L’Abécédaire du Petit Père Païen
P comme Piété Païenne et Polythéiste
« N’en déplaise à
Tertullien, l’âme est naturellement païenne » (E.M. Cioran, Le Mauvais Démiurge)
« Un seul chemin
ne peut mener vers un si grand Mystère » (Symmaque Relatio 10)
Dans un monde
désacralisé comme l’est le nôtre, où la religion est le plus souvent perçue
comme une survivance incongrue venue d’époques obscures où régnait l’ignorance,
se déclarer polythéiste relève de la
provocation. C’est en effet rajouter une lubie à une lubie, une
excentricité de vieil original à une illusion infantile : c’est croire au
Père Noël douze fois plutôt qu’une seule.
Si l’on peut, à la rigueur, concéder une certaine utilité à
la croyance en un seul Père Noël, en raison de son caractère consolateur pour
des esprits faibles et peu enclins à accepter la réalité telle qu’elle est, il
est en revanche tout à fait incompréhensible qu’on multiplie par douze (ou tout
autre facteur) ce doudou métaphysique. Ainsi, pour un Athée, le Monothéisme, si nuisible soit-il, représente en
général un progrès.
Un Monothéiste, quant à lui, s’il a souvent du mal à
supporter l’incroyance, sera encore plus offusqué par le Paganisme, qu’il considère volontiers comme un inconcevable retour en arrière, une répugnante superstition. Dans son esprit, la
non croyance en Dieu peut se réécrire
comme une croyance en non Dieu,
donnant lieu, dès lors, à une tentative de compréhension, sinon de
conversion ; en revanche, la prolifération
de Dieux et de Déesses provoquera souvent chez lui une indicible panique.
« Mais à quoi vous servent tous ces Dieux ? »
le verra-t-on s’écrier... Devant l’utilitarisme d’une telle question, le
Polythéiste sera fort décontenancé. Pour lui, la question est mal posée :
les Dieux doivent-ils forcément servir à quelque chose ? Ne sont-ce pas
plutôt aux mortels de servir les Immortels ? Pourquoi avoir plusieurs
Dieux plutôt qu’un seul ? Un Polythéiste « croit-il » vraiment
en ses Dieux ? Toutes ces questions renvoient au caractère radicalement étrange et saugrenu de la foi Polythéiste
telle qu’elle peut apparaître à nos contemporains. Tentons donc d’apporter quelque
lumière sur la spécificité du rapport au divin qu’entretiennent les
Païens.
Pour commencer, rappelons
qu’un Païen n’est en aucun cas un Athée ; c’est en
revanche un mécréant au sens où, par
rapport à un Monothéiste Abrahamique, sa croyance est erronée, tordue, sans
pour autant être absente. Les Païens furent appelés ainsi par les Chrétiens à la
fin de l’Antiquité, de manière plutôt péjorative, pour souligner le caractère
attardé, voire arriéré, de leur foi : foi atavique en des Dieux locaux,
divinités du terroir (pagus)
que les Chrétiens assimilaient à des démons nuisibles dont, par conséquent, ils
ne niaient pas l’existence. Le Païen
est, en définitive, un cul-terreux de la foi.
Mais une fois établi que le Paganisme se distingue de
l’Athéisme (sous l’Empire Romain, ce sont même les Païens qui qualifient les
Chrétiens d’Athées !), il convient de se demander si ce qu’on nomme Paganisme est bien synonyme de Polythéisme, ce qui
semble communément admis. Or la
réponse nous semble, contre toute attente, évidemment négative. En effet, comme nous avons déjà eu l’occasion de
l’affirmer (cf. notre article J comme
Jéhovah) ce qui sépare les deux
types de religions ne tient pas essentiellement au nombre de divinités
adorées, mais à un rapport profondément
différent au sacré.
Ainsi, il nous semble qu’on peut inclure dans le Paganisme
des systèmes religieux comme le chamanisme
ou l’animisme, dans lesquels la notion
de divinité est loin d’aller de soi ; de plus, dans l’Antiquité, des
Païens monothéistes ont existé, qui n’adoraient que le seul Zeus Très Haut (Hypsistos),
sans pour autant nier les autres Dieux. On peut ainsi considérer comme Païenne
au sens large toute attitude moniste inclusive.
Ce qui distingue foncièrement les spiritualités Païennes des spiritualités
Abrahamiques est, en effet, ce qui distingue
l’inclusif de l’exclusif : le
Païen n’a pas de faux Dieux, quand le Monothéiste n’en a qu’un de vrai, et
l’Athée, aucun. L’âme Païenne considère toutes
les divinités comme vraies, ou bien aucune : nous, Païens, faisons foi de
tout Dieu. Ce qui ne veut évidemment pas dire que nous les adorions
tous : certains sont paisibles et d’autres pénibles, certains sont
fréquentables et d’autres non.
La foi exclusive des Monothéistes, dans le ciel,
aboutit logiquement sur la terre à l’exclusion
de la foi d’une grande partie de l’humanité : la notion de faux Dieu
conduit nécessairement à celle de fausse religion. Et c’est ainsi qu’on en est
arrivé, au fil des siècles, à confondre
Paganisme et Athéisme. Pire encore, c’est à cause de cette exclusion
séculaire que de nombreux Païens
contemporains s’interdisent à eux-mêmes tout accès à une foi, faute de
s’être affranchis de son acception Monothéiste, imposée par le long monopole
religieux, en Europe du moins, du Christianisme (Hindous et Gens du Candomblé,
par exemple, l’assument tout à fait). Même la notion de religion en est venue à
faire problème dans le monde Néopaïen, mais nous examinerons ce problème
particulier dans un prochain article (R
comme Religion Romaine Résurgente).
La majorité des Païens contemporains ressent en effet un grand malaise à l’égard de la notion de foi,
le plus souvent assimilée à une croyance
aveugle, voire à un automatisme spirituel dégradant. Et certes, une religion native ne saurait être une
religion naïve. Or cette naïveté, cette crédulité confondue avec la foi est
justement l’attitude que les Monothéistes nous prêtent à l’égard de nos Dieux,
et qui constitue pour eux le scandale majeur qu’ils appellent idolâtrie. Ils ne peuvent envisager que
nous nous ne croyions pas en Zeus comme
ils croient en Dieu. Les Dieux,
sera-t-on tenté de leur répondre, nous
n’y croyons pas comme vous croyez que nous y croyons !
…Car nous n’y croyons
pas, nous savons. Nous savons, parce que nous savourons, nous sentons, nous
admirons. Nous ne mettons pas notre foi dans une croyance, éventuellement
sujette à démenti, mais plutôt dans une confiance
inconditionnelle en l’invisible, en ce qui nous dépasse. A titre de
comparaison, c’est comme si on demandait à quelqu’un s’il croit aux couleurs,
ou bien aux nombres. Or, en la matière, le discours Monothéiste équivaut à
croire que le rouge, par exemple, est juste, alors que les autres couleurs sont
fausses…Ce qui d’ailleurs est beaucoup moins logique, à la limite, que le
discours Athée selon lequel, en suivant cette analogie, les couleurs n’existent
pas.
Les seuls Monothéistes contemporains qui, à notre
connaissance, ont saisi dans son essence l’altérité de cette foi polythéiste
sont René Guénon, Henry Corbin (auteur du Paradoxe du Monothéisme) et Frithjof Schuon, qui ose le néologisme angélothéisme
pour qualifier la foi Païenne. Or, qui se rappelle aujourd’hui que la notion d’ange n’est pas, à l’origine,
Monothéiste ? Elle fut en effet empruntée par le Judaïsme en
formation, lors de l’exil à Babylone, au Zoroastrisme des Perses, et la présence des anges fut notamment
remarquable dans le Néoplatonisme.
Nous nous proposerons donc de montrer d’abord en quoi le Polythéisme, comme manifestation principale
de la piété Païenne, relève d’une logique radicalement étrangère à celle que le
Monothéisme lui prête sous le nom d’« idolâtrie », puis, ce
problème superficiel résolu, nous mettrons
en évidence les véritables différences de nature entre le Paganisme et les
Religions du Livre. Après quoi, il nous sera plus aisé de montrer que la foi Polythéiste existe bel et bien, et
quelle peut en être l’essence.
En ce qui concerne le nombre des Dieux, nous avons déjà
commencé à aborder le problème lors d’une précédente publication (cf. J comme Jéhovah). Le terme de polythéisme, inventé
par le Juif platonisant Philon
d’Alexandrie au début de l’ère vulgaire, est un terme polémique désignant la gentilité, et à peu près synonyme d’idolâtrie. Ce dernier terme prévalut d’ailleurs longtemps pour
qualifier les religions Païennes, majoritaires dans le monde jusqu’au XVIème
siècle. Et c’est justement en 1580, sous la plume du penseur français Jean Bodin (Démonomanie des Sorciers), que nous voyons réapparaître le
terme polythéisme dans notre
langue : « le Polythéisme, écrit-il, est
un droict Athéisme ».
On voit bien, à travers ce bref historique, que le mot ne fut jamais utilisé par les Païens
pour désigner leurs propres systèmes théologiques, mais qu’au contraire il
sert d’emblée à leurs adversaires pour se démarquer d’eux et pour les
discréditer, en les assimilant soit à l’idolâtrie, soit à l’Athéisme. Les Païens,
en effet, ne peuvent concevoir qu’une
divinité puisse exiger d’être la seule à l’exclusion des autres, et qu’elle
puisse elle-même se qualifier de jalouse sans déchoir de sa divinité. Pour
nous, au contraire, les Dieux, étant immortels et bienheureux par essence, ne
sauraient être jaloux, sous peine de n’être pas des Dieux.
Ainsi, les Monothéistes prêtent-ils aux Païens leur propre impuissance théologique à
penser et à exprimer le Divin autrement qu’en terme d’exclusion, d’une part, et
d’accumulation, d’autre part. La conception qu’ils ont d’un Dieu ne peut en
effet dépasser le statut de l’individualité, c’est-à-dire de la particularité : pour eux, celle-ci
se confond nécessairement avec l’unité numérale, et sa multiplication ne saurait mener à
autre chose qu’à la répétition indéfinie
du même (ce que Corbin symbolise
fort heureusement, dans son Paradoxe du Monothéisme, par l’équation
théologique 1+1+1). Les Monothéistes
commettent donc la faute majeure de confondre le Dieu Un avec l’un des Dieux.
Ainsi, la pensée de l’Unitotalité, seule représentation
adéquate de la transcendance selon nous, leur échappe, et cet échec conceptuel
conduit les Monothéistes à ce que les stoïciens appellent la parathèse,
c’est-à-dire la juxtaposition indéfinie
d’unités interchangeables en une collection linéaire, comparable à la série
des nombres : c’est peut-être de là, justement, que provient l’obsession
numérale des Gens du Livre. C’est là, en tout cas, ce que les Musulmans
abhorrent par-dessus tout sous le nom d’associationnisme (Ash-shirk).
Or, si les Polythéistes étaient réellement de tels collectionnistes,
ils seraient effectivement peu défendables d’un point de vue métaphysique, et
l’on pourrait à bon droit les qualifier d’idolâtres dans le sens où l’entend le
Monothéisme. Mais, justement, il n’en est rien, et la véritable idolâtrie n’a rien à voir avec ce Polythéisme titanique,
ce Paganisme fantasmé. C’est bien leurs propres démons que les
Monothéistes semblent exorciser dans les démons d’autrui, en falsifiant au
passage le sens de ce terme.
Or, cette confusion
entre la pluralité arithmétique et la pluralité ontologique d’une part, entre
le nombre nombrant et le nombre symbolique d’autre part, est à l’origine de
la plupart des autres absurdités que les Monothéismes prêtent à tort aux
systèmes Polythéistes. Pour commencer, l’obstination des premiers à ne pas
prendre en compte le caractère
panthéistique des seconds.
On ne peut, en effet, envisager une divinité isolément dans
un système polythéiste, ce que des chercheurs comme J.P. Vernant, entre autres, ont redécouvert récemment en revisitant
le Polythéisme Grec avec un regard exempt d’hostilité…Les Dieux du Polythéisme
sont intrinsèquement liés entre eux, dans un panthéon donné, par une relation d’allélousie, un mutuêtre que les Égyptiens, grâce à
leur génie théologique inimité, avait parfaitement exprimé quelque deux
millénaires avant l’ère vulgaire : le Polythéisme n’est autre que le recensement mythique des énergies du
Cosmos.
Et ces Puissances
Souveraines sont personnifiées en tant que Dieux synaxes : le sceptre de l’un est le sceptre de l’autre,
et celui de tous est l’axe même du monde, différent dans la main de chacun, et
néanmoins unique…Un Dieu n'est rien d'autre que la
spécification personnelle du souffle lumineux omniprésent, un opérateur
symbolique suprême de la réalité.
Mais ce problème de dénombrement des Dieux, qui obsède tant
les Monothéistes, se répercute également dans celui du statut « personnel » ou non des divinités multiples.
Pour un Polythéiste, en effet, l’Unité suprême
ne peut rester que radicalement inexprimable : son expression, en effet, la
pluralise inéluctablement, puisqu’elle introduit une distinction entre le
signifiant et le signifié. Dieu,
l’Unique, n’existe pas : dès
qu’il existe, il est plusieurs.
Il s’ensuit que le caractère
absolument inconditionné de l’Un exclut qu’il soit personnifié, puisqu’il
serait, par là même, limité. Or, le Païen part toujours de sa condition
existentielle immédiate pour se penser lui-même, la nature et les Dieux. Étant une
personne, il en déduira logiquement que la condition
personnelle possède un fondement dans la Possibilité universelle :
l’Un s’est donc, à un moment de l’Histoire universelle, manifesté en tant que
Personne, se purifiant de son abscondition primordiale dans l’instant même où il
se plurifie dans la condition de
sujet actuel.
Car cette personnification de l’unité impersonnelle entraine ipso facto une pluralité, puisque la personne n’est telle que
lorsqu’elle reçoit ce statut d’une autre hypostase : on ne peut être un
sujet personnel dans la solitude absolue. Ainsi, la personnification du divin entraîne-t-elle obligatoirement sa
multiplicité : et si tout
théisme est nécessairement un polythéisme, tout monisme ne peut qu’admettre la
primauté de l’impersonnel. Et le pluriel divin commence, comme le pluriel
linguistique du Grec, à trois. En effet, la dyade comporte un danger de
confusion et de reproduction indéfinie du même (cf. Tables Démétriennes XII-XXIV-XXXVI), dont les Hellènes,
d’ailleurs, se sont toujours méfié ; or, c’est sans doute ce dualisme, ce vis-à-vis pervers d'un Dieu et d'un Homme se regardant « en chien de Fayence » qui
entraîna l’aberration Monothéiste.
Ainsi, les Dieux du Paganisme sont des Puissances Personnifiées, et non des quidams, fussent-ils des
quidams suprêmes. Leur existence n’étant pas de la même nature que celle d’un
écureuil, d’une écritoire ou d’un cordonnier, elle ne saurait être affirmée ou
niée, et ne demande pas plus de preuve
que n’en demande l’existence du nombre quatre. Elle demande à être connue, ou plutôt reconnue, plutôt que crue ; mais pour cela, il convient d’avoir la capacité
intellectuelle requise, ou bien que cette capacité latente soit éventuellement
réactivée. C’est en cela qu’on peut envisager les Dieux dans leur dimension
cosmique, et la foi polythéiste comme
une forme de mémoire souveraine. Oui, nos Dieux sont des Dieux inventés, mais au sens où ils sont découverts.
Nous avons, dans notre article consacré au Monothéisme (J comme Jéhovah), esquissé sept différences théologiques fondamentales
qui, par-delà le problème du nombre des
divinités, nous y oppose. Ces sept positions métaphysiques ne forment pas
une liste d’éléments indépendants et juxtaposés les uns aux autres, mais sont
au contraire étroitement liées entre elles. Globalement, elles font du système
théologique sur lequel s’appuie les Paganismes un système panthéiste, ou
panenthéiste, c’est-à-dire un système où la Divinité s’identifie à
l’univers, ou, dans le deuxième cas,
s’exprime nécessairement à travers lui comme à travers un corps.
1- La première position,
dont nous avons déjà abondamment traité,
concerne la conception même de la divinité et de son unité. Nous avons de
la Divinité une conception inclusive,
et nous ne concevons pas son unité autrement que comme une totalité insurpassable. Pour certains, cette totalité peut être vue comme immanente, sans transcendance, alors
que pour d’autres, elle peut être perçue comme l’indice nécessaire d’une unité
plus haute, indicible, dans la mesure où la perfection se dépasse elle-même. Une forme de
transcendance n’est donc pas à exclure du Paganisme (on la trouve notamment
dans l’Hindouisme ou dans le Taoïsme, par exemple), mais elle n’est jamais
opposée à l’immanence cosmique perçue par l’humain ici et maintenant.
2 - Cette première position implique,
dans les formes Païennes de religion, une absence
quasi-totale d’iconoclasme. Même si l’image peut parfois être perçue comme
imparfaite, et le recours à la représentation comme un pis-aller, elle n’est
jamais méprisée comme telle, ni, a fortiori, détruite. Nos religions sont des religions luxuriantes ; religions du désir
et religions forestières plutôt que religions du désert, elles font du
désir de représentation et de l’élan vers la beauté le moteur du progrès spirituel. Il n’est pas,
pour elles, de sainteté sans émerveillement, ni de vie sacramentelle sans
beauté ni jubilation : c’est dans
la poésie que nous communions, nous, disciples d’Orphée, et nos prophètes, si
tant est que nous en ayons, sont d’abord des poètes. Le système Polythéiste permet l’éclatement poétique de Dieu, et
l’extase mutuelle du Dieu et de l’Homme.
3 - Ce rapport à l’image et à la représentation du Divin
entraîne à son tour des conséquences de premier ordre sur la représentation du
monde. En effet, les Païens vivent essentiellement dans un univers symbolique, et se gardent de confondre les plans ontologiques qui s’articulent entre eux. Toute
la grammaire rituelle est en effet fondée sur la pensée analogique qui permet de passer d’un plan d’existence à
l’autre par transposition. Or, dans le Monothéisme (on le voit particulièrement bien dans la
déviation Atonite), c’est la fonction
symbolique qui se trouve d’emblée perturbée par le principe d’exclusion du sens et le
réflexe iconoclaste qui en découle, entraînant ipso facto une confusion des plans, un écrasement symbolique du cosmos, et notamment une perception simpliste et réductrice de
l’unité, confondue avec la singularité.
Cette myopie spirituelle provient
assurément d’une mauvaise assimilation des principes métaphysiques fondamentaux
par défaut d’écoute (paracousmasie).
Elle pousse les fondateurs de l’innovation monothéiste à rompre avec une tradition dont ils ont fait mauvaise réception, en vulgarisant
de manière indue et sacrilège le Mystère de l’Unité, et en inversant les
rapports normaux de l’ésotérique et de l’exotérique. Parvenus au stade de
cette troisième position, les autres s'enchaîne dès lors de manière irréversible.
4 - Car cette attitude
entraîne à son tour, comme on le voit très bien chez le Pharaon Impie, une hypertrophie de l’élément rationnel de
l’âme au détriment de sa part intuitive et contemplative : et c’est le
début de la séculaire révolte de la
Raison contre l’Oraison. La sédition entrainant la sédition, et les
passions ayant pour essence de se renforcer mutuellement, celle-ci n’arrêtera
sa perpétuelle subversion que
lorsque le chaos complet sera atteint et que l’intelligence sacrée sera
entièrement obscurcie. Et c’est pourquoi le Monothéisme cédera la place à des idéologies profanes toujours plus
férocement hiérophobes et misophotes, jusqu’à aboutir, par la
mort de la raison elle-même, à l’apathie intellectuelle généralisée que nous
commençons à observer de nos jours en ces gens qui, marchant dans nos rues
comme des somnambules, semblent être devenus les reflets du miroir qu’ils
tiennent à la main, alors que l’original est enfermé à l’intérieur.
5- Le corollaire obligé
de cette hypertrophie rationnelle est d’abord la généralisation du soupçon associée au désir d’un savoir exhaustif, et
la haine du secret qui découle se cette exigence. Or, ce savoir ne peut être autre chose
qu’un savoir limité, l’instance qui le produit étant elle-même limitée. Cette
« science » étant le fait de la dianoésis ne peut-être en effet que
successive, puisqu’elle provient d’une investigation ;
de plus, ne pouvant avoir accès qu’à des synthèses partielles, elle en conçoit
nécessairement une indicible frustration.
Cette blessure, pour devenir supportable, conduit le Monothéisme à se réfugier dans un temps linéaire, celui
de la fiction narrative, où chaque chose à un début et une fin, et où la perfection est repoussée dans l'après. Cette impuissance à penser l’éternité,
fut-ce de manière symbolique, par le moyen du récit cyclique du Mythe, conduit
à absolutiser la durée et à faire du
monde une entité finie, un segment.
Il est significatif à cet égard qu’une des grandes querelles
entre Païens et Chrétiens de l’Antiquité Tardive portait, non sur le nombre de
Dieux, mais sur l’éternité du monde. Une
fois le monde conçu comme créé, fini, aucune espèce de sacré ne peut dès lors y
résider, et le cosmos devient d’abord un lieu de désolation et d’exil, puis une machine, avant de devenir une poubelle…On
assiste alors à cette étonnante inversion de valeurs ou des vandales
destructeurs moquent et méprisent ceux qui parlent aux arbres et caressent les
pierres.
6 - Ainsi, un des contenus fondamentaux de la révolution
mosaïque est l’absolutisation de
l’Histoire : car la Torah et la littérature qui en découle ne sont, de
l’aveu même de ses prophètes, rien d’autre que l’Histoire orageuse d’Israël et de son Dieu, comparés à l’envi à
celle d’un mari et de sa femme. Et si, en apparence, c’est le Dieu d’Abraham
qui domine cette Histoire, l’illusion est bien vite dissipée : c’est en fait un Dieu orphelin de son éternité qui agit,
attaché à la Geste d’Israël comme un naufragé à sa planche. Bientôt,
d’ailleurs, c’est son propre Fils qui en sera la victime, cloué à la croix de
l’Histoire et humilié par la misère des temps. Rien d’étonnant dès lors à ce
que Nietzsche ait dressé l’acte de décès d’un tel Dieu, et que sa divinité se
soit perdue dans la tourmente d’Auschwitz. Car dès lors qu’on fait d’un Dieu un être temporel, il est nécessaire que
sa divinité s'évapore. Mais cette greffe malheureuse du Dieu sur
l’Histoire n’a pas été pour autant sans effet, et le sang du Seigneur ne fut
pas perdu pour tout le monde : la transfusion
d’absolu permit à l’Histoire, ce mythe monstrueux vivant de sa propre négation,
de gagner son autonomie et de croître démesurément par l'effet de ces orgies
anthropophages appelées guerres ou révolutions. Quel grand soir verra la mort
de ce golem cosmique ?
7 - Enfin, la pensée
rationnelle, et c’est là sa raison d’être, a pour tâche d’ordonner le chaos de la réalité, et de faire en sorte que
l’âme puisse trouver dans l’harmonie du Cosmos les conditions de sa
contemplation du Mystère Divin, comme à travers un cristal. Pour effectuer sa
tâche, la raison doit nécessairement agir avec rigueur et rectitude. Elle est, comme la Déesse aux Yeux Pers qui en est la Maîtresse, guerrière et ouvrière. C’est elle qui tisse autour de la réalité le
filet du langage qui l’empêche, en son flux perpétuel, de couler vers
l’insondable néant. C’est surtout elle qui
combat en première ligne la prolifération monstrueuse du Phénomène, qui réduit
l’évidence pétrifiante à un inoffensif reflet et met aux dents du monstre le
mors de la démonstration. Elle est donc naturellement autoritaire, et par conséquent encline à la tyrannie, pour peu qu’elle soit laissée à elle-même, sans la tutelle d’Athéna et le regard
des autres Dieux.
Or, avec l’avènement des Monothéismes, et particulièrement
du Christianisme et de l’Islam, c’est précisément ce qui s’est produit : de totalisante, la raison est devenue
totalitaire, et son appétit
d’universel s’est déchaîné dans l’uniformité mortifère. Ainsi qu’une Minerve folle, elle s’est lancée dans
d’innombrables gigantomachies, voyant partout des monstres à tuer et des chaos
à réduire. Comme il était à prévoir, elle
en est venue à s’en prendre à elle-même, finissant par se retourner contre l’aberration qui
lui avait donné naissance et, poursuivant sa course erratique, elle s’emploie désormais à déconstruire
jusqu’à l’âme qui l’héberge, brûlant toute conscience à la flamme obscure du
soupçon systématique. Gageons que bientôt, toute pronoïa ayant fondu devant cette
paranoïa, la raison ne se condamne elle-même au camp de rééducation pour
intelligence avec l’ennemi.
Mais ce jour-là, l’Humanité aura disparu et la boucle,
ainsi, sera bouclée : la Divinité ayant été niée dans sa pluralité, c’est l’Humanité qui finira par être
chassée d’elle-même. La foi Monothéiste consacre ainsi l’humiliation de
l’Homme et sa relégation dans la haine
de soi. Le Paganisme serait finalement ce qui garantit à l’Homme d’être tel
qu’il est en lui-même, tendu par sa quintuple piété (cf. infra), alors que les Monothéismes représenteraient un risque
pour l’homme d’être exilé de lui-même : Païen versus Alien (Il
est d’ailleurs très éclairant que l’obsession contemporaine des
extra-terrestres remonte à peu près aux racines de la modernité, lorsque le
processus de sécularisation a commencé à manifester ses effets). De même que le
Paganisme est tolérant par essence et que le Monothéisme l’est par accident, on
pourrait voir dans le Païen un humaniste authentique et dans l’Alien un
humaniste forcé (ces deux types étant des types idéaux et n’étant en aucun
cas liés à des localisations matérielles ou individuelles).
Forts de cette mise au point théologique, qui nous a permis d’établir les distinctions fondamentales
des deux systèmes religieux sur des critères authentiquement métaphysiques
et non sur les présupposés imposés par le système dominant, nous pouvons
désormais espérer établir sur des bases saines ce que peut être la foi des
Païens.
En cette époque d’engouement généralisé pour les
mythologies, les Dieux et les Héros, où l’on se plait à reconstituer la vie de
nos ancêtres de l’Antiquité ou du Moyen Âge et où l’on se nourrit de récits
fantastiques tout imprégnés de magie, qu’est-ce
qui différencie le Païen de l’amateur de légendes ? C’est que le
Païen, lui, donne son adhésion aux Dieux
dont il ressent la présence. Pour lui, la
rencontre ne se produit pas essentiellement dans la fiction narrative, en
un monde schizophrène où réalité désenchantée et évasion dans la fiction
littéraire constituent les deux faces irréconciliables d’une conscience
malheureuse, mais elle a lieu dans un troisième monde, un monde perdu qui reste
à retrouver, celui de l’âme profonde et consciente d’elle-même. Dans ce monde, non pas imaginaire, mais
imaginal, se produisent les évènements éternels du Mythe, plus réels que les
évènements accidentels de la vie quotidienne.
Or, la foi Païenne est d’abord et avant tout une foi cosmique, une foi dans la réalité supérieure du Mythe et dans
la souveraineté mémorielle de l’Âme, celle du Monde comme celle de chacune
et de chacun. En ce sens, notre foi est d’abord
une fidélité, une mémoire
essentielle et non accidentelle, une mémoire mythique qui est prénatale, celle de l’éternité : nous somme
les Souvenants,
pour ne pas être les revenants, les spectres oublieux qui errent dans une
réalité à la fois brutale et virtuelle.
Notre foi est
remembrance, anamnèse de notre propre réalité, ainsi que l’indéfectible fidélité à celle-ci.
Nous sommes liés depuis toujours à notre propre centre par une parole antérieure et intérieure à toute
existence, un serment immémorial qui relie mystérieusement notre cœur à
celui de l’Univers.
La foi du Païen n’a donc pas grand-chose à voir avec la croyance, au sens ordinaire du terme, et
encore moins avec la crédulité. Elle porte sur des valeurs plus que sur des
faits, et se manifeste comme confiance
mutuelle plutôt que comme un pari
comme celui de Pascal. Cette fides romaine est aux antipodes de la futilité du jeu :
elle est empreinte de la joyeuse gravité de ceux qui ont découvert l’identité heureuse de leur profondeur
intime avec celle du Tout, en même temps que l’inaliénable dignité de
celle-ci. C’est cette solidarité
indéfectible qui nous unit au Destin, cette connivence festive qui nous rend contemporains des Dieux et nous
révèle leur présence en tous lieux, faisant de nous les Prétoriens du Soleil.
La foi des Païens est donc un acte d’adhésion et non un acte de soumission, car elle est un
acte mutuel : la confiance
indéfectible que nous mettons en la providence des Dieux à notre égard est le
reflet de la foi que les Dieux nous témoignent. En nous attachant à
regarder tout ce qui nous advient comme un cadeau dont le Tout nous régale,
nous adoptons en vérité le regard même que les Dieux posent sur nous, un regard olympien : le point de vue
du Tout. C’est cet acte de foi qui structure notre être intérieur et provoque
cette jubilation impérieuse qui n’est autre que le
rayonnement de la divinité qui habite nos âmes.
Son contenu, donc, importe peu, non parce qu’il est
inexistant, mais parce qu’il se situe à un niveau à la fois plus haut et plus profond que le discours
doctrinal. N’allons pas pourtant nous figurer un quelconque
« sentiment religieux universel » tels que se plaisent à le
peindre les Monothéistes avec la palette doucereuse d’un Puvis de
Chavannes. Notre foi est tout sauf
sentimentale : elle est comme un instinct supérieur, un appétit infini de
l’Infini, une théorexie. Notre
foi est prédatrice et non victimaire.
C’est d’elle que provient notre vision du monde et, en tant
qu’elle émane de l’incandescence de
notre noyau divin, elle ne saurait qu’être plurielle et polymorphe à l’image de la divinité que nous adorons
et du monde même qui en diffracte la lumière unique pour nos âmes. C’est
pourquoi l’on a coutume de dire qu’il y
a autant de Paganismes que de Païens, ce qui est aussi juste que souvent mal
interprété.
Notre foi irisée est, en effet, à l’image de nos Dieux, unique en son essence et multiple en son
existence : sa pluralité
infinie manifeste nécessairement son unité absolue. Mais celle-ci ne peut
que rester cachée, tant elle est indicible. C’est pourquoi nous ne confesserons jamais une foi commune : une telle
profession serait l’aveu même de son invalidité et l’acte même de son décès.
Notre foi toujours plurielle est toujours renouvelée, comme cette Déesse Messagère à qui les Dieux ont confié la
manifestation de leur volonté éternelle à travers le symbole évanescent,
inopiné et éternel de l’arc-en-ciel qui est son écharpe…Elle est soudaine, comme dit Platon, et c’est pourquoi nous en
voyons les signes dans les éclats de la synchronicité et les avis de la
divination : notre foi s'écrit en
arabesques dans l’azur avec le vol des oiseaux.
Une autre image de cette irisation spirituelle pourrait être
celle du Dieu Osiris, qui, à notre
sens, est un des plus beaux symboles de la foi du Païen. Il manifeste en effet dans son corps même la simultanéité de l’Un
et du Multiple, du Caché et du Manifeste. Roi d’autrefois, il est désespérément inactuel, comme nous autres, croyants improbables d’une religion perdue. Mais sa royauté s’exerce pourtant partout
et toujours puisqu’elle ne s’exerce nulle part, contrairement à celle de l’usurpateur Seth, qui, lui, parce
qu’il aspire au pouvoir extérieur et immédiat sur les choses et les individus,
voit son règne toujours menacé de tomber en poussière, par impuissance
symbolique à unifier sans confondre.
Ainsi, Osiris,
dont l’épine dorsale est redressée en
chacun de nous et à chaque instant avec
le Pilier Djed, illustre-t-il à merveille la foi des Païens, cette inaliénable fidélité à l’Être dans son
unité comme dans sa diversité. Chacun des membres amputés de son corps
devient une entité à part entière, et tous les membres du Dieu le constituent à leur tour comme Dieux : ainsi nos divinités sont-elles des faisceaux de
puissances à la pluralité infinie, où chaque épiclèse se décline en d’autres épiclèses
en une arborescence sans fin, et où chaque
parcelle d’existence est reliée de manière unique à l’unité ultime de l’être.
Et c’est là, sans doute, que réside la « paganité »
de notre foi : chaque humain est un Osiris, et chaque nome de l’Egypte
reçoit la présence du Dieu, simultanément à celle de tous les autres terroirs.
Ainsi, tous les terroirs de la Terre sont-ils la Terre entière, chacun selon
son mode propre. Le Païen est partout chez lui, non par effet de conquête,
parce qu’il imposerait sa singularité aux autres, mais parce sa singularité
contient potentiellement toutes les autres. Rien de ce qui est Divin ne lui est étranger : cette phrase
pourrait à la rigueur tenir lieu de confession Païenne. Nous en reparlerons en d’autres occasions.
Pour ceux, notamment parmi les curieux et les agnostiques,
qu’une expression doctrinale de la foi
Païenne intéresserait afin de s’en faire quelque idée, en voici une
ci-dessous. Mais elle ne saurait être
considérée comme le credo officiel d’une quelconque "Église" Païenne. Elle
n’est que l’expression, à un moment donné, de la conviction religieuse d’un Païen parmi d’autres, l’auteur de ce
blog. Elle est cependant partagée par d’autres Païens, et s’appuie sur des traditions remontant à l’Antiquité, notamment la Tradition Néoplatonicienne :
I Je sais qu’il y a des Dieux,
II Qui se soucient du monde et de
l’humanité,
III Mais qu’ils ne sont fléchis ni par
l’invocation, ni par le sacrifice,
IV Qu’ils agissent toujours partout et
à jamais en vue du seul meilleur ;
V Et que l’Homme est un Dieu oublieux
de lui-même,
VI Dont la nature enfuie ne peut se
recouvrer que par longue mémoire,
VII Par de saintes pensées et de sages
paroles, et par des actes pieux
a- A
l’endroit de soi-même
b- Et
envers ses parents, qu’ils soient morts ou vivants,
c- Envers les Immortels
d- Et envers l’Univers,
e- A l’égard de la Cité où la Providence
permit de dérouler notre humaine existence.
On voit dans les cinq articles terminaux une des dernières
caractéristiques de la Foi des Païens, et non la moindre : son côté éminemment concret. La foi se manifeste
hic et nunc, et n’existe, d’une certaine manière, que dans ses manifestations.
C’est pourquoi, d’ailleurs, le Paganisme
s’est assez rapidement effacé lorsqu’on en a interdit les manifestations.
De même qu’on a coutume de dire qu’il n’y d’amour que de preuves d’amour, la foi Païenne ne se confine pas dans le
secret des cœurs : elle est d'abord piété, faite pour célébrer l’éternelle victoire des
Dieux.
Elle rayonne, elle ne se cache pas ; elle ne se
dissimule pas derrière de faux semblants : elle est une bonne foi, la foi des bonnes gens. Elle
ne demande pas de preuves, elle ne parie sur rien, elle n’est soumise à aucune
condition : elle est noble et sans jalousie, et elle aime sans compter. Elle n’exige pas de conversion, et ne
collectionne ni les Dieux, ni les âmes : sa force est trop immense pour
dépendre du nombre ; elle n’a que
faire du prosélytisme. Elle ne demande aucune raison, elle s’épanouit comme
la rose au matin, spontanément, sous le regard des Dieux : elle est à
elle-même sa propre raison. La foi n'explique rien, elle ne cherche pas dans le mythe une théorie naïve des
phénomènes du monde ; au contraire, elle
s’implique en lui et lui donne sa raison d’être véritable, car le mythe a
pour tâche d’impliquer l’existence éphémère dans l’Être éternellement actuel. C’est pourquoi Platon dit qu’en y ajoutant
foi, on sauve le mythe en se sauvant soi-même. Mais ce sera aussi l’objet
d’un propos ultérieur.
Ainsi, la foi des
Païens n’est-elle en rien séparée de la Piété : elle est tout entière
en acte. Elle est une ferveur à l’égard
du réel, une sorte de ferveur absolue, ainsi qu’une attention soutenue à l’égard de l’invisible. Le Païen est à la fois attentif et attentionné
envers la charmante et discrète étrangeté du Monde. Il est donc celui qui
sait caresser Pan, il est le Ravi,
le Fada, le Fiancé des Fées et leur
féal fidèle. C’est sans doute pourquoi la foi des Païens, lorsque sa corolle
s’épanouira de nouveau dans les âmes à venir, sera l’agent
printanier du réenchantement du monde,
en proclament la seule loi qui tienne, celle de l’émerveillement : nul n’est censé ignorer l’Âge d’Or !
VIVAX FLAMMA VIGET
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