L’Abécédaire du Petit Père Païen
L comme Logos, Mythos, Légendes et Livres.
« La Nature est un temple où
de vivants piliers
Laissent parfois sortir de
confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des
forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards
familiers. »
Charles
Baudelaire Correspondance (Les
Fleurs du Mal, 1857)
Comme nous l’avons vu précédemment, la différence majeure entre monothéisme et polythéisme ne réside pas
seulement dans le nombre de divinités invoquées, mais en beaucoup d’autres
critères. Parmi ceux-ci, le rapport au
Verbe et à la Révélation est sans doute un des plus importants.
En Histoire des Religions a longtemps prévalu la distinction entre religion révélées et religions sans
révélation. Les monothéistes abrahamiques ont eux-mêmes pris l’habitude,
depuis longtemps, de se caractériser comme les « Religions du Livre », par opposition aux religions qualifiées
avec une certaine condescendance de « naturelles »,
sortes de préfigurations touchantes et naïves de la vérité unique et définitive
apportée par la révélation : celle de la Torah pour les Juifs, du Coran
pour les Musulmans, avènement du Verbe incarné pour les Chrétiens.
Aujourd’hui, les néo-païens
européens ont tendance à reprendre à leur compte cette distinction, non
sans raison pour l’essentiel, mais non sans simplification, cependant : si
l’on excepte les grands polythéismes asiatiques comme l’Hindouisme, dont le
critère d’appartenance principal est la reconnaissance de l’autorité védique,
on peut relever en Europe de nombreuses
exceptions à la règle qui veut que nos religions se passent de livres et de
révélations.
S’il est vrai que l’autorité
druidique se fondait en grande partie sur le refus de l’écriture, la
plupart de nos Traditions, cependant, s’appuient sur l’existence d’un ou plusieurs écrits sacrés qui, quoiqu’ils ne
soient pas l’unique source de
connaissance de la volonté divine, en représentent pourtant une part non
négligeable.
Outre les Égyptiens,
qui furent sans doute les fondateurs du genre, les Étrusques disposaient de nombreux livres dans leur exploration
inquiète et minutieuse des mystères de l’au-delà : Livres Fulguraux pour
déchiffrer les foudres, Livres Achérontiques pour comprendre
l’après vie ; révélations de la nymphe
Vegoé ou du prophète Tagès,
enfant au cheveux blancs sorti inopinément d’un sillon. La plupart de ces
livres se sont d’ailleurs perdus, ou nous sont parvenus par le filtre de leurs
héritiers, les Romains.
On peut citer pour ces derniers les Livres Sibyllins, ainsi,
pour les Grecs, que les nombreux Livres
Orphiques (dont les célèbres Lamelles d’Or), les Vers
d’Or de Pythagore et les très énigmatiques Oracles Chaldaïques, que
nous avons l’habitude de citer dans nos articles. Les peuples du Nord ne sont
pas en reste, avec les textes des Eddas, et notamment le Havamal,
de nos jours comme jadis abondamment cité et commenté par les tenants actuels
de l’Odinisme ou de l’Asatru.
Les livres sacrés sont donc loin
d’être absents des religions Païennes ou Néo-païennes.
La différence
fondamentale entre monothéisme et polythéisme ne réside donc pas, là encore,
dans le fait d’avoir un Livre ou de n’en avoir point ; et on peut
difficilement dire des Religions Aînées qu’elles soient dépourvues de
révélation…En fait, tout réside dans la
pluralité ou non desdits livres, dans
leur statut au sein du système religieux, et surtout dans le rapport entretenu
par l’âme avec la révélation… Ainsi, il serait peut-être plus pertinent de
distinguer des religions à révélation
libres et plurielles (pluritextuelles et polysémiques) et des religions
à révélation contrainte et fixe (unitextuelles et monosémiques). Et, pourquoi pas, d’inverser le discours
dominant en distinguant les religions
des Archétypes éternellement créateurs de
sens des superstitions idolâtres du
Livre unique…
Mais plutôt que de se confiner en opposition stériles, examinons de
plus près quel est, pour les Païens, la
relation au Verbe et à la Révélation. Et, pour commencer, pourquoi une Révélation est-elle si
nécessaire ?
Plus que nécessaire, la Révélation
est tout simplement inhérente à l’Être. Tout ce qui peut être connu, nous
compris, est, par construction, révélé. Ainsi la conscience est-elle la révélation de l’Être à lui-même. Mais l’Être, nous l’avons déjà affirmé, n’est pas premier : il y a avant
lui quelque chose qui le dépasse, car tout
ce qui admet un contraire (ici le Non-être) admet nécessairement un troisième
terme antérieur qui les comprend tous les deux. Et cette instance, qui se
situe pour nous au-delà de l’Être, dépasse par conséquent la pensée qui est son
premier acte.
Aussi ce terme suprême ne peut-il être nommé que par défaut : il réside au-delà du Verbe et est antérieur à
toute Révélation, car toute tentative pour le nommer doit fatalement
rencontrer l’échec. Par défaut, on tentera de le nommer « Un », mais
sans qu’il soit opposé au multiple, « Bien » sans qu’il soit pour
autant le contraire du mal, ou « suressence ».
La seule approche possible, dans cette série de négations qu’on appelle en
théologie « voie apophatique »,
est le paradoxe, par lequel on se
trompe le moins. On peut ainsi, sans trop d’impiété, parler de brillante
ténèbre ou de bruyant silence…
Donc, pas d’Être sans Révélation,
et par conséquent, sans cette dernière, nous n’existerions absolument pas, pas
plus d’ailleurs que l’univers qui nous contient. Car l’univers est d’abord un univerbe,
et le monde, un sermonde. Tout est tissé de langage, tout est issu du
Logos. Rien qui ne soit caractère,
pas un être qui ne soit lettre, c’est-à-dire mèche porteuse de la flamme du
sens. Le langage dont ce texte est lui-même tissé n’en est qu’une infime
parcelle. Mais ne doutons pas que le tisserand lui-même soit un discours
produisant un discours sur le discours…Tout
parle, tout bruisse et bavarde et ce monde est une gigantesque rumeur…
Cacophonie me
direz-vous. Question de point de vue, bien sûr. Mais si c’était le cas,
il ne serait pas pertinent de nommer le monde Cosmos, et si la cacophonie existe bien dans certains de ses replis
partiels, elle ne saurait exister dans
la bienheureuse unité du Tout, qui est une harmonie parfaite, exprimée, nous
l’enseigne Pythagore, par la Musique des
Sphères. Ainsi, évoquer à son sujet la cacophonie relève de l’impiété
la plus élémentaire, celle du bavardage
et de la partialité ; et l’accusation se retourne d’elle-même contre
son auteur.
Lorsque l’Être se manifeste, il le fait sur le mode du jaillissement hors de l’ineffable, du
Silence Suressentiel. Le Verbe et l’Être
ont donc inévitablement partie liée, tout en étant distincts dès le départ. Le Verbe, en effet, apparaît comme une
propriété primordiale et fondamentale de l’Être, dans la mesure où ce dernier
se manifeste comme vie, mouvement et Intellect. Il décrit autour de son
ineffable origine un mouvement circulaire de contemplation et, dans ce
mouvement qui tente en vain de cerner cette origine, de la circonscrire, il se récite lui-même, se déclame et se décline en stations modales qui sont
autant de tentatives de saisie de cette réalité insaisissable.
Ainsi, la Monade se modalise en
une pluralité d’expressions qui sont autant de mondes distincts : elle devient une roue dont les rayons
multiples appuient tour à tour son moyeu sur le sol du chemin ; un seul à
la fois, mais pourtant tous unis alternativement dans l’effort. Car la nécessaire
pluralité des rayons ou des stations existentielles que l’Être décline autour
du moyeu mystérieux de son origine n’est
pas une pluralité indéfinie et linéaire, mais une pluralité circulaire dont l’infinité est interne et fractale :
en d’autres termes, un plérôme, le plérôme
du sens.
Nous tenons là l’origine même du Logos, cet orifice orant, ouvert sur le Silence de l’Absolu dont il est
l’humble secrétaire. Ce Verbe Primordial est, au point précis de sa naissance, ce « oh ! » de surprise qui se cueille lui-même dans l’émerveillement d’être (o), et qui se prolonge dans le soupir d’aise de
l’existence (h). Car en se surprenant ainsi, l’Être, qui s’est rencontré
lui-même en cherchant l’impossible, ne fait rien moins que créer les mondes en
proférant l’Universet de sa présence.
C’est le premier acte poétique où Poème
et Poète s’engendrent l’un l’autre en se récitant mutuellement dans
l’éclosion première de la Parole, le Pampoème. C’est aussi le première
acte de pensée, le première acte
noétique, ou Dieu, en se pensant lui-même, pense simultanément l’univers
dans une pronoïa qui est une pannoïa ; et c’est,
littéralement, la connaissance de Dieu
et du Monde dans le Verbe.
Dans le grand poème de l’univers
Certes je ne suis qu’un unique
vers,
Mais vers écrit par une lettre
unique.
De l’être muet, le verbe est
tunique,
Et les phénomènes sont ses
phonèmes,
Lettres d’existence : la
conscience même.
Mais n’allons pas ici imaginer ce Verbe comme un quelconque
laïus, un discours de préfet : cette Parole-là est la Parole suprême, et en son mouvement ponctuel
et subtil sont contenus simultanément tous les motifs et tous les mots, toute
intention et toute intonation, tous les livres et toutes les lèvres. Et les
Hindous, comme toujours, en ont eu la géniale intuitions avec la fameuse syllabe OM, le mantra suprême, dont la fécondité infinie concentre en lui-même toute spéculation en tant qu’il est le Brahman sonore.
Nous sommes là, bien évidemment, à
la racine de l’être, au sommet du monde Intelligible. C’est au pôle de ce
monde en effet que ce déploie la Parole,
corolle de l’être. En chaque monde
qu’elle tisse et qu’elle emplit de sa fragrance sémantique, la Parole connaît un mode de manifestation
différent, tendant à une différentiation
croissante corrélativement à une efficacité décroissante.
Mais elle garde toujours en elle-même cette structure florale d'origine, ou ce schéma de roue qu’elle avait dès le
départ : elle décline en son orbe ses pétales comme autant de miroirs
destinés à cerner l’encre obscure du ciel suressentiel auquel elle est
éperdument ouverte. Chaque pétale sera un phonème,
un caractère, un symbole ou un mythème, qu’importe : elle poursuit infatigablement sa ronde
universelle autour de l’objet de son unique amour, se perdant à chaque instant
et se retrouvant au même instant, toujours la même et toujours une autre en sa
quête infinie.
Lorsqu’elle éclot, tangente
au Grand Mystère, à l’extrême pointe de l’Intelligible, la Parole peut être
qualifiée de suprême. De fait, elle
n’a pas grand-chose à voir avec le baratin que nous appelons abusivement
parole. Elle est, là-bas, la Devise Indivise. Cette parole-là
n’est pas foncièrement distincte de ce qu’elle désigne : elle en est pour
ainsi dire le corps sonore. Elle
n’est donc pas discursive et ne se
déploie pas dans une quelconque durée : c’est une parole immobile, sans mots ; une parole
muette, non proférée, une parole radicale, instantanée, fulgurante.
Elle
est, à ce titre, souveraine, et
surgit en un jet où l’on ne peut distinguer le mouvement du repos ; c’est
pourquoi elle est aussi comparable au
ruisseau murmurant. Cette parole-là, celle
qui coule de source, est personnifiée par Rhéa, l’épouse de Chronos.
Et son cours la conduit jusqu’au nombril de notre monde, dans la fontaine de Castalie.
Si le langage est inextricablement
lié au temps, ici la Parole est éternelle,
ponctuelle. L’éternité, au sens strict,
n’est pas en effet une durée sans arrêt : elle est l’équivalent temporel
du point dans l’ordre spatial. Elle réside dans l’instant sans dimension,
écartelé entre les deux néants du passé et de l’avenir, grain d’être pur dont
nous n’arrivons pas à soutenir l’éclat. Mais
le Verbe ne peut se maintenir dans cette immobilité intemporelle, car il
porte en lui la marque de son origine : le désir d’exprimer ce qui ne peut l’être
en aucune manière.
Et c’est ce nombril, ce manque originel, cette trace de l’écart, qui poussera inévitablement la parole vers une distinction croissante, vers un discernement toujours plus grand, au
prix de la discrimination et de la
perte de l’unité originelle. Car la
parole doit se contenter d’être « presque, moins » (para) « tout » (holos), et non le Tout lui-même :
elle n’est pas l’être, même si elle tend à « coller » à ce dernier.
Pour exister, elle doit nécessairement couler
au-delà de l’évidence qui lui a donné naissance, qui la fascine et en
laquelle elle aspire à se perdre comme en un océan qui serait en même temps sa
source. Ainsi, toute parole est une
approximation, une intention qui résonne comme une corde ; toute parole est une parole substituée.
« Voilà justement pourquoi votre fille est muette ! »
Mais surtout, voilà pourquoi Rhéa servit
comme repas à son ogre originel de mari une pierre langée en lieu et place de
son fils Zeus. Nous avons vu précédemment (I comme Intellect) à quel point cette pierre était
véritablement le fondement de toute existence en même temps que celui de tout
langage : elle constitue une ruse destinée à libérer le contenu de la
panse infinie de l’Intellect, sous la forme d’un grain de non-sens introduit dans la mécanique implacable de l’évidence,
d’une énigme destinée à désamorcer la
béate omniscience de la tautologie intelligible. Cette question
impertinente ouvre pleinement le champ des possibles, donnant simultanément
libre cours à une nouvelle parole et à un nouveau monde.
La Pierre Vomie est donc,
symboliquement, le pôle supérieur de la sphère imaginale, où se déploie comme
une éclaboussure une nouvelle corolle
verbale, celle de la Parole Performative. On a désormais quitté le monde des Formules, celui des
Idées, pour entrer dans celui des Formes
Archétypes, avant de tomber dans celui des Forces Nécessaires ou la Logos
deviendra Loi.
Le monde de la Parole Performative est régi par une forme de temporalité désormais différent de
l’éternité. Il s’agit désormais d’une forme de durée réversible et cyclique, où des évènements se distinguent et
s’enchaînent les uns les autres, mais sans pour autant disparaître dans un
naufrage sans retour ; au contraire, ces évènements sont comparables à des saisons, qui, dans le giron d’un manège immobile dans son éternel retour, se succèdent
sans fin. Dans ce monde de l’âme, L’alphabet est à la sphère psychique ce
que le Zodiaque est à la sphère céleste. Mais il n’est pas constitué de simples
graphèmes phonétiques : ce sont des hiéroglyphes, de véritables noogrammes
qui brillent en ce dôme.
Cette récurrence rotative est celle du Mythos, formes de la
Parole désormais séparé du Logos : la durée qui lui
correspond est celle de la pérennité.
Son propos est encore et toujours de rendre compte du Silence Suressentiel,
mais cette fois d’une manière différente, par le truchement de la narration et du récit : la Fable est là pour rendre compte de
l’ineffable ; le Mythe nous donne des nouvelles de l’éternité. Le langage mobilisé pour ce faire est un langage
nécessairement symbolique et souvent
énigmatique, dont le ressort
principal est l’analogie. La vérité contemplative (implicative)
s’oppose à la vérité explicative
dont le Logos est le héraut.
Car les mots du Mythe ne sont pas
univoques, au grand désespoir des scientistes comme des fondamentalistes et
des littéralistes de tout poil. Et ils ne peuvent l’êtreen aucune façon, ni ne le pourrons
jamais : prétendre fixer un mythe
dans un récit figé une fois pour toutes, comme dans une exégèse définitive et
obligatoire, est une absurdité sacrilège, de même nature que capturer un
papillon pour le clouer dans une collection poussiéreuse. Le mythe est un organisme vivant et autonome
(quoiqu’en connexion implicite avec tous les autres mythes), qui ne délivre
son enseignement muet qu’à ceux qui savent l’interroger, et qui, pour
commencer, ne se révoltent pas contre la fréquente incongruité de ses propos
parfois contradictoires, mais cherchent au contraire à comprendre ce qu’elle veut dire,
comme le conseillait déjà le Préfet d’Orient Salloustios (Des Dieux
et du Monde III, 6-7).
L’enseignement mythique est un enseignement monstratif et non démonstratif ; sa démarche est
initiatique, et non pédagogique comme
l'est celle du discours du Logos. Pour tirer bénéfice d’un mythe, il faut que sa récitation rituelle ait trouvé résonance en notre âme et qu’ainsi
nous soyons devenus contemporain de ce
mythe, acteur parmi ses acteurs. Nous avons vu précédemment que certains
mythes favorisaient ce processus anamnésique, particulièrement
lorsqu’ils ont trait aux Mystères et à leur célébration (cf. E comme Ésotérisme, K comme Korrigans).
Car la récitation du Mythe est
salvatrice, grâce aux vertus de la Performule : La poésie fut et
reste le langage de l’Âge d’Or,
époque aurorale des langes de la langue. En récitant l’Histoire Sacrée de
l’Univers, le Mythe inclut l’homme qui le profère dans sa bienheureuse
primordialité, et le re-crée.
Les Dieux aiment ceux
qui les racontent : ils protègent les Souvenants, les Jargonautes,
dans leur périple sacré de remontée du Fleuve de la Parole (Le Phase).
Cette parole médiane qu’est
la parole mythique reste donc pleinement
marquée par l’unité intuitive de sa phase précédente : elle est encore
unitive et symbolique, et non encore tournée vers la communication et l’utilitarisme technique, mais vers la communion et la contemplation des
essences. C’est pourquoi elle est toujours pleinement efficace, et par conséquent performative.
Cette verve-là est celle des
Dieux, celle de la magie ;
elle n’a rien de conventionnel car,
même si signifiant et signifié sont désormais distincts en elle, ils ne sont
pas encore séparés, comme ne sont pas encore séparés sa fonction noétique et sa fonction poétique, c’est-à-dire ce qu’on a
coutume d’appeler le Logos et le Mythos. Ce divorce-là,
celui de l’oraison et de la raison,
ne concernera que la dernière phase de la descente du verbe, la phase catalogique
de la Séparole ou Vaine Verve,
qui a cours dans notre monde schizoïde.
Quant à la Viverve, la « Langue
des Oiseaux » qui baigne les mythes de son joyeux jargon, elle se
prolonge jusqu’en notre monde corporel en tant que parole rituelle, et nous permet d’y perpétuer la fonction essentielle et originelle du Verbe :
relier la réalité à elle-même dans la
conscience, ce qui n’est rien d’autre que le rôle de toute religion (relegere pouvant signifier aussi bien relier que recueillir).
Le rite hérite des faits du mythe, le rite étire le mythe jusqu’à notre monde de vacarme pour le bercer
de ces charmes. Le rite, c’est la circumambulation dextrogyre du réel qui
provoque une dynamique anagogique et qui tresse, comme la Moire qui tord le
fil, l’ADN secret du quotidien. Il
réitère inlassablement l’éternité, et, par ses étranges comptines appelées carmina
il rend l’âme anamnésique. Il permet une
herméneutique de l’existence : déceler le Présent Perçant qui transperce le
Temps dans l’Instant.
Car sous les limons du quotidien du fleuve du devenir affleure parfois
la roche mère de l’éternité ;
Sous le pansement du langage, le mystère transpire : les Dieux sont les noms par lesquels les
mortels tentent d’interpeller ce mystère. Il est Saison Éternelle dissimulée sous le cours sempiternel du temps :
c’est un printemps, mais un printemps
secret où toutes les saisons sont simultanément présentes. Ce printemps-là
est aux saisons ce que l’éther est aux éléments, il est au temps ce que le
centre (ou l’axe, le pivot) est à l’espace. Ce temps secret, ce temps sacré
n’est accessible qu’à celles et ceux qui ont subi la Mythamorphose, par la
vertu de l’incantation.
Nous avons vu, dans un article précédent de ce blog (I comme intellect), que toute âme, c’est-à-dire en définitive tout déploiement systématique de l’être
dans l’existence, possédait deux
hémisphères : l’un, supérieur,
est celui de l’âme-sagesse, tournée
vers son pôle essentiel ou pôle intellectuel, et l’autre, inférieur, tourné quant à lui vers son pôle substantiel que l’on
peut également qualifier de corporel : l’âme-nature.
Le premier hémisphère
correspond à un état parfait de l’âme
(pour autant qu’une âme puisse être parfaite), c’est-à-dire une sorte d’état cristallin où l’âme reflète en elle,
sous la forme d’un réseau, l’ordre
parfait de l’Intellect, dans une transparence absolue qui la rend quasi
similaire à la lumière. Cet hémisphère psychique en forme de dôme peut être également comparé à un métal porté au blanc de l’incandescence.
L’autre hémisphère, à
l’inverse, correspond à l’âme-nature,
c’est-à-dire à une sorte de contraction
de l’âme sur elle-même, dans une certaine hypnose où elle s’absente
partiellement ou totalement d’elle-même suivant le degré de sommeil où elle
est plongée. Cet état s’accompagne d’une sorte de concrétion, de solidification
des idées : celles-ci y sont en effet comme gelées et se déploient
dans l’espace et dans le temps comme des sortes
de masses, formant comme un paysage
intérieur où le pensant s’est figé
en pesant, du moins en partie.
Cette dualité s’observe dans les
trois mondes, quoique de manière différente : dans le monde Intelligible, cependant, elle est
encore imperceptible. Elle ne se
manifeste pleinement que dans le monde
Imaginal, qui est par excellence celui de l’âme. Or, le rôle de la parole est d’établir le lien
dynamique et nécessaire entre ces deux états de l’âme. En effet, le Logos est l’opérateur spirituel qui
permet, dans un sens, d’opérer la décantation des parties les plus
subtiles et les plus épaisses de la réalité, en se coagulant en quelque sorte sous forme de loi interne d’information président à la formation des choses.
Dans l’autre sens, à l’inverse, la Parole permet d’effectuer comme la sublimation des masses insignifiantes vers
« plus haut sens », en reconduisant chaque chose à sa raison
séminale, puis à son état « infinitif » au cœur ponctuel de
l’Intellect, calame de l’Inexprimable. Nous sommes là dans le processus d’incantation,
qui répond à la décantation comme le Solve répond au Coagula.
Cette opération de réintégration
des étants dans l’Être, remontée universelle de la sève des choses, est
l’agent principal du nécessaire ré-enchantement
du monde : c’est la fonction du
Prêtre et du Poète, fonction complémentaire
à celle du Démiurge qui établit et dispose les masses et les poutres
suivant la Loi fatale, celle de l’Heimarménè,
la grande charpente universelle qui fait de ce monde un véritable Cosmos,
c’est-à-dire un Tout merveilleusement agencé. Entre les deux, tel le fléau
d’une balance minutieusement réglée, le détenteur par excellence de l’épée du Verbe veille à l’équilibre
des deux processus : il exerce l’Art
Royal par excellence.
Le lecteur aura reconnu en cette structure ternaire et en ces deux
voies complémentaires et antagonistes que sont l’incantation et la décantation
les deux serpents du Caducée, les Lares du Monde, qui s’entortillent
autour de la verge du Grand Hermès,
le Seigneur de toute Verve et maître de
tout langage. C’est en effet ce Dieu qui, de l’aveu commun, détient les clés universelles de la Parole,
et, par conséquent, de l’échange entre
valeurs ontologiques équivalentes sur l’agora de l’Univers ou toutes choses
sont nommées et caractérisées.
Bien
qu’il ne soit pas le Démiurge, celui qui cause l’univers (« causer » n’est-il pas aussi
« parler » ?) et articule
les mondes entre eux, il est cependant celui qui en détient les poids et mesures, veille à la bonne circulation des devises, surveille les transactions ontologiques et la juste conversion des monades. Car
le Seul (Monos) s’est fait Loi (Nomos) pour proclamer les
noms (onoma) par le truchement du Verbe (Logos).
Et c’est par Mercure, le Maître de Tous les Arts, que toutes
choses communiquent ou communient. Cette fonction divine est tellement
fondamentale qu’elle a toujours été notoire pour tous les peuples : pour
les Égyptiens, en effet, Thot est le Saint Proclamateur de la
Réalité, le Maître des Mots et
par conséquent celui du Temps ;
c’est lui qui invente l’écriture sacrée
(hiéroglyphique) conjointement au
calendrier. Pour les Celtes, le lumineux Lug est Maître de tous les
Arts, et pour les Gens du Nord c’est
Odin, le Borgne Voyageur toujours en quête de savoir qui, au prix de son propre
sacrifice, découvre ces lettres existentielles que sont les runes, rumeurs de l’être écloses au pied de
l’Arbre Absolu.
Quant à l’Hermès des Grecs, l’énigmatique jalonneur de chemins,
c’est lui qui instaure le premier
sacrifice, en une opération exemplaire
où le mortel devient immortel et l’immortel, mortel. Dans ce larcin génial,
il gagna même sa propre immortalité grâce à ces vaches divines que sont les
paroles, et dont il inversa le cours, le jour même de sa naissance (Premier Hymne Homérique à Hermès).
Ainsi le Caducée, comme tout
sceptre divin, peut être considéré comme l’axe
même de l'univers, image de l’Intellect considéré sous un mode particulier et
traversant tous les mondes par la Parole.
Dans notre monde sensible, cependant, celle-ci a atteint son état de dégradation maximale. Elle y
manifeste pourtant encore quelque vertu magique en tant que parole oraculaire, c’est-à-dire comme
une variante de la parole mythique
adaptée aux conditions du quotidien. Toute Mantique peut en effet être lue comme un mythe spontané scrutant
les profondeurs du futur, et réciproquement, tout mythe peut être compris comme
un oracle des origines.
Et nous touchons, avec la Mantique,
à une des spécificité fondamentale des
Paganismes. En effet, notre rapport essentiel à la Révélation s’y exprime
dans sa différence radicale avec les
Monothéismes. Pour ces derniers, la Révélation s’effectue par le canal d’un
discours prophétique, inscrit scrupuleusement dans les moindres détails de sa
discursivité narrative, et fixé
immédiatement dans le marbre comme une vérité éternelle et non susceptible de
changement, même si elle admet éventuellement l’exégèse. Cette vérité sur
l’Être est donc établie une fois pour
toutes, ce qui, au passage, consacre
le caractère linéaire et diachronique de la temporalité.
Tout au contraire, le Païen est en perpétuelle
interrogation sur les intentions cachées qui tissent la toile évènementielle.
Son « Livre » principal n’est autre que l’Univers dans sa totalité, et son interrogation n’est rien d’autre
qu’une souple exégèse de ce Livre
Cosmique. Nos Traditions nous ont pour cela fourni de nombreuses méthodes herméneutiques, comme la géomancie ou l’astrologie, même si beaucoup d’entre elles ont été perdues comme la
science des foudres ou celle du vol des oiseaux. La Mantique est pour
nous la Révélation permanente, et
les autorités Monothéistes ne s’y sont pas trompées, qui se sont évertuées au cours des siècles à la
déraciner sans jamais y parvenir.
La Mantique est possible parce que l’univers même est sémantique
(Premier principe du Kybalion
: l’univers est mental). Cela autorise donc à scruter les vestiges de l’avenir,
à sonder l’humeur du monde et à tenter d’interpréter ses intentions. Pour éclairer nos interprétations, nous
disposons de logiciels appelés Mythes,
qui nous proposent des situations
archétypes à mettre en perspective avec les nôtres, dans l’épopée du quotidien. Les Mythes sont des cas ontologiques
exemplaires : ils font jurisprudence cosmique ; la mythologie fonctionne
comme une véritable étymologie de l’Être.
Mais les Mythes ne nous imposent jamais leur solution, et personne
n’est ni l’auteur, ni le propriétaire d’un Mythe : le Mythe est le logiciel libre de la Révélation. Garantie contre
le fanatisme, il ne peut s’interpréter
littéralement : il dévoile toujours un étagement du sens, il suggère plutôt
qu’il n’assène, il incite à la recherche active plutôt qu’à la réception
passive. C’est une révélation mystagogique. La Mantique est comme l’écho du Mythe dans le présent, ce qui le rend opératif,
quand le Mythe est le fondement paradigmatique de toute démarche mantique :
ainsi, notre monde, en recevant cette pluie sémantique, résonne toujours du
clapotis des Origines.
Là encore, les autorités Monothéistes ne purent jamais tolérer une
telle liberté, qui remet fondamentalement en cause leur système de parole
imposée. Ils durent dénoncer
inlassablement nos mythes comme des mensonges et des fictions, utilisant
pour cela la méthode perverse d’Évhémère, qui consiste à faire passer les aventures éternelles des Dieux et des Héros pour celle
de personnages historiques ayant réellement existé, ce qui est une
inversion sacrilège des plans dont ils se rendent coutumiers, mais qui ne tarda
pas à se retourner contre eux, comme
toute impiété.
Car les Mythes, comme l’écrivait déjà en son temps l’illustre préfet
d’Orient, ne se sont jamais produits, mais ils ont toujours lieu (Salloustios, des Dieux et du Monde, III, 18). Les évènements du Mythe ne
sont pas ceux d’une quelconque Histoire, mais d’une hiéro-Histoire ; ils n’ont rien de diachronique (la diachronie n’est en eux qu’un leurre) mais
ils sont essentiellement synchroniques,
comme des constellations symboliques
où évoluent des astres divins ou héroïques. Et c’est précisément cette synchronicité qui montre leur parenté
fondamentale avec la Mantique. La Parole Imaginale est en effet
double : Mythique et Mantique.
Dans le temps réversible des Mythes, les Dieux s’engendrent les uns les
autres : il était une fois, Il a
toujours été ; Il est encore une fois. Car, en ce temps-là, le Temps
n’était ni long ni las : infatigable et fluide, il était comparable à l’Océan qui ceint toute étendue de sa
couronne d’écume ; il allait et venait en cadence, revenait sur ses pas et
titubait en instants instables. Son ressac berçait encore un monde
infantile, hésitant entre être et non être.
.
Mais de telles considérations sont étrangères à la pensée linéaire et univoque des Monothéistes, qui, devant le danger
manifeste que représentait l’évhémérisme
et l’usage d’apprentis sorciers qu’ils en avaient fait, s’appliquèrent
désormais à vider la parole mythique de
tout contenu et à reléguer la
« fable » au rang de charmante historiette décorative et sans
conséquence, ne pouvant transmettre, au mieux, qu’ un enseignement moral d’une
lamentable mièvrerie : et c’est l’Ovide
moralisé (c’est-à-dire castré)
du Moyen-Âge. Quant à ceux des mythes qui ne pouvaient entrer dans ce cadre,
ils durent, quant à eux, être exterminés, c’est-à-dire présentés comme le
résultat monstrueux d’esprits pervers ou malades, ou tout simplement la superstition crasse de primitifs mal
dégrossis.
En se laïcisant, le
Christianisme a élevé le mythe au rang d’objet scientifique et lui a trouvé une
place dans la galerie de l’« évolution » intellectuelle qui mène inévitablement
de la « pensée sauvage » enfantine et magique à la pensée
rationnelle, adulte et scientifique. Et c’est ainsi que furent séparés Logos
et Mythos, qui, à l’origine,
n’étaient autres que les deux mains de
la Parole, et qu’ils furent opposés dans un de ces dilemmes diaboliques (c’est-à-dire anti-symbolique) que la
modernité excelle à nous servir pour nous maintenir sur sa table de Procuste.
Malgré quelques louables efforts pour le faire sortir de son rôle de
clown auguste, le Mythos reste encore aujourd’hui le faire valoir du Logos, si
l’on se réfère à l’abondant vocabulaire
dépréciatif qui le concerne, ou le mythomane
côtoie la démythification…Mais
qu’attendre désormais de cette Agora désertée par les Dieux, où le langage est
devenu une fausse monnaie, et où se
réalisent progressivement les prophéties qu’Hermès avait jadis prononcé sur l’Égypte ? (O Égypte, Égypte, il ne restera de tes
religions que de vagues récits que la postérité ne croira plus, des mots gravés
sur la pierre et racontant ta piété Corpus
Hermeticum II, 9 - Asclepios)
Désertant progressivement notre monde, la Parole Sacrée fut d’abord subrepticement remplacée par le vain
bavardage qui imposa peu à peu l’ordre des banalités au détriment de celui
des merveilles. Les gens cessèrent
d’être parlants pour devenir parlés, et l’on vit le fabuleux sommé de se
retirer sur ses terres improbables, contrées des demeurés. A ce moment,
l’Histoire pris le pas sur le Mythe ; or, L’Histoire est un Mythe infirme, disloqué, sans queue ni tête. C’est
un Mythe malade en phase terminale, attendant une mort par sémiorrhagie (perte
létale de sens).
Puis, l’insipide le céda peu à
peu au fallacieux : la gnose s’étant effacée devant le songe, ce
dernier devint l’arrière garde du mensonge : et c’est ainsi que « la mauvaise monnaie chasse la bonne ».
Aujourd’hui, le babil innocent fait figure de haute vérité, havre de fraîcheur
dans une époque de verbe carnivore
et de parole prédatrice, où même la communication s’efface devant la
manipulation. Langage en haillons, réduit à ses « éléments », novlangue arachnéenne plongeant toute
pensée dans son venin narcotique.
Quelle vie pour le Mythe dans
une civilisation historique ?
Quelle vie pour les Dieux dans une civilisation scientifique ? Le Récit
qui faisait l’Univers a été remplacé par celui des faits divers : les gens ont les récits qu’ils méritent, et la
conspiration cosmique de tous les êtres dans l’aspiration au Bien à désormais
cédé le pas devant le complot des cloportes de l’espace contre le mode de vie
occidental. Joie ineffable d’une fin des temps qui, c’est logique, n’en finit
pas de finir, si l’on en juge par l’accélération de la fréquence des
apocalypses…J’en perds mon lutin !
Mais l’âge d’or surgira à
l’improviste, au détour d’un temps mort. Que viennent le printemps sacré d’une
verve nouvelle ! Que se dissipent les brumes mortifères de la
confusion, et que fonde la glace des carcans langagiers ! Qu’Hermès sorte
de sa cachette et revienne, héraut divin, proclamer
le cours nouveau des valeurs éternelles ! O Seigneur au galurin ailé,
toi qui préside au boniment, ne nous laisse pas en mal de mots, et fais-nous
encore l’article ! Ainsi, nous penserons à toi en d’autres venelles.
Il est temps désormais, après avoir décolonisé l’espace, de décoloniser le temps : libérons les Mythes ainsi que les Dieux
et les Héros qui les peuplent ! Ouvrons les musées où stagnent les Idées
sous des siècles de poussière !
Omen sit
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