L’Abécédaire du Petit Père Païen
O comme Orthodoxie, opinion, orthopraxie, dogme, théologie, autorité.
« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » (Platon)
« Par la Dialectique de l'Autodérision, tu atteindras le Soleil de
la Radicalité Permanente » (Mao Tsé qwâ)
S’il est bien une opinion qui fait consensus dans le petit
monde du Paganisme contemporain, c’est que le Paganisme est adogmatique.
Cette caractéristique est même invoquée avant le fait qu’il soit polythéiste,
et pour notre part, nous ne pouvons que
nous en réjouir, car cet adogmatisme est une garantie de notre liberté de pensée, et préserve nos religions des
fléaux qui ont marqué, et marquent encore, les religions Monothéistes.
Qui dit absence de
dogmes, en effet, dit absence d’hérésies, puisqu’on ne peut être hérétique
que relativement à une orthodoxie (au sens général du
terme), c’est-à-dire à un système de pensée considéré comme valable à
l’exclusion de tout autre, bref : une
pensée unique.
Si donc l’orthodoxie n’est pas de mise, et que l’hétérodoxie n’existe pas, par
conséquent la persécution religieuse non
plus : il n’est pas, dans les religions Païennes anciennes comme
contemporaines, de dissidents à brûler, ni de déviants sur lesquels jeter
l’anathème.
De fait, les guerres qui avaient lieu dans l’Antiquité ont
été, on l’a largement répété, des guerres
profanes, essentiellement provoquées par l’appât du gain, l’impérialisme,
et le système esclavagiste qui fait du conflit une nécessité. Ainsi, les Romains comprenaient mal qu’on put mourir
pour un Dieu, et cette incompréhension était une des sources de leur
méfiance à l’égard du Judaïsme et de leur détestation du Christianisme.
Pourtant, force est de constater, au fil des conversations,
que les choses sont bien plus compliquées qu’il n’y paraît. En apparence, les
Néopaïens n’abominent rien tant que les
dogmes, ces carcans stérilisants et castrateurs, mais ils n’ont rien de plus empressé que de se jeter
mutuellement l’anathème ou de s’excommunier les uns les autres. Ils
semblent éprouver un plaisir tout particulier à se qualifier de
« pseudo-païens » ou de monothéistes cachés, à moins qu’ils ne se
traitent de crypto-chrétiens ou de « new-âgeux »,
ce qui est le comble de l’insulte. Examinons de plus près ce paradoxe.
Pour commencer, il nous semble que cet état de fait
apparemment paradoxal provient essentiellement d’un non-dit : les Païens ont bien des dogmes, mais ils ne sont pas
formulés, ils sont sous-entendus. Car, étant donnée l’absence de doctrines officielles et d’autorité légitime en
matière de foi, toute pensée est dogmatique et, en même temps, aucune ne l’est.
Ce qui fait de chaque Païen un
inquisiteur en puissance en même temps qu’un hérétique potentiel.
On est donc dans une situation où tout un chacun considère comme allant de soi l’idée qu’il ou elle se fait du
Paganisme et des Dieux, et se trouve choqué(e) qu’on puisse penser
autrement. Nous avons été témoin à maintes reprises de graves disputes où une
opinion sur la divinité était taxée d’« insultante » envers celle-ci,
et où l’on déniait à l’auteur de cet opinion la qualité de Païen. Bien souvent,
tout avis adverse exprimé dans un échange, et a fortiori toute expression critique, est interprétée
comme une marque de malignité ou comme la manifestation d’une volonté de
domination.
Mais il y a aussi la position
réciproque qui, elle, afin d’éviter
toute dispute au sens originel du terme (disputatio), c’est-à-dire tout débat et tout échange (même
courtois) d’opinions métaphysiques, récuse
quelque légitimité que ce soit à l’investigation intellectuelle et à la
formulation d’opinions théologiques, en se drapant dans un anti-intellectualisme de principe, arguant que la rationalité est
desséchante et inférieure au « ressenti » et à la relation
personnelle avec une « Déité ». Pour fuir tout conflit, on interdit
donc ainsi toute expression collective et tout partage, et on stérilise le Paganisme en le condamnant à
n’être qu’une somme d’autismes mystiques ou un chaos de paranoïas dogmatiques qui
ne disent pas leurs noms.
Il nous semble donc crucial pour les Paganismes
contemporains de réfléchir sur le dogme,
la notion d’orthodoxie et d’hérésie, et ceci, non pas pour obtenir un consensus général et niveleur (les
Chrétiens, par leur exemple, nous en dissuadent chaque jour), mais pour clarifier nos relations mutuelles et les
rapports que nous entretenons avec nos traditions religieuses. L’harmonie
recherchée n’a pas vocation à être une harmonie théologique, qui n’est au demeurant ni utile,
ni souhaitable, mais une harmonie épistémologique et ecclésiale (c’est-à-dire
« politique ») au sens large du terme, ce qui rendra les Paganismes plus influents et plus solides parce que plus
crédibles et plus cohérents.
Comment les Anciens
vivaient-ils leur relation à la théologie et à la connaissance sacrée en
générale ? Leur vie religieuse était-elle si adogmatique qu’on
pourrait le penser ? Comme toujours, la réponse se doit d’être nuancée.
Les Paganismes antiques, chacun s’accorde à le dire, étaient d’abord fondés sur
la conformité à des pratiques, et en aucun cas sur l’adhésion à un système de
dogmes : aussi parle-t-on d’orthopraxie, c’est-à-dire de
pratique exacte, et non d’orthodoxie.
Il s’ensuit qu’il ne saurait
y avoir, pour nous, de profession de foi liée à l’appartenance à un système
religieux : il n’y a donc pas au sens strict de « baptême
Païen » dans lequel on confesse une
opinion particulière en matière religieuse et où l’on « renonce à
Satan et à ses œuvres », c’est-à-dire où l’on rejette les opinions
différentes ou adverses. C’est sans doute pourquoi, dans la Grèce Antique et
dans l’Ancienne Rome, l’on pouvait jouir
d’une honorable réputation de piété tout en étant à l’égard des Dieux d’un
scepticisme confinant à l’Athéisme.
A priori, nous ne
voyons aucune raison que les choses en aillent autrement aujourd’hui : les
Paganismes sont assurément, d'abord, des communautés
de piété, des Églises agissantes, et
non des Églises confessantes.
Sauf que…Entre l’Antiquité et aujourd’hui, les
choses ont changé radicalement, d’une part, et que d’autre part
l’adogmatisme des Paganismes antiques et de certains Polythéismes contemporains
ne va pas tant de soi.
D’abord, si l’on compare les Paganismes antiques aux nôtres,
le statut de la religion dans la société
est complètement différent. Dans les sociétés de l’Antiquité en effet, les
religions (si tant est qu’on puisse leur donner ce nom) étaient diffuses, imprégnant de sacré tous les secteurs de la
vie sociale, sans que les limites entre sacré et profane soient très nettement
marquées. Les pratiques allaient de soi et étaient liées aux individus non comme la résultante d’un choix
personnel, mais comme la conséquence d’un statut largement hérité.
Il n’en est évidemment
pas de même dans le monde contemporain, contrairement à ce qu’affirment ou
souhaitent certains pitres attardés dans les brumes du romantisme, qui
confondent Tradition et nostalgie de vieillard maladif.
D’abord, le monde
contemporain est largement désacralisé ; dans nos sociétés sécularisées, se tourner vers le Sacré, quelle que soit
son expression, résulte déjà d’un choix
singulier et minoritaire. La religion n’est donc plus aujourd’hui un fait
banal qui imprègne la totalité sociale, mais un fait qui tranche par son
étrangeté sur le reste de l’humaine modernité, surtout en Occident. Or, ce qui
est déjà valable pour les religions Monothéistes l’est encore plus – O
combien ! – pour nos religions Païennes. Actuellement, à très peu
d’exceptions près, on ne naît pas Païen,
on le devient.
Et comme on devient Païen après une maturation plus ou moins longue, par le détachement
concomitant d’un Monothéisme ou d’un Athéisme, le Paganisme qui est le nôtre ne
saurait être un Paganisme d’habitude et d’héritage, mais un Paganisme de conviction, ayant un contenu théologique réel et fécond,
qu’il est d’ailleurs légitime et même souhaitable d’éclaircir et de faire
fructifier en en ordonnant quelque peu le caractère chaotique lié à la
spontanéité de la résurgence.
Par ailleurs, comme nous l’avons évoqué plus haut, il s’en
faut de beaucoup que les religions de nos Ancêtres aient échappé à l’effort dogmatique intense qui a
travaillé les religions Monothéistes à leurs débuts, et notamment le
Christianisme. En effet, la philosophie,
discipline aujourd’hui complètement profane, est née du désir inhérent à l’âme
humaine de poursuivre la Sagesse, dans la Grèce Archaïque. Cette venatio
sapientiae, sans doute consubstantielle à l’humain, s’est développée, à
ses origines du moins, dans le contexte de la connaissance sacrée. Pythagore et son école en sont, à cet
égard, de parfaits exemples ; et, selon la Tradition, le Sage de Samos fut le premier à revendiquer le titre de philosophe.
Dans ses développements ultérieurs, la philosophie grecque
s’est, il est vrai, quelque peu distinguée de la religion ; cependant les écoles philosophiques qui se sont
individualisées dans l’Antiquité restèrent des voies de sagesse, gardant leur caractère plus ou moins sacré. Elles
se revendiquaient en effet comme style
de vie, art d’exister, et exigeaient de leurs adeptes un engagement total
et non l’adhésion plus ou moins superficielle à un simple discours. Prendre le manteau du philosophe était, peu
ou prou, une manière d’entrer en religion.
Cette prétention totalisante (et non totalitaire), qui manifestait le côté
religieux des écoles Philosophiques du Paganisme classique, se retrouve non
seulement dans les mœurs de ses membres (régimes alimentaires, rituels
d’admission, leçons plus ou moins publiques), mais encore dans le vocabulaire
qui les concerne : les littératures Grecques et Romaines résonnent des
mots de « secte », « sectateurs » : on parle
par exemple de la « secte de Zénon » pour désigner les Stoïciens. En
Grec, ces mouvements sont qualifiés d’haïreseis (littéralement les hérésies), mot qui ne connote pas ici l’erreur, mais le choix. Un hérétiste est celui qui
adhère à une doctrine après mûre réflexion, parce qu’il a fait un choix, et
qu’il s’est tourné (epistrophé = conversion) vers ce qu’il considère
être le chemin de le vie heureuse. Il a
accepté un joug, un yoga, dirait-on en sanskrit.
Or, ce qui s’est produit en Grèce et à Rome, et qui a donné
naissance aux quatre écoles majeures
de la Sagesse classique que sont l’Académie
(Platon), le Lycée (Aristote), le Portique (Stoa sous lequel enseignait Zénon)
et le Jardin (d’Épicure), s’est produit également dans d’autres civilisations, et
parfois bien avant les Grecs. En Inde,
par exemple, on connaît depuis l’Antiquité six
« points de vue » sur la Réalité (Darshana) considérés par
l’Hindouisme comme orthodoxes par
rapport à la Révélation Védique. Ainsi, l’orthodoxie
peut-elle parfaitement s’accommoder de la pluralité.
Il est fort probable que les anciens Égyptiens aient connu de semblables écoles théologiques ;
quant aux Druides, réputés savants
dans beaucoup de domaines dont la théologie, il n’est pas interdit de penser
qu’ils avaient également des courants, et que leur pensée, quoique non écrite,
et précisément pour cette raison, était probablement formalisée et concentrée
dans des formules dogmatiques, ce qui devait d’ailleurs en favoriser la
transmission. Pour ce qui est des autres peuples polythéistes, les témoignages
permettant d’affirmer l’existence de telles écoles n’existent pas, mais on sait
ce qu’il en est, en Histoire, de l’argument a
silentio.
On l’aura compris, le
caractère adogmatique des Traditions Païennes ne saurait, loin de là,
constituer un dogme, malgré les affirmations péremptoires de beaucoup de
nos contemporains. Il est en revanche difficile de contester que les
Paganismes, anciens comme modernes, sont polydogmatiques. En effet, les opinions considérées comme convenables
sur l’univers et les Dieux ne sauraient s’imposer de l’extérieur, mais ne
peuvent relever que de la conviction, étant donné le côté non vérifiable et mystérieux du monde invisible. C’est pourquoi, en
matière de théologie, nos religions récusent la notion de vrai et de faux,
contrairement au Monothéisme qui l’a institué avec la Révélation Mosaïque. Jan Assmann a d’ailleurs montré que
c’est précisément là que réside la grande nouveauté du Monothéisme, et non dans
le culte rendu à un Dieu unique.
L’allergie au dogme
et à l’effort doctrinal provient sans doute, dans les Paganismes contemporains,
d’une méfiance bien compréhensible après des siècles de terreur dogmatique
Chrétienne : chat échaudé, comme on dit, craint l’eau froide. Mais
pour être excusable, cette répugnance
n’en est pas pour autant valable, surtout si l’on remet certaines choses au
point. Pour commencer, un dogme n’est
pas, à l’origine, un article de foi exempt de toute critique. C’est
simplement un élément de pensée (grec dogma), une
opinion (doxa : "ce qui paraît") formulée. Une doctrine est
un ensemble cohérent de dogmes, se proposant de rendre compte le mieux possible de la complexité du réel. Elle n’a
rien d’a priori absolu et définitif,
et n’exclut en rien le changement, voire
la réfutation. C’est d’abord une synthèse intellectuelle.
Il convient donc de réhabiliter l’effort dogmatique, pour l’unique
et suffisante raison que nous sommes des êtres parlants et pensants.
Réhabiliter le dogme, c’est-à-dire l’effort
de formulation du réel, c’est en définitive ni plus ni moins que
réhabiliter la pensée elle-même, la pensée
collective, et la recherche légitime
de la vérité, quelque puisse être, finalement, le caractère ineffable de celle-ci. Élaborer une doctrine sacrée, ce n’est rien moins que faire son métier d’humain, d’animal pensant, d’animal social, d’animal
divin.
Et tant pis si l’on se chamaille, si l’on discute, si l’on
ergote : le piaillement des moineaux est le bruit même de la vie. C’est du frottement des bois que surgit l’étincelle ;
c’est de la confrontation que surgit la vérité. Quoi de plus naturel que de
mettre des mots sur les choses, des noms sur les Dieux, des verbes sur leurs
actes ? Et quoi de plus légitime
que de considérer son opinion comme étant la meilleure, si l’on a la
probité d’accepter d’en changer pour une autre qu’on a trouvée plus
juste ?
Bien sûr, pour accepter d’entrer de ce commerce humain
mutuel, il faut une monnaie que chacune et chacun reconnaisse, et qui ait cours
pour tous : cette monnaie s’appelle la raison.
C’est elle qui nous fait sortir de nos coquilles et accepter l’échange, c’est
elle encore qui nous permet d’évaluer paroles et idées, et de ne pas accepter
les mauvaises marchandises et les contrefaçons. Et la raison est (aussi) une Déesse. Elle nous fait deux dons éminemment précieux :
celui de ne pas rester confinés dans
notre individualité (c’est-à-dire de ne pas rester, littéralement, idiots),
et celui, corrélatif, d’entrer en
contact avec les Dieux et, dans la mesure du possible, de les imiter.
Le premier don
nous permet de dépasser l’état
ontologique larvaire de l’être humain, celui du moi, et de former avec
certains de nos semblables une sorte de toile dans laquelle s’élabore un être
collectif, immatériel, qui préfigure l’état personnel que nous partageons avec les Dieux. Cette communauté de foi formée dans l’effort
doctrinal permet aux mortels de manifester une présence chorale, présence chorale qui peut être perçue par les
Dieux, contrairement à la présence individuelle qui, elle, leur est invisible,
à eux dont la présence est exclusivement personnelle.
Le second,
qui découle en grande partie du premier, est celui d’exercer une ascèse mentale permettant, en quelque
sorte, d’aiguiser l’âme, ou plutôt
de la polir comme un bouclier qui, en devenant miroir, permettra de voir
l’invisible, non pas directement (ce qui nous est interdit), mais par l’activité spéculative (celle du
miroir, justement). Ainsi, c’est par
l’exercice de la raison qu’on peut prétendre dépasser la raison et obtenir
l’intuition qui nous permet de toucher l’Absolu, de sentir l’Infini.
Ainsi, l’effort doctrinal est le moteur de cette quête de la Totalité dont le désir traverse tous
nos Paganismes ; elle est une tentative toujours renouvelée d’affiner notre perception du Mystère.
Elle peut être comparée à une sorte de géométrie
mystique qui nous ferait concevoir des polygones réguliers au nombres de
côtés toujours plus important, afin de s’approcher au plus près du cercle dans
lequel ils sont inscrits, sans y parvenir jamais. Dans cet atelier, certains
sont certes plus avancés que d’autres, et c’est pourquoi ils exercent sur eux une douce autorité, toute spirituelle, et non un brutal
pouvoir matériel. Cette autorité n’est jamais extérieure, car chacun est venu danser de
son plein gré dans la ronde qui évolue autour du Mystère.
Et ce chœur de danse doit rester une ronde enfantine et conserver son caractère ludique ; la vraie humilité est celle du rire et de
l’autodérision, et ne sera jamais celle du refus de penser et de la culpabilité : celle-ci est l'arrogante humilité du moine chasseur d'hérétique. Il
n’est pas d'être plus spéculatif, et en même temps plus innocent et plus libre, qu’un enfant
qui fait de la métaphysique.
Que l'Enfant au Cheveux blancs, surgi du sillon d'un champ, reste notre docte poète !
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