance qui sépare deux plans différents de l’être. Certains passent librement à travers ce rideau (qui est un rideau miroitant, un peu comme le cascade à travers laquelle passe Tintin dans Le Temple du Soleil) en gardant conscience de tous les lieux qu’ils traversent ; d’autre y passent contraints et forcés et perdent la conscience de leurs conditions antérieures, saucissonnant ainsi leur acte d’exister en épisodes décousus et sans aucun lien entre eux. Les premiers sont désormais sujets de la Providence quand les seconds le sont de la Fatalité.

C’est là la différence fondamentale entre la profane et l’initié : l’initiation étant une technique de mort expérimentale destinée à permettre au récipiendaire de vivre d’une vie totale en intégrant la mort comme un temps de liaison et d’articulation entre différents aspects de son être. C’est la réalisation concrète par l’Homme de son immortalité, qui est quelque peu différente de celle des Dieux, la vie de l’homme étant intermittente, tandis que celle des Dieux est continue, quoique les Dieux, Homme et Dieux, soient des êtres sempervivants, et, à ce titre, ontologiquement parents.

C’est là sans doute la raison pour laquelle les Druides enseignaient, dit-on, que « la Mort n’est que le milieu d’une longue vie » (Lucain, Pharsale, chant I). Et cet enseignement, nous l’avons fait nôtre.



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