L’Abécédaire du Petit Père Païen
Q comme Quête héroïque, salut.
Un des nombreux points
de différence entre les Paganismes et les Monothéisme est le problème du salut. Beaucoup de Païens insistent fort justement sur le fait
que nos spiritualités ne sont pas
fondées sur l’espérance d’un quelconque salut, et que le Païen n’attend
rien de sa piété, si ce n’est la joie qu’il en éprouve, ici et maintenant.
Intrinsèquement libre, l’homme pieux célèbre les Dieux et les Déesses parce que
tel est son bon plaisir et que telle sa nature. Il vit dans la beauté de
l’instant sans attendre aucune récompense, ni dans ce monde, ni dans l’autre :
son bonheur ne dépend donc pas du bon vouloir des divinités, devant lesquelles,
au demeurant, il ne se prosterne pas.
Assurément, cette
attitude est authentiquement Païenne, mais elle n’est pas la seule attitude
Païenne possible : plus que par la pluralité des instances divines, le Paganisme est
caractérisé par la pluralité de la foi. Or, les tenants de la piété décrite
plus haut ont tendance à présenter celle-ci comme la seule acceptable pour qui
se réclame du Paganisme. Le mot « salut
» est pour eux d’emblée suspect de contaminations judéo-chrétiennes, et, à
ce titre, à bannir. A l’appui de leurs thèses, ils convoquent bien souvent
l’Histoire, cette Révélation de substitution de ceux qui sont orphelins de
celle du Dieu Unique.
A les en croire, si la notion de salut est entrée dans la
mentalité Païenne, c’est par l’effet d’une dégénérescence
progressive de celle-ci, dégradation qu’ils attribuent à des causes
diverses, parmi lesquelles le développement des villes, de l’intellectualisme,
quand ce n’est pas le mélange des peuples ou l’universalisme. Pour ces archaïsants,
il aurait existé un Âge d’Or où les Païens auraient vécu une sorte d’extase
généralisée de l’instant présent, sans aucune espèce de pensée eschatologique
ou spéculative, ni aucune projection post-mortem.
Cet âge d’Or se serait situé selon eux à l’âge homérique, antérieur au fatal tournant des VIème-IVème siècles avant l’ère vulgaire, cette
fameuse « période axiale » théorisée
par Karl Jaspers, où sont apparus les grands Sages prédicateurs des premières théories sotériologiques,
comme le Bouddha, Zoroastre ou, un peu plus tard, Pythagore ou Orphée. A partir de là, le ver était dans le fruit, et Paul de
Tarse déjà sur l’Agora.
Cette position
archaïsante, certes, ne manque ni d’attrait ni d’intérêt…Il se peut même
que, au corps défendant de ses partisans, elle soit une des plus puissantes
expressions d’une notion spécifiquement
Païenne de salut. Mais, si cela doit être, ce ne sera qu’au prix du passage
par le crible de la critique la
plus minutieuse.
Car, au premier abord, elle émet de très lourds relents de romantisme moustachu et chevelu. Elle relaie
les poncifs les plus éculés sur l’ardeur
naïve des peuples natifs, ces bons
sauvages que la civilisation n’a pas encore corrompus et qui ne
s’embarrassent pas d’idées compliquées susceptibles de les affaiblir et de les « énerver
» (au sens ancien du terme). Déjà les Romains (Tacite et consorts) se complaisaient à ces images d’Épinal, à
propos des peuples qu’ils avaient soumis…Pendant qu’eux-mêmes, peuple « décadent
» …Se contentaient de dominer le monde, excusez du peu.
Ainsi,
l’anti-intellectualisme nous est-il toujours apparu comme un luxe
d’intellectuels.
Mais revenons au salut, qui en est distinct. Il serait, pour commencer,
souhaitable, comme toujours, de préciser ce qu’on entend par ce terme d’origine
latine et qui, bien souvent, nous embarrasse par son extraordinaire polysémie. Que signifie le latin salus, salutis
? Convoqué séance tenante, notre fidèle Gaffiot nous enseigne que ce vénérable
vocable signifie d’abord la santé du
corps, puis, plus largement, la conservation
(de l’État, du Droit, des libertés…), et enfin la santé morale, voire le perfectionnement.
D’où son utilisation pour saluer,
c’est-à-dire pour complimenter. Sur
quoi le Bailly, poussant son collègue du coude, y va de sa sôtêria (-as). C’est, dit-il doctement, le salut
(me voilà donc bien avancé), la préservation,
la conservation des personnes, et plus largement la sécurité.
A quelques nuances près, Grecs et Latins s’entendent donc pour
une notion qui tourne autour de la santé
(de l’âme et du corps), de la sécurité
des personnes et de l’intégrité des biens, ainsi que de la conservation d’une situation avantageuse et
digne d’éloges. Rien là, nous diras-t-on, qui touche à une quelconque
perspective de survie et de bonheur dans l’au-delà.
Mais, outre que le
terme peut aussi concerner une autre vie que la vie présente (ce que nous
examinerons plus bas), il est déjà symptomatique chez les Anciens d’un désir tout naturel d’obtenir la sécurité et
la pérennité d’une bonne situation en cette vie. En effet, ceux-ci ne se
privaient pas de faire, dans leurs prières,
des demandes nombreuses et variées
pour la conservation de leur corps et de leurs biens, ainsi que de leur
communauté ; en témoignent les nombreuses et célèbres formules de la liturgie romaine comme do ut des (« je donne
pour que tu donnes ») ou uti sies volens propitius mihi domoque
etc. (« pour que tu me sois propice ainsi qu’à mon foyer etc. »). Sans parler
des nombreuses épiclèses qui
qualifient les Dieux et Déesses de « sauveurs
» ou « secourables » (sôtêr,
sôteira, salutaris, épékoos…)
Mais, objectera-t-on, cela
ne préjuge en rien d’une espérance eschatologique en une survie post mortem. Et l’on aura raison,
sauf que…Cela ne la contredit en rien.
Il est fort probable que, comme de nos jours, les perspectives eschatologiques,
que leur portée soit cosmique ou individuelle, n’aient pas préoccupé le commun
des mortels. Mais il est certain en revanche que, du plus lointain que nous soyons en mesure de scruter dans le passé, on
trouve un appétit inextinguible du Grand Ailleurs, du Retour Absolu, et
d’une survie bienheureuse dans l’Au-delà.
Les témoignages sont nombreux et remontent parfois très
loin. En Égypte, les Textes des Pyramides (Ancien
Empire), puis ceux des Sarcophages (Moyen
Empire) relèvent de telles espérances. Elles ne concernent, au début, que la
personne du roi, mais se « démocratisent » avec le Livre de Sortir au Jour (Nouvel Empire). Pendant que les
gens des bords du Nil spéculaient sur les destinées dernières de l’humain, les peuples sémitiques de Mésopotamie
assignaient à leur défunts une survie triste et monotone dans
l’inframonde, à l’image, bien plus tard, des Grecs de l’époque homérique.
Ainsi, l’espérance eschatologique ne
semble pas dépendre d’une évolution, mais semble variable d’un peuple à l’autre
à une époque donnée.
Plus encore, au sein
d’une même culture, il semblerait que les perspectives soient variables d’une
école de pensée à l’autre ou même d’un individu à l’autre. Ainsi, en Grèce
ou à Rome, certains sages (comme Sénèque,
Lucrèce ou Épicure) ne s’embarrassent
pas de spéculation sur l’après vie, alors que d’autres, en revanche, en font de
minutieuses descriptions (Cicéron, Platon).
Quant aux fameux « Mystères
» à qui l’on prête l’introduction tardive de la sotériologie dans le monde
gréco-romain, ils ne semblent pas si
tardifs que ça, d’après Walter Burkert, notamment (Les Cultes à Mystères
dans l’Antiquité, Les Belles Lettres, 1992), et si l’on en croit la
datation de l’Hymne Homérique à
Déméter (VIème siècle, voire « plus haut », selon Jean Humbert) porteur
de sa « belle espérance ». De plus, les Lamelles
d’Or dites orphiques (Vème siècle avant l’e.v.) témoignent d’une vision
eschatologique tout à fait précise. Enfin, Pythagore
lui-même (même si les vers d’Or
qui lui sont attribués sont de rédaction tardive) ne dit-il pas : 69-
après avoir établi comme conducteur le sens qui vient d’en haut plein
d’excellence 70- puis après l’abandon de ton corps, tu arriveras au libre éther
71- tu seras Dieu immortel, un Dieu qui ne meurt point, et non plus un mortel.
Ainsi, même à haute époque, les religions Païennes ont
témoigné d’une tendance marquée à la
quête de l’immortalité par l’excellence et par la sagesse. Devenir Dieu
est, sinon le but du Paganisme en tant que tel, du moins le but de nombreux
Païens, et depuis très longtemps.
De nombreux mythes,
d’ailleurs, en témoignent, qui mettent en scène des Héros aux aventures
variées, dont la plupart, sinon tous, poursuivent une quête. Cette quête semble même être presque un invariant du mythe héroïque. Tout se passe en effet comme si l’épopée était une sorte de propédeutique à
l’époptie. Le parcours héroïque présente cependant plusieurs modalités :
dans le cas d’Héraclès, il s’agit
d’une série cohérente d’aventures représentant chacune une mission assignée au Héros ; dans le cas d’Ulysse, la quête prend la forme
archétypique du Retour (nostos). Dans tous les cas, elle
représente la reconquête d’un état
antérieur parfait, perdu lors de circonstances qui varient d’un Héros à
l’autre.
Cette quête peut également prendre la forme d’une enquête plus ou moins heureuse :
c’est le cas d’Œdipe ou de Thésée. Dans ce cas, la quête héroïque
s’apparente à celle de la sagesse ou
d’une connaissance d’un ordre supérieur,
la Gnose, qui transcende la simple connaissance conjecturale, l’opinion qui à cours dans la masse des "nombreux".
Ainsi, la recherche du Héros comme celle du Sage n’est-elle finalement rien
d’autre que la quête de soi,
c’est-à-dire l’obéissance ultime à l’indépassable précepte delphique « Connais-toi toi-même ». La quête du Héros et l’enquête du Sage sont
les deux modalités de la reconquête de l’Homme par lui-même, l’une sous le mode
de l’action, l’autre de la contemplation.
On a cependant souvent affirmé, avec raison, que le Héros
représente par définition une exception
; de même, on attire l’attention sur le fait que la survie post-mortem, correspondant à l’apothéose
du Héros, n’est pas promise au commun des mortels, mais à l’élite politique ou religieuse,
représentée par le Roi ou le Prêtre, qui seraient pour ainsi dire la forme professionnelle, institutionnalisée,
du Héros et du Sage. A propos de L’Égypte, par exemple, il est courant de
lire que la survie post mortem s’est
« démocratisée » avec le rite de momification qui la suppose, à partir du
Nouvel Empire. Il est de bon ton chez certains Païens d’y voir un signe certain
de décadence.
Or, cela nous semble à la fois vrai et faux, comme nous
semble à la fois vrai et faux le fait que les religions Païennes sont des
religions du salut. C’est une question,
comme toujours, de point de vue, et par conséquent de souplesse d’esprit.
Si l’on affirme, en effet, que seul le Roi survit, on ne se
trompe pas : seul le Roi survit en nous,
de même que seul le Sage en nous se
connaît vraiment intégralement. Or, qu’est-ce que le Roi ? C’est notre identité illustre, la Personne que nous sommes au-delà de
toutes nos individualités circonstancielles. C’est notre dimension polaire, surplombant notre état populaire, c’est-à-dire la multiplicité pulvérulente de tous
nos moi. L’état royal est donc potentiellement présent en chacun de nous, et
cela de toute éternité. Il n’est que de l’actualiser : mais cela, en
revanche, ne saurait être le fait de tous, du moins en même temps et selon une
modalité historique. Voilà pourquoi nous nous affirmons résolument élitiste au regard du temps, mais égalitaire au regard de l'éternité.
La quête est donc
toujours réservée aux êtres d’exceptions, qu’on appelle les Héros. Elle
est, comme les Mystères d’Éleusis,
proposée à tous, mais peu s’y engagent. Chaque génération connait peu de
sages et peu de héros. Mais chaque génération en connait, car la Génération contient nécessairement en elle la voie qui
permet de lui échapper. A chaque génération, des êtres prédestinés sortent
du devenir : c’était leur tour
d’émerger hors de la Caverne, au grand soleil intelligible. Peut-être même
préparent-ils l’évasion des suivants.
La quête est donc
exceptionnelle, mais nécessaire. Libre à chacun de végéter dans un état de
contentement médiocre ; il faut pourtant que les aigles puissent prendre
leur essor du milieu des moineaux. La religion est faite, quant à elle, pour
tous les oiseaux, qu’ils nagent, qu’ils volent ou qu’ils marchent, qu’ils
picorent des grains, qu’ils pêchent ou qu’ils déchirent des proies. C’est en
vertu de cet élitisme démocratique,
ou de cette aristocratie égalitaire,
comme on voudra, qu’on peut affirmer que personne
n’est censé ignorer l’âge d’Or, mais que chacun y arrive à son pas.
C’est
pourquoi selon nous le but de l’État n’est autre que de permettre à ceux qui le souhaitent
d’entrer dans la quête et dans la contemplation : son rôle est de remettre les pendules à l’Or, et rien
de plus. Mais il ne saurait fausser les horloges du Destin, emprisonner les sages ou
castrer les héros, sous peine de devenir pervers.
Et pourtant, tout
héros qui se respecte commence par refuser d’en être un. Tout héros, en
effet, aspire avant tout à vivre la vie ordinaire à laquelle tout un chacun a
droit. Il souhaite une existence paisible, heureuse et bien équilibrée entre sa
famille et la société de ses semblables. En un mot, il se veut conforme à
l’idée d’humanité qui prévaut dans sa culture. C’est qu’il ne sait pas, le
héros, qu’il en est un ; il ignore
sa prédestination. Même s’il en a parfois l’intuition, il repousse cette
idée qui le gêne ou qu’il trouve saugrenue, voire indécente.
L’anti-héros, au contraire, est né persuadé de son destin exceptionnel.
Il poursuit nuit et jour ses chimères et ne rêve que prouesses et quêtes
aventureuses. Il ne croit pas, il sait, que son étoile le guide infailliblement
vers la gloire prochaine de sa culmination au firmament de l’humanité. Et, d’une certaine
manière, il ne se trompe pas entièrement : il est prédestiné à mettre en valeur le héros, soit en s’y
opposant, soit par contraste. Il est
l’instrument indirect de la Providence, l’enclume sur laquelle la Nécessité
battra le fer incandescent du héros. Mais le destin ne l’a pas choisi,
lui : il a jeté son dévolu sur celui qui le fuyait et non sur celui qui le
courtisait.
Les mythes et les
légendes sont pleins de ce paradoxe, qui expriment de maintes
manières ce schème ontologique. Deux êtres symétriques, quasi semblables,
voire jumeaux, voient s’inverser leur destin en un chiasme où ce qui était initialement réservé à l’un devient
finalement le lot de l’autre.
Ce fut le cas, par exemple, d’Héraclès l’héroïssime,
que Zeus avait conçu dans le dessein d’aider les Dieux et les hommes à
repousser les forces obscures. Pour contrer le projet du Père Tonnant (n’est-ce
pas là son divin métier ?), Héra
lui avait fait jurer que le prochain descendant de Persée à naître deviendrait
le maître de l’Hellade. Or, deux fœtus étaient en lice : Eurysthée et Alcide, son cousin, fils
d’Alcmène et d’Amphitryon, l’un à Mycènes et l’autre à Thèbes. Lorsque
l’Assembleur des Nuées eut prêté le Serment des Immortels, son épouse dépêcha
Ilithye à la cour de Mycènes pour accélérer le travail de Nicippé, tandis
qu’elle-même alla retarder celle d’Alcmène en Béotie, par la magie des nœuds et
des ligatures.
Et cette dernière noua tant et si bien qu’Eurysthée, conçu de sept mois seulement, naquit une heure avant le
Héros des héros. Sans cette inversion, Alcide, nommé ainsi en l’honneur de
son grand-père Alcée fils de Persée, ne serait pas devenu Héraclès,
l’exterminateur de monstres, le fondateur de peuples et l’artisan de sa propre
divinisation.
Peu de temps après sa naissance, Hermès subtilisa le nourrisson
pour aller le placer subrepticement sur le sein d’Héra endormie. Celle-ci fut à son tour trompée, et le
nourrit sans le savoir de quelques gouttes de son lait immortel. Réveillée
en sursaut, elle rejeta l’enfant, mais le « mal » était fait :
l’immortalité courait désormais dans ses veines. Le jet de lait qui gicla du
téton divin est encore visible aujourd’hui : nous l’appelons « Voie Lactée ». C’est
justement le sentier des étoiles, celui
de la Quête, que le Fils de Zeus a ouvert pour les mortels, et qu’il a parcouru
le premier.
Car sans sa marâtre, il n’aurait jamais réalisé le moindre
de ces célèbres travaux : c’est la persécution de la Reine du Ciel qui le
poussa dans cette voie. Ainsi, le héros
ne devient tel que s’il est poussé par la Nécessité ou poursuivi par ses
sbires. Et le destin apparent de l'Alcide fut, comme il se doit, catastrophique, puisque la Jalouse Déesse le rendit fou afin qu’il
tuât son épouse, Mégara, et ses propres enfants, et qu’il dût ainsi expier ce crime. L’oracle de
Delphes le plaça pour cela sous l’autorité tyrannique de son propre cousin, Eurysthée. Et c’est à ce moment précis qu’il devint lui-même, prenant le surnom
d’Héraclès sur l’injonction de la Pythie.
Ironie du
destin : le pire des scélérats devient la « Gloire d’Héra ».
Celle-ci dut sans doute se rengorger de son triomphe : une nécessité est une providence ignorante
de sa propre nature et une destinée amère ignore qu’elle est un cadeau déguisé.
Ainsi, l’avorton capricieux qui tenait en ses mains le sceptre suprême imposa
ses épreuves au Fils de Zeus : c’était dans l’ordre des choses. Le Cosmos
est un jeu complexe de miroirs où se jouent de multiples inversions, puis des
inversions d’inversion, et où ceux qui croient duper sont eux-mêmes bien
souvent les dindons de la farce. La
nécessité apparente n’est que l’instrument d’une raison plus élevée.
La structure du mythe
herculéen nous éclaire sur la nature héroïque, qui à son tour nous en dit long sur nos
propres aventures et tribulations, dans la mesure où, comme tous les mythes,
elle est une histoire exemplaire de tout destin ultérieur, c’est-à-dire
concret. Elle nous fournit ici une grille de lecture pour comprendre un aspect
fondamental de nos existences : le
Retour.
Car, si le héros personnifie l’intégralité de la condition humaine,
tout individu humain porte en lui la potentialité d’une geste héroïque avec ce noyau incandescent caché sous les cendres
existentielles. Au cœur du quotidien, le
hiatus qui sépare notre essence héroïque et notre condition individuelle reste
ouvert comme une blessure, dont la douleur est cependant à peine sensible
dans la banalité linéaire de la vie ordinaire.
Mais c’est cette béance, pourtant, qui finira par nous
engloutir, après avoir déchiré notre vitalité dans une interminable
senescence (la vieillesse est toujours trop longue, quelle que soit sa durée). Nous mourons toujours de n’avoir pas été
des héros. Le héros, lui, n’est
jamais vieux, et, si l’on ne voit pas toujours la mort le cueillir, ses
vieux jours nous sont toujours inconnus. C’est que le Héros, sans être tout à fait un Dieu, n’est plus
complètement mortel. Il n’est pas immortel, il est transmortel. Et, comme Héraclès, il épouse sa propre jeunesse
sous le nom d’Hébé, quand l’homme
ordinaire voit vieillir son épouse.
La structure binaire que nous avons mis en évidence plus haut avec
l’exemple d’Héraclès est ici
manifeste : il y a, en nous, deux
instances qui s’opposent. L’une est le moi
individuel, gonflé de sa propre suffisance, et persuadé d’être l’Héritier
de l’Être, le Roi légitime. Il en est en fait le bouffon, le tyran
capricieux et insatiable qui règne sur le manoir ancestral, et n’est jamais
rassasié de conquêtes et de dominations. L’autre est le Héros, la Personne
éternelle qui est l’axe ultime de notre être réel.
Mais les conquêtes du dynaste n’en sont pas vraiment : elles s’épuisent sur le plan horizontal de la
vie larvaire des individus. Assoiffé
d’extériorité, le moi larvaire explose, s’expose et s’épuise en explorations frénétiques
de son univers aussi confiné qu’indéfini.
Tourmenté par le dard de la nostalgie d’une verticalité oubliée, il ignore
toute ascèse, et pour cela subit le destin tragique de l’homme fini dont
l’appétit infini finit par le dévorer lui-même. Au détour d'une de ses errances, sa curiosité malsaine le pousse à voir la nudité qu'il ne peut soutenir, et il meurt dévoré par la meute de ses propres désirs qu'ils ne peut maîtriser, comme Actéon.
Sa connaissance est, de même,
réduite à une connaissance extérieure
des choses, dépourvue de toute reconnaissance. C'est une science violente et intrusive, qui n’est que le voyeurisme
obscène et sacrilège d’un œil cyclopéen
collé à la serrure du Mystère inaccessible de l’être. Orphelin de ce
dernier, il s’entoure d’objets et se disperse dans le labyrinthe de l’avoir, tant il est vrai
que l’individu n’est autre que l’humain
réifié qui s’est instrumentalisé lui-même. Exilé d’un paradis qui est pourtant
toujours sous ses pas perdus, il s’ingénie à s’en construire un par les artifices et
les ruses de sa technique, cette magie du pauvre. Il a relégué la poésie au rang des ornements accessoires, et pris le fil d'Ariane pour une toile d'araignée.
Ainsi, le prince déchu, l’Anti-héros qui est en chacun de nous,
a-t-il renoncé à toute quête authentique au profit de la disquête, l'errance qui est
la fuite de soi dans les écrans-miroirs de la réalité virtuelle. Mais la vertu, quoique cachée, est toujours
là. Et tôt ou tard il faudra que l’homme inconséquent redevienne l’Homme
Incandescent, et que l’existence ordinaire retrouve l’existence ordinale. C’est
Empédocle qui, le premier, nous a
montré la voie, en nous proposant ce jeu du Je ultime qui consiste à retrouver sa deuxième sandale. Il fera
de nous ce que nous n’avons jamais cessé d’être : des parents des Dieux,
des êtres transignés, porteurs de l’assignature fatale qui nous fait un
devoir de passer outre nous pour être
intégralement nous-mêmes.
Dans son délire, l’Anti-Héros ne
peut que devenir l’oppresseur du Héros,
lui permettant ainsi, paradoxalement, de réaliser sa nature et de se manifester
en tant que tel. C’est que le Héros est d’abord un serviteur. Parmi les nombreuses
étymologies proposées pour ce mot d’origine grecque, il en est une qui a
attiré notre attention, celle proposée par l’illustre Chantraine, qui y voyait un dérivé des racines indo-européennes
*ser,
*swer,
*wer, à l’origine des mots latin servere, servus, et de vir
(sanscrit vira = Héros). Ainsi, le Héros est d’abord un servant, comme
Héraclès ou comme Servius, qui, fils
d’une servante du roi Tarquin, devint
roi.
Mais le serviteur peut rester
longtemps obscur et le Héros tarder à se
manifester : il n’est, comme on l’a vu plus haut, pas pressé. Pour sa
décharge, il est utile de rappeler qu’il est prédestiné : lorsqu’il s’est mis en marche, et seulement
alors, il ne pouvait en être autrement. Inévitable paradoxe du voisinage intime du temps et de l’éternité. Un Héros prématuré est une contradiction dans
les termes : comme nous le montre le mythe de la Nativité d’Héraclès,
c’est l’Anti-Héros, au contraire, qui est un avorton ; et, là aussi, il ne peut en être
autrement. Le Héros arrive toujours à
l’heure.
Heureusement pour notre allergie
au dualisme, la quête héroïque ne se résume
pas au tête-à-tête entre le Héros et son double obscur. Outre les Dieux qui, comme il se doit, nous
montrent l’exemple de la recherche sacrée (Isis,
Déméter), il existe une troisième instance, discrète mais
essentielle, dont nous n’avons pas parlé jusque-là : le serviteur fidèle du Héros. Le serviteur
du serviteur en quelque sorte ou, peut-être, la figure servile dont le héros s’est
détaché, comme l’imago se dégage de sa chrysalide. Pour Héraclès, c’est Iphiclès, son jumeau humain (il est le véritable rejeton d’Amphitryon), né une
heure après lui, et qui le secondera dans de nombreuses épreuves.
Une fois mis en évidence cette structure mythique deux fois binaire du
mythe héroïque, il convient de chercher en quoi celle-ci peut servir de paradigme à ces héros du quotidien que sont
tous les Païens. Nous verrons aussi que l’exégèse du mythe héroïque peut
justement nous permettre de comprendre en quoi le dilemme religion du salut versus religion de l’ici-et-maintenant
peut être surmonté.
Tout d’abord, la structure d’inversion que nous avons
observé entre le destin héroïque et celui de l’Anti-Héros nous semble propre à prévenir les ruses de l’égo. Celui-ci,
on l’a vu, est redoutable quand il s’agit de maintenir ses
prérogatives (cf. notre article I comme Intellect). Il est prêt à
se glisser dans le costume du héros d’opérette pour échapper à sa propre
destruction en se contentant de la mettre en scène. Ainsi, dans le héros
véritable, qui fuit sa destinée, l’égo est-il pris comme par surprise et sa
vigueur même en devient le plus sur garant de sa défaite future au profit du
Moi Illustre qu’il occultait jusque-là.
Tout se passe donc comme si, pour être libérée des liens de la toile de
la Nécessité où elle est engluée, l’âme doive d’abord avoir cessé de se
débattre. Pour cela, elle doit être tranquillisée, et l’individu doit être
en quelque sorte endormi dans la résignation de sa propre disparition. Il ne
doit donc plus espérer quoi que ce soit, et prendre tout ce qui lui arrive avec
reconnaissance. Tout évènement doit être reçu par lui comme un cadeau que lui
fait la destinée, même le plus amer. Il se dégage ainsi des liens de la
fatalité et, au lieu de s’identifier à la victime du sacrifice, il en devient le
destinataire. C’est là le rôle de la Philosophie,
et notamment, on l’aura reconnue, celle du Portique.
Toute quête héroïque est celle d’une
sagesse, et une philosophie qui n’aurait rien d’héroïque ne serait qu’une
philosophie de pédagogue.
Mais il faut au Héros dépouiller
tous les vains déguisements, y compris les plus seyants ; puis il lui faut passer à travers les flammes qui consument les illusions et les prétentions
de l’individu, en éliminant les scories
de toute pensée partiale et partielle, réduisant en cendre toute rêverie
périphérique et tout ce qui ne tient pas compte de l’intérêt du Tout. Ainsi
Héraclès dut il être déchiré en même temps
que la tunique de Nessus, et dut il passer à travers le bûcher de l’Oeta.
Et, revenu sur l’Olympe, d’où il
n’était jamais descendu, sa quête a
acquis l’aura de la nécessité ; réconcilié avec cette dernière, il
redevint ce qu’il avait toujours été : l’Homme par excellence après avoir été le plus excellent des hommes.
A l’image mobile de l’Axe cosmique, comme la foudre de son Père qui traverse
l’univers de part en part, il est, comme en témoigne un autre héros dans
l’Odyssée, à la fois dans l’Hadès parmi les ombres et dans l’Olympe parmi les
Dieux. A la fois l'ancêtre universel
(c’est un des sens du mot héros) et la destinée de tous et de chacun, à la
fois sauvé et sauveur, dans une religion
qui est et qui n’est pas une religion du salut.
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