L’Ave César du Petit Père Païen
R comme Religion Romaine Résurgente.
« Ils reviendront ces Dieux que tu pleures
toujours
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours »
Gérard de Nerval,
les Chimères, Delphica.
Parmi les fleurons de la pseudosophie dont
Facebook s’est fait la triste université, il en est un qui s’apparente à une
espèce invasive, tant il se répend avec une impudente insistance sur les
« murs » de ceux qui fréquentent ce réseau social. Il s’agit d’un
soi-disant « proverbe Sioux » dont la teneur est la suivante : « La
religion est pour ceux qui ont peur de l’enfer. La spiritualité est pour ceux
qui y sont déjà allés ».
Après enquête, il apparaît que cette perle de sagesse ne provient pas des Lakota, ni des
Oglala (qui refusent d’ailleurs de porter le nom de Sioux dont les affublèrent
les Européens), ni d’une quelconque autre nation amérindienne : elles
n’ont, Dieux merci, pas encore su produire de telles insanités.
Non : c’est semble-t-il à un écrivain New-Yorkais que
nous devons cette grandiose sentence, un certain Lee Stringer, dont je n’ai pas, par ailleurs, lu la prose.
L’opposition entre « religion » et
« spiritualité » fait partie des lieux communs les plus lamentables
de notre modernité, et malheureusement le microcosme néopaïen n’est est pas
exempt, bien au contraire. Bien que les Païennes et les Païens s’en défendent
avec la dernière énergie, en effet, leur pensée est largement contaminée par ce
blob intellectuel qu’est le discours new age.
Dans ce magma
conceptuel, il est cependant une opposition
aussi structurante qu’invariable : la « religion » est
mauvaise et aliénante, quand la « spiritualité » est bonne et
libératrice. Ce dilemme aliénant est relayé à l’envie par un nombre
incalculable de sites, blogs et pages Facebook autoproclamées
« enseignantes », qui se proposent d’inculquer le bien-être obligatoire dont tout être humain moderne
et conscient se doit d’être l’icône béate.
Examinons de plus près le catéchisme d’un de ces Club Med de la pensée :
« Gardez à l’esprit ces éléments de base dans votre
chemin spirituel : […] La religion est
pour ceux qui dorment. La spiritualité est pour ceux qui sont éveillés. La
religion est pour ceux qui ont besoin des conseils des autres. La spiritualité
est pour ceux qui prêtent l’oreille à leur voix intérieure. La religion a
un ensemble dogmatique et incontestable de règles qui doivent être suivies sans
les remettre en question. La spiritualité vous invite à raisonner, à tout
remettre en question, et à découvrir les conséquences de vos actions et d’en
assumer les conséquences. […] La
religion menace et terrifie. La spiritualité vous donne une paix intérieure.
[…] La religion réprime l’humanité, et nous renvoie vers un faux
paradigme. La spiritualité transcende tout, et fait de vous quelqu’un de
fidèle. […] La religion reprend les enseignements d’un livre sacré.
La spiritualité cherche le caractère sacré de tous les livres. […] » …Et
ainsi de suite (Sandra Véringa, site https://www.espritsciencemetaphysiques.com/).
Si l’on passe sur le ton
paradoxalement très injonctif de la première phrase, cette litanie
d’oppositions est particulièrement remarquable par son caractère manichéen. A l’en croire, l’humanité se divise en deux
parties : d’un côté un troupeau d’être brutaux, routiniers, égocentriques
et soumis, victimes consentantes d’une illusion obscurantiste et
totalitaire ; et de l’autre une compagnie égalitaire et joyeuse d’êtres
supérieurement lucides et intelligents, à la fois responsables et doux, heureux
et libres…Il est piquant de se rappeler que ce type de discours, hautement dualiste et stigmatisant, n’a rien de
nouveau. C’est, toutes choses égales par ailleurs, celui que l’Église
Catholique et celui que les religions Monothéistes en général ont toujours tenu
sur elles-mêmes et sur leurs adversaires.
C’est donc, en quelque sorte, la bondieuserie qui se fiche de la religion !
D’autant plus que la liste interminable des tares imputées
ici à cette malheureuse « religion » est en fait celles qu’on peut
attribuer à bon droit, pour l’essentiel, aux trois Religions du Livre : autoritarisme, obscurantisme et
culpabilisation. Et pourtant, même dans ces religions, les reproches
ci-dessus égrenés ne sont qu’en partie justifiés : les exemples ne
manquent pas en effet de personnes, d’œuvres ou de pensées qui viennent
contredire ce réquisitoire et témoigner des qualités attribuées à cette fameuse
« spiritualité » parée de toutes les vertus…
Affirmer, de plus, que « La religion nourrit l’ego. La spiritualité vous fait transcender »
est assez cocasse, dans la mesure où tout ce qui est reproché à la
« religion » relève de l’ascèse, de la discipline et de la répression
des désirs, alors que la spiritualité est vantée pour sa liberté et le bien
être qu’elle procure…Bref : on est ici dans la complète inversion des valeurs, caractéristique au demeurant des ersatz de spiritualité qui grouillent
en nos jours crépusculaires, où l’égo mélancolique se pare volontiers des
oripeaux du sage pour perpétuer sa lamentable usurpation.
Il est plus que temps
d’en finir avec ce mauvais procès qui est fait à la religion au nom d’une spiritualité fantasmatique, et de rétablir l’ordre traditionnel des choses
et des mots tels qu’ils sont depuis toujours.
Pour commencer, la religion n’est pas, au départ, un concept Monothéiste. Ce sont les anciens
Romains qui utilisèrent d’abord ce concept et ce mot pour désigner l’ensemble complexe de ce qui touche aux relations avec le sacré. La religion n’était pas pour les Romains ce qu’elle est devenue
aujourd’hui dans une mentalité marquée par un millénaire et demi de
Monothéisme, à savoir un ensemble de
croyances réunies en une doctrine exclusive susceptible de s’opposer à un autre
ensemble similaire.
Utilisé souvent au pluriel, le mot religio désigne d’abord des scrupules, des devoirs, une attention,
une fidélité à l’égard de ce qui est sacré ou divin. Elle est le souci de l’au-delà. On a de
la religion comme on est poli ou cultivé, comme on a des lettres…La
religio est ce qui garantit la bonne cohabitation du visible
et de l’invisible, la Pax Deorum, la Paix des Dieux.
Mais la religion n’a pas, à proprement parler, de
contenu : elle est la manifestation
adéquate et convenable du Mos Majorum,
c’est-à-dire de l’ensemble des coutumes des Aînés. De même, ce que les
Musulmans puis les Anglicans qui ont envahi l’Inde ont catalogué comme
« religion Hindoue » ou « Hindouisme », terme marqué par le
suffixe typique du système idéologique à l’occidentale, n’est autre que la
manifestation normale du Sanâthana Dharma, c’est-à-dire de Loi Eternelle.
Ainsi, la religion est avant tout relation, et relation appropriée, adéquate. Quand elle cesse de
l’être, elle n’est plus religio, mais
devient superstitio, relation inappropriée, déséquilibrée au sacré et
au divin. Le mot superstition est
souvent utilisée aujourd’hui pour qualifier la religion d’autrui ; dans la
bouche des Monothéistes notamment, il sert à désigner les pratiques dont ils ne
comprennent pas le sens, celles qu’ils qualifient d’idolâtres ou de
fétichistes. Mais toute religion est
susceptible de dégénérer en superstition, soit par excès de scrupule, comme si elle se débordait elle-même dans
des rites orphelins et sauvages, soit par
défaut, dans une déreligion dégénérant en athéisme et
enferment l’homme dans une sorte d’autisme ontologique, ou encore dans une
vague rêverie sentimentale confortant l’égo dans ses sempiternelles illusions.
La religion est donc essentiellement, comme l’indique l’une
de ses étymologies les plus courantes,
une reliaison.
Et cet acte de relier est éminemment multiple : s’il consiste d’abord,
évidemment, à relier l’humain au divin,
comme le dit Jamblique dans la Lettre d’Abamon : « faire
cortège aux Dieux dans l’ordre et la sérénité », il ne se limite
pas à cela.
La religion relie également l’Homme au Cosmos, et, ce
faisant, l’Homme à lui-même, en mettant en relation
les Dieux extérieurs et ceux qui sont internes à l’âme humaine. En reliant
ainsi le Ciel et la Terre, elle met en
évidence la conscience axiale de l’Homme, et le révèle du même coup à
lui-même, car la religion, en l’Homme,
est le fait de connecter l’animal au divin, c’est-à-dire précisément de faire
œuvre humaine : l’Homme peut ainsi se définir comme animal rituel.
La Religion relie, en outre, les hommes entre eux, en les
mettant en rapport avec leurs origines suprasensibles ; enfin, elle met en
liaison les générations et les époques, en transmettant à travers temps les traditions
ancestrales et en reliant le temps
exemplaire du mythe au temps existentiel du rite. Cette dernière fonction
évoque une deuxième étymologie
possible : le fait de recueillir,
notamment, les éléments épars de la
Tradition ; de rassembler, en un mot, les indices de l’Indicible, comme le dit Proclus dans sa Théologie
Platonicienne (V, 27) : « rassembler les idées éparses des
Anciens ».
Cependant, cette connexion
totalisante n’a pas vocation à devenir totalitaire, au risque de devenir,
justement, une superstition. Paradoxalement, les liens de la religion, qui enserrent l’individu dans un tissu
relationnel avec les Puissances Sacrées de l’univers, sont des liens libérateurs, car ils permettent à
l’individu de se dépasser lui-même par la voie de l’ascèse et par son insertion dans une société plus large que
la société politique, profane. Être
relié à l’Absolu, c’est en effet être attaché à ce qui par essence n’a pas
d’attache, et c’est par conséquent être affranchi de tout lien. Comme lien paradoxal, donc, la religion nous libère d’elle-même :
elle nous mène vers son propre dépassement dans un état d’intelligion, qui n’est
autre que la restauration de l’état de ligion où nous étions avant de
devenir une partie séparée du Tout.
Les obligations
religieuses, pour contraignantes, voire absurdes qu’elles puissent paraître au
premier abord, ont pour effet de provoquer dans l’âme une tension, manifestée sous la forme d’une attention surnaturelle, qui permet de prendre soin du Soi et, corrélativement, de moins dépendre du moi.
Et ce souci permanent du Tout
fonctionne un peu comme un corset, une sorte de chrysalide qui permet à la conscience larvaire d’évoluer d’un état
limité et partial d’individu vers une conscience plus large, notamment par
l’acquisition, ou plutôt par la reconquête, d’une mémoire souveraine dépassant la mémoire existentielle anecdotique et
ordinaire.
Car la religion, inhérente
à l’âme humaine, provient d’une puissance qui lui est à la fois antérieure et intérieure, encore plus formidable
que la libido. Elle trouve sa source dans le désir démonique éprouvé par l’Homme en tant qu’il est un Dieu
entravé, inhibé. Or, ce désir est
infini, et par là même, dévastateur. Il se manifeste comme un appétit sans bornes, détruisant
fatalement tout objet, forcément dérisoire, mis à sa portée. Et tôt ou tard,
cet appétit doit nécessairement se
retourner contre lui-même, aiguisé par ses échecs indéfiniment répétés, et
armé des tessons tranchants du fini disloqué par sa rage. Cette gueule de lamproie est l’inévitable
tourbillon de Typhon, qui parasite l'Homme, et auquel la religion oppose sa ruse pour changer le
cercle vicieux en cercle vertueux.
Cette ruse est celle qui consiste à retourner contre elle-même l’inertie pesante de la roche pour l’élever
comme clé de l’arche : c’est l’art
du Pontife. Il s’agit en l’espèce d’orienter
l’appétit infini vers l’appétit de
l’infini, d’inviter l’ogre à l’orgie
pour le manger. C’est ce que fit
Ulysse lorsqu’il aveugla le Cyclope, ou ce que fit Dionysos lui-même lorsqu’il livra
aux Ménades Penthée, le Prince d’impiété. Il faut pour cela de grandes
compétences, notamment celles qui consistent à relier le visible et
l’invisible, l’en-deçà à l’au-delà. Cela suppose une aptitude à l’analogie, qui permet d’opérer les transpositions
symboliques qu’exige la science rituelle.
Ainsi, le religent (plutôt que le religieux)
est d’abord un souvenant, et cette
souvenance lui vient comme une vision subsumant toute division, par la pratique
fidèle de l’observance des rites.
Car de même qu’il n’y a pas d’amour, dit-on, mais seulement des preuves
d’amour, il n’y a pas de religions sans
rites. Les rites ne sont pas autre chose que la systématisation de l’émerveillement en vue de le rendre efficace.
Le rite est une machine, un moulin à
merveilles, un appareil au même qu’on ne saurait manipuler sans précautions.
Car les rites ne supportent pas l’à-peu-près, la
désinvolture ou la nonchalance qui sont la marque du profane : le Sacré ne se communique qu’à qui se
donne, il est à lui-même sa propre raison d’être et rend sacré tout ce
qu’il touche, pour le meilleur et pour le pire, pour la transfiguration de
celui qui se relie comme pour la contamination de celui qui se renie. Aussi, et
les contes de Fées nous l’enseignent à l’envi, gare à l’étourdi, gare à
l’oublieux, et malheur au négligent, le
contraire du religent : il
s’oublie lui-même en oubliant le Ciel.
Or, la religion ne
s’improvise pas. Elle n’est pas une partie de campagne. Tournée vers
l’Infini et orientée vers l’Absolu, elle a pour vocation de prendre par la main
l’individu là où il se trouve, à l’aboutissement actuel de son cheminement
concret, pour l’emmener vers son propre dépassement.
Elle ne se perd pas dans le vague des sentiments, et ne se paie pas de mots ou
de concepts : elle part du monde tel qu’il est perçu hic et nunc, dans
l’immédiateté de l’existence quotidienne. Elle ne se situe pas dans une lointaine
stratosphère, mais bien dans l’égonèse, l’île existentielle où végète le naufragé de l’éther que nous sommes
toutes et tous. Elle a pour mission de nous rapatrier.
Une première conséquence logique de ce qui précède est que
la religion ne saurait flatter le
bien-être individuel, même si elle sait souvent s’en servir pour arriver à
ses fins. Ainsi, une
« spiritualité » individuelle, déconnectée de toute Tradition ou les
mélangeant toutes (ce qui revient au même), bricolée par des rêveries recuites
à l’eau de rose des bons sentiments, ne saurait mener à une transfiguration de
l’individu et à son ouverture vers les
états supérieurs de l’Être. Cette songerie ne saurait mener à la véritable
Gnose, dont elle n’est que la triste contrefaçon.
La deuxième conséquence de ce qui précède est que la religion a nécessairement une
dimension sociale, voire politique, ne serait-ce que parce que la situation
normale de l’individu humain est d’être au cœur d’une société, et parce que
l’humain concret est, qu’il le veuille ou non d’ailleurs, un animal politique.
Ainsi, il est non seulement normal, mais inévitable, que la religion se présente comme une institution : l’institution du sacré. C’est l’institution qui a pour mission d’assurer la relation du corps politique et
social avec ce qui dépasse toute institution ; c’est par elle que l’État peut mener à bien sa mission suprême, qui consiste à assurer à chaque
individu la possibilité d’accéder à la
contemplation par le dépassement de lui-même, dans la mesure de ses
capacités. Si la religion n’est pas l’État Providence, elle est la Providence
manifestée dans l’État (pris dans le sens symbolique général de « corps
politique »). C’est par elle, finalement, que la société humaine n’est pas
un simple troupeau, une foule informe, opaque et chaotique, mais un chœur, un cristal social translucide à l’Esprit
divin, parce qu’il est un cosmos, une harmonie.
Et, parlant d’esprit, nous voici donc de nouveau face à
cette fameuse spiritualité qui nous
est présentée comme le double lumineux de l’abominable religion. Certes, elle
ne saurait se confondre avec cette dernière : elle en est nettement distincte. Il est vrai, également, qu’elle
possède une dimension qui excède
largement le fait social, mais est-elle pour autant réductible à quelque
chose de purement individuel ? Rien n’est moins sûr, car, si c’était le
cas, on ne pourrait l’appeler par son nom : il y aurait contradiction dans
les termes.
En effet, le mot « spiritualité » concerne tout ce
qui a trait à l’esprit. Il est construit
sur le même modèle que « sexualité », terme signifiant quant à lui
tout ce qui concerne le sexe. Et il est vrai que la libido est une chose
éminemment individuelle, au plus haut point intime. Mais en est-il de même pour
l’esprit ? et qu’entend-on par ce mot ? Nous nous en sommes déjà
expliqués précédemment (cf. I comme
Intellect) : il convient de ne
pas comprendre le spiritus et le mens ; si le second appartient, effectivement, à
l’individu dont il constitue d’ailleurs une des instances fondamentales, le
premier, appelé aussi intellect
(Grec noûs), dépasse largement l’âme et, quoique constituant le noyau le plus intime de l’être humain,
n’appartient en propre à aucun individu particulier.
Ainsi, si la
spiritualité constitue notre noyau le plus intérieur, elle nous dépasse
pourtant infiniment. Elle ne saurait donc, à ce titre, être cultivée comme
on s’exerce au calcul mental ou comme on développe ses abdominaux. Elle est à
la fois propre à chacun et commune à tous : elle excède l’humanité elle-même ainsi que notre monde sensible
puisqu’elle relève, par définition, du monde intelligible. Il s’ensuit
qu’elle ne saurait se réduire à une religion particulière, pas plus qu’à la
religion en général, puisqu’elle est à cette dernière ce que l’âme, pour ainsi
dire, est au corps.
Pourtant, aucun accès à la spiritualité n’est possible sans
l’intermédiaire d’une Tradition religieuse.
Et c’est bien là, justement, que le bât blesse. Car en ce
monde, aucune âme, quelle qu’elle soit, ne peut se manifester sans un
truchement d’ordre corporel, si subtil que soit ce dernier. Ainsi, opposer spiritualité et religion est aussi
stupide qu’opposer la flamme et la lampe, ou encore le verre et le vin. Si,
en effet, l’on compare la religion à un verre, alors la spiritualité peut être
comparée au vin. Or, établir une hiérarchie entre les deux n’est pas aussi
évident qu’il n’y paraît, car si, au premier abord, on peut affirmer que le
verre n’a de raison d’être que par le liquide qu’il contient, ce dernier ne
peut être bu, contemplé, humé et dument mesuré que grâce au cristal de la coupe
qu’il emplit. Chacun des deux a donc son importance selon son ordre propre.
Sans contenant, il n’est point de vin qui tienne et le liquide sera
inaccessible sans solide ; et point
d’âme sans corps, sans corolle, point d’odeur, et pour boire liqueur, le
cristal est plus fort.
Il est donc parfaitement
insensé de prétendre vivre une spiritualité authentique sans religion, car ce qu’on prendrait alors pour une
spiritualité ne serait en fait que son fantôme : non pas la puissance
transfiguratrice issue de la racine indicible de l’Être, mais une collection de mièvres maximes destinées
à consoler un égo sénile qui trompe son ennui en jouant au sage oriental sur le
gazon du parking de sa résidence suburbaine.
Une fois cette vérité établie, il est légitime de se demander dans quelles conditions, dans le monde
postmoderne où nous vivons, l’accès à une religion est possible.
Jusqu’à des temps récents, la religion d’un individu était
largement déterminée par les circonstances de sa naissance, puisque celle-ci
était en général héritée. Cette situation, jointe à
d’autres causes, est d’ailleurs responsable de la décomposition des grandes confessions Monothéistes, dans la mesure
où ces dernières avaient placé l’essentiel de leur succès et de leur
rayonnement dans la contrainte extérieure exercée sur les âmes, et dans une situation de monopole spirituel affirmé
aux dépends de leurs homologues. Cet état de fait eut notamment pour
conséquence de confiner des milliers d’âmes, pendant des siècles, à une
spiritualité qui n’était pas la leur. En effet, les Monothéismes Abrahamique
sont basés sur une spiritualité théiste,
et non panthéiste. Celle-ci devait
donc s’adapter aux diktats théologiques des Religions du Livre, en rusant pour
ne pas subir leurs foudres.
Lorsque l’étau théologique du Christianisme a commencé à se
relâcher, nombre d’âmes se sont ainsi trouvées libérées, mais en même temps orphelines de toute spiritualité.
Beaucoup d’entre elles suivirent la pente naturelle qui conduit à l’agnosticisme qui caractérise les âges
tardifs, mais les plus exigeantes durent se mettre en quête des formes de
spiritualité qui leur étaient apparentées. Parmi celles-ci, on en vit passer à
d’autres formes de Monothéisme que celui dans lequel ils avaient été éduqués
(et un René Guénon, par exemple, se
convertir à l’Islam soufi). D’autres se tournèrent vers des religions
asiatiques comme le Bouddhisme ou l’Hindouisme, comme Romain Rolland ou Alain
Daniélou…
Mais ces parcours, pour féconds et salvateurs qu’ils aient
pu être à l’échelle individuelle, ne donnent pas de réponse satisfaisante aux
questions fondamentales de la spiritualité contemporaine, et notamment celle
qui concerne toutes ces personnes en
déshérence religieuse du fait de la déchristianisation. L’homme occidental moderne doit-il, par
essence, être privé du Polythéisme ? Est-il fatalement voué au Monothéisme
exclusif ou à l’Athéisme ? N’y a-t-il pas une tierce voie ?
N’y a-t-il pas, dans les traditions spirituelles de l’Occident, un héritage Panthéiste ou Panenthéiste,
même présent sous forme d’un Monothéisme inclusif, qui puisse être réactivé ? Les
temps sont-ils venus de reformuler la Tradition ?
C’est ici précisément que se pose la question de la Résurgence. Les âmes orphelines des Religions du
Livres doivent-elles se réinventer de
toute pièces une tradition spirituelle, au risque d’errer sans fin dans des
pièges et des ornières que les Anciens avaient réussi à éviter pour les avoir
eux-mêmes connues ? Ou
peuvent-elles, dans certaines conditions et sous bénéfice d’inventaire, se
réapproprier un héritage authentique que des siècles de Christianisme ou
d’Islam avaient confisqué, occulté, détourné, et omis de faire
fructifier ?
Ce dilemme est celui
qui déchire actuellement la nébuleuse Néopaïenne. Entre les deux positions
extrêmes gravitent, comme bien souvent, une kyrielle de positions
intermédiaires. Il ne peut d’ailleurs en être autrement, en l’absence de
structures institutionnelles stables et d’autorités spirituelles nettement
individualisée, mais aussi parce que le Paganisme est une forme religieuse
pluraliste de par sa nature même.
Les uns pensent que la perte des Anciennes Observances n’est
pas si grave, parce qu’elle peut être compensée
par la créativité inhérente à l’esprit humain. Qu’importe donc que la
source ait été négligée, ou perdue : elle peut rejaillir n’importe où,
n’importe quand, et, à la rigueur, sous n’importe quelle forme. Les Puissances
Divines sont toujours là, spontanément disponibles, et il n’est que de renouer
avec elles, grâce aux pouvoirs quasi-illimité de chacun et chacune. L’institution, dans ce cas, importe peu : c’est l’intuition qui compte ; et les
tenants de cette position ont peu de goût pour ce qui ressemble de près ou de
loin à une religion.
Les autres au contraire estiment que les Traditions ancestrales ont un rôle capital
à jouer dans le retour à une spiritualité adaptée à leurs âmes. Ils pensent
que le patrimoine spirituel des peuples antécédants est irremplaçable, et qu’il
convient d’en tenir compte pour renouer le contact interrompu avec les
Divinités, au nom de la Philosophia Perennis. Il s’agit en
quelque sorte de reprendre la
conversation au point où elle fut interrompue…un millénaire et demi plus tôt.
Et, arrivé à ce point, pointe un nouveau dilemme : comment raisonnablement espérer faire
revivre une religion morte depuis quinze ou seize siècles ? Même une
absence de transmission longue d’une génération devrait théoriquement suffire à
interdire toute restitution de l’observance traditionnelle dans son
authenticité. Aussi, parmi les Païens contemporains, certains se disent-ils Reconstructionnistes,
et cherchent à reconstituer le plus fidèlement possible la religion perdue, au
risque d’en perdre le sens spirituel et de sombrer dans la pure archéologie ou le jeu
de rôle.
D’autres prennent le risque
de réinterpréter la Tradition, en d’opérant les transpositions symboliques et conceptuelles nécessaires pour lui
permettre de revenir irriguer les temps présents. C’est pourquoi ils se
qualifient de « Résurgents ». La logique qui
sous-tend leur conviction est simple : soit les Dieux ne sont que des
illusions, et ils le furent de tout temps ; par conséquent le retour à une
religion ancestrale n’a aucun sens et est parfaitement inutile. Soit, au contraire,
ce que disaient les Anciens avaient un sens, et alors les sources spirituelles
qui leur ont permis de bâtir leurs traditions sont pérennes et circulent
toujours, et il s’ensuit qu’en chercher la résurgence à toujours un sens, en
aura toujours.
Mais « on ne se baigne jamais dans le même fleuve »,
disait justement un grand sage d’autrefois. Et il serait parfaitement déraisonnable, à ce titre, de chercher à recréer à
l’identique les mondes anciens : ceux-ci sont à jamais révolus. Les
siècles d’imprégnation Monothéiste qui ont précédé le nôtre ne peuvent, ni ne
doivent être passés sous silence. Ils ont d’ailleurs apporté à l’humanité, et
particulièrement à l’Occident, d’inestimable trésors. Ils ont notamment
contribué à enrichir la pensée théologique, en transformant, par exemple, des
concepts Païens comme celui d’hypostase.
De plus, les conditions
socio-économiques dans lesquelles nous vivons aujourd’hui n’ont bien
évidemment plus rien à voir avec celles qui présidèrent à l’éclosion des
anciennes religions Païennes. La société antique était en général imprégnée de
sacralité, au point que les frontières étanches que nous connaissons entre le
sacré et le profane étaient quasiment ignorées, ou tout au moins profondément
différentes.
Or, ce hiatus, que personne ou presque, pourtant, ne songe à
nier, sert de prétexte à beaucoup pour discréditer la démarche des Paganismes
Résurgents. Ces voix, dont certaines sont Païennes, dénoncent comme illusoire, voire scandaleux et ridicule,
de vouloir vivre les mythes de l’intérieur, et de les considérer autrement que
comme les chatoyants spécimens d’une collection d’insectes fossiles. Mais
de quoi ce tollé contre la Résurgence Païenne est-il le nom ? Et qu’y a-t-il de si scandaleux à vouloir
lire Platon avec candeur, sans se livrer aux contorsions gymniques de la
restriction mentale en écartant les mythes, les Dieux et les symboles sous
prétexte qu’ils sont inactuels ? Et pourquoi lire la Bible au premier
degré plutôt qu’Homère ? Cette attitude est d’autant plus étonnante
qu’elle affecte de nombreux Païens,
qui parfois éprouvent un réel malaise à
voir célébrer de nouveau des cultes éteints ; c’est sans doute qu’ils
n’avaient jamais envisagé que ces autels refroidis pussent être des volcans
spirituels, dont la chambre magmatique, longuement inactive dans les hauteurs
de l’éther, put entrer de nouveau en éruption sensible…
Et c’est ainsi que l’on affecte
de se gausser de celles et ceux qui célèbrent en baskets le rite Romain, et, qui plus est, sans parler le Latin de Cicéron. On exigera donc des Païens « purs », avec des tresses et des
cornes au casque ; dans le cas contraire, on criera à l’« effet
de mode » et à un snobisme supplémentaire de nos temps fatigués. Le
procédé, en vérité, n’est pas nouveau, qui consiste à discréditer une idéologie en l’assignant à sa caricature, et en croyant
acculer ses tenants à un « tout ou rien » stupide et stérile.
N’a-t-on pas longtemps exigé des écologistes qu’ils s’éclairassent à la bougie,
avant de se convertir discrètement à leurs thèses pour mieux conspuer les
vaccins diaboliques ? Demain, donc, on exigera des Chrétiens qu’ils
servent de déjeuner aux lions, comme au bon vieux temps. On voit bien toute
l’insanité de cette escroquerie intellectuelle qui assigne toute création ou
innovation à l’absurde sous couvert d’exiger d’elle la cohérence absolue
qu’elle ne saurait avoir…Et qu’on n’a pas soit même !
Or, les religions dont les traditions n’ont pas été
interrompues, comme ce fut le cas pour les Paganismes lors de la Grande
Apolipse (529 ev – 1415 ev), ont naturellement subi une longue évolution qui leur a permis de s’adapter au monde contemporain. Nul doute que les Paganismes occidentaux
eussent connu une telle évolution, similaire à celle de l’Hindouisme par exemple, s’ils n’avaient
été aussi sauvagement éradiqués.
Ces
mutations furent parfois radicales : le Judaïsme, par exemple, a dû s’adapter à la perte de rien moins que
son unique centre cultuel ! Il a, en outre, subi les persécutions
innombrables que l’on sait, qui l’ont, certes, profondément affecté, sans pour
autant, Dieux merci, le faire disparaître. De même, l’Hindouisme
contemporain n’a plus grand-chose à voir avec le Védisme des origines, à
telle enseigne d'ailleurs que la cheville ouvrière de ce dernier, le sacrifice
alimentaire, a laissé place à une société largement marquée par le végétarisme,
alors que les brahmanes continuent de psalmodier imperturbablement les formules
antiques que prononçaient les sacrificateurs quelques millénaires plus
tôt !
Tout cela ne fait que nous répéter ce que nous savions
déjà : les religions étant des
institutions humaines en relation spécifique avec l’éternité, elles ont pour
tâche paradoxale d’adapter constamment ces valeurs éternelles dans le monde du
devenir en perpétuelle évolution. Il s’ensuit qu’elles ne peuvent rester
figées, et que l’image même des Dieux dont elles rendent compte ici-bas n’échappe
pas à cette loi : les unes conquièrent le sommet des Panthéons quand les
autres se voient reléguées dans une relative obscurité, quand ce n’est pas à
l’oubli pur et simple.
Et, de fait, dans l’Hellénisme
contemporain, les Païens ne manifestent pas la même piété que leurs
Ancêtres, et celle-ci n’a pas les mêmes destinataires, ce qui n’étonnera
personne. Ainsi, Zeus se voit
beaucoup moins vénéré qu’il l’était jadis, alors qu’Hermès semble remporter les suffrages, et le dispute en popularité
à Pan…Derrière Hécate, bien entendu, qui les dépasse largement, y compris au-delà
des adeptes de la piété Hellène.
Même les vainqueurs ne purent échapper à cette loi
universelle de mutation : quel
Catholique, aujourd’hui, peut affirmer qu’il voue aux Anges le culte de dulie
qui leur revient, sans avoir peur de passer pour ridicule ? Et qui ne
tord pas le nez devant le dogme de la virginité de Marie, quand ce n’est pas
celui (pourtant central dans la théologie Catholique) de la résurrection de la chair ?
Il ressort de tout cela que reprocher aux Néopaïens ce hiatus cultuel dont ils furent les premières
victimes est leur faire un bien mauvais procès. D’autant plus que, comme
l’a magistralement montré Jean Seznec dans son ouvrage La Survivance des Dieux Antiques,
ces Dieux et Déesses, si leur existence cultuelle a bel et bien été
interrompue, ont en revanche perduré en une existence culturelle vigoureuse, et même largement enrichie (Pour un peu, on
finirait par les croire véritablement immortels !). Ils imprègnent
toujours notre imaginaire et ont même réussi à s’immiscer dans nos vicissitudes
théologiques modernes en entrant par effraction dans la Psychanalyse…
Mais bien sûr, il reste une frontière ténue entre le culturel et le cultuel, et, s’il n’y a qu’un
pas du musée à Orphée, encore faut-il le sauter…Tous ne le feront pas, ce qui
n'est d’ailleurs pas souhaitable, et seule une minorité osera franchir ce miroir.
Mais cette transgression est désormais possible, elle est désormais licite.
Plus que jamais, nous devons nous fier à l’extraordinaire énergie qui dort dans
les mythes, à cette mythergie qui agit sans cesse sous le sol familier de
l’Histoire : le Grand Carnaval
cosmique à déjà commencé… Pourtant, des voix s’élèvent encore pour crier au
scandale face à la Résurgence.
A qui profitent ces
cris d’orfraie ? Qui a intérêt à ce que le Paganisme reste un fatras
de divinités folkloriques juxtaposées sans liens organiques les unes avec les
autres ? Pourquoi insister pour que ces Dieux décoratifs ou didactiques, amputés de tout panthéon cohérent
et coupés de toute lignée traditionnelle, ne
puissent plus rien signifier ? Car les Dieux, nous le verrons dans un
prochain article, sont essentiellement signifiants. Or, leur efficacité cognitive souveraine
s’exerce dans le cadre du mythe, à l’intérieur d’un panthéon dont ils sont comme des photèmes,
éclairant un savoir essentiel, à
l’instar des phonèmes d’un alphabet qui, en s’agençant en combinaisons
infinies, fondent le savoir existentiel. On souhaite donc que les Dieux restent
muets, on souhaite confiner dans le silence une voix théologique, fermer une voie
spirituelle. Car sans la résurgence d’un
Polythéisme panthéistique et traditionnel, en effet, la pensée panthéiste
restera abstraite et purement théorique.
En vérité, les
contempteurs de la religion font le travail objectif du Monothéisme, et en
particulier du Christianisme. Ce dernier en effet, dans la bouche de Tertullien (Apologie XXIV, 2), s’est proclamé vera religio ;
aussi, tout ce qui prétend, en dehors de lui, au statut de religion, en est soit
une contrefaçon diabolique, soit une naïve et touchante imitation, reléguée au
mieux dans le rôle d’une sympathique préfiguration de la seule et unique
Vérité. Ainsi, sans le savoir, les belles âmes qui se réclament de la
« pure spiritualité » et conspuent la religion confortent à peu de frais le Christianisme dans son monopole spirituel.
En position d’hégémonie culturelle,
celui-ci peut se permettre de regarder les autres religions avec le regard
condescendant d’une dame patronnesse, en les qualifiant de spiritualités, ou de
sympathiques « philosophies » (c’est le cas notamment des
religions orientales). Mais gare à ceux qui oseraient se réclament de la religio : ceux-là se voient
d’emblée assignés à l’enfer de la
superstition.
Inversement, certains
Néopaïens insistent tellement sur les fondements matériels de leurs traditions
qu’ils la purgent ainsi de toute spiritualité. En s’enfermant dans une obsession
archéologique, voire biologique, ils se perdent dans la vaine rêverie d’un Âge
d’Or où tout était figé, sans essayer de comprendre en quoi les notions
d’Ancêtre et d’ancestralité peuvent nous être utiles sur le plan spirituel. Ils
perpétuent ainsi le musée poussiéreux où
les Monothéistes ont incarcéré les Dieux en le transférant dans un ciel de
gloire, ou bien alors se contentent de transformer un musée d’art en musée
ethnographique.
Car si nous avons des Ancêtres selon l’ordre de la génération, qui, certes,
sont dignes de respect en tant qu'antérieurs à nous dans le flot du devenir, nous
avons surtout des Ancêtres intérieurs, qui sont les causes ontologiques de
l’émergence de nos âmes. Ainsi, une ancestralité
charnelle et horizontale ne doit-elle pas occulter une ancestralité spirituelle et verticale : nos coordonnées
ontologiques exactes sont à chercher à l’intersection de ces deux lignées.
C’est d'ailleurs un des sens du mot Paganisme, comme religion du pagus.
Mais certains se complaisent à n’envisager que l’axe horizontal,
et osent parler de « spiritualité » sans envisager une seconde la
verticalité. Ceux-là errent, en vérité, sans pères ni repaires, et, quoiqu’ils se réclament à qui mieux mieux
d’identité, c’est paradoxalement celle-ci qui leur fait défaut. Ils se rattachent
à leur lignée charnelle comme un naufragé aux planches de son épave, parce
qu’en eux, l’identité supérieure, source de toutes les autres, a sombré. Et
cela vaut d’ailleurs pour n’importe quelle tradition, monothéiste comprise. Or,
ceux-là aussi sont les alliés
inconscients des Religions du Livre, qui ont beau jeu de les renvoyer à une
superstition tribale et à stigmatiser l’os qu’ils portent dans le nez sans voir
le squelette qui gît dans leur reliquaire.
Aussi doit-on s’appliquer à mettre ses pas dans les traces
de nos Ancêtres, non pour ces empreintes elles-mêmes, mais pour espérer arriver
au même endroit qu’eux : dans cette venatio spientiae à laquelle ils
nous invitent par delà le temps, nous sommes des nains perchés sur les épaules de géants, et
peut-être, à force de patience et d’humilité, à force d’amour et d’attention
pour ces paroles oubliées, saurons-nous débusquer la Merveille que nos
prédécesseurs avaient traqué. Et c’est pourquoi il est vital, pour un Païen
résurgent, de comprendre la spiritualité
de nos Ancêtres, plutôt que de fixer le doigt décharné des Ancêtres de notre
spiritualité.
Résolument résurgents, donc, et non reconstructionnistes : nous n’avons aucune vocation au martyr, fut-ce celui du ridicule. Nous
refusons par conséquent d’être taxés de fondamentalistes, même si nous sommes
bien conscients qu’aucune religion n’en est à l’abri, pas même la nôtre. Ainsi,
par exemple, nous récusons pour
nous-mêmes le caractère misogyne et patriarcal des mœurs gréco-romaines de
l’antiquité, que quelques celtisants et celtisantes, nordisantes et
nordisants nous rappellent à loisir.
Car si l’on suivait cette logique, toutes les sociétés antiques furent marquées par l’esclavagisme, et je
ne sache pas que les Celtes et Germains en furent exempts. Paradoxalement,
d’ailleurs, les mêmes qui nous
accuseront de reconstitution de religion dissoute nous feront le procès des
« génocides » dont Rome se serait rendue coupable à l’égard des
peuples qu’elle a dominé, et en particulier, bien sûr, du malheureux
« peuple Celte ». Et ce, qui plus est, sans se départir du plus grand
sérieux…
En la matière, la contradiction serait tragique si elle
n’était pas ridicule : l’utilisation du mot « génocide » étant
ici parfaitement déplacée, même si les massacres ont été incontestablement massifs,
et qui plus est d’une cruauté sans nom. Mais il n’est que de rappeler que les
guerres antiques n’avaient rien de galas de bienfaisance ; les Assyriens,
par exemple, étaient réputés pour leur brutalité bien avant les Romains. Or, ces derniers ne sont pas, que je sache,
les auteurs de la fameuse formule « Malheur aux vaincus », mais, semble-t-il,
un Sénon bien celtique…
Cet acharnement contemporain à rappeler les violences des
légions nous paraît, une fois de plus, bien suspect. La distance temporelle, d’abord, est énorme entre les évènements
incriminés et le monde actuel ; pourquoi la prescription
bénéficierait-elle aux Assyriens, par exemple, et pas aux Romains, à quelques
siècles près ? De plus,
contrairement aux puissances impérialistes du monde contemporain, Rome est une
entité politique depuis longtemps disparue : la justice historique est
donc, en l’espèce, éteinte.
Et c’est justement là une des raisons pour lesquelles,
paradoxalement, Rome peut et doit
renaître, et pour lesquels nous nous
enorgueillissons, quant à nous, du beau nom de Romain.
Car il est clair que la pratique d’un Mos Majorum adapté à
l’époque contemporaine ne suppose pas
plus la restauration d’un Empire révolu que l’étude de la Torah ne nécessite la
reconstruction du Temple de Salomon. Désormais, Rome est passée dans une phase métapolitique, elle est devenue,
pour ainsi dire, une méta-nation. L’Urbs
à laquelle nous sommes fidèle est une Cité
omniprésente qui se situe à la fois au cœur
de chacun des cultores et de chacune
des cultrices deorum, dans le monde imaginal où vivent pour toujours
les Dieux et Déesse dont la société chorale est le paradigme de la nôtre, ainsi que
dans le monde entier.
Car la Providence à
attelé Athènes et Rome pour cultiver la terre entière. Non pas que les
autres civilisations n’aient pas fait de même : chaque culture, et
notamment chaque langue, a vocation à exprimer et à transfigurer la totalité du
réel. Il ne s’agit donc pas pour nous d’exclure la majorité de l’humanité sous
le prétexte de la barbarie comme le firent nos ancêtres, puisque nous récusons,
comme nous l’avons dit plus haut, ces travers de jadis.
Mais venez, et voyez : le monde entier utilise
aujourd’hui les caractères d’écriture
que Carmenta apporta d’Arcadie (et
que les Grecs héritèrent du Phénicien Cadmos) ; et même les contrées les
plus éloignées de Rome, où jamais un légionnaire ne mit le pied, les ont en
partie adoptés, sous le nom de romaji…Et le monde entier marche aujourd’hui encore au rythme sacré et secret de
Rome, utilisant les noms de ses mois
et de ses Dieux dans les jours de la semaine, même si, et c’est tant mieux, la
majorité des peuples a gardé en parallèle ses propres traditions calendaires.
Car Rome ne supprime pas : en
matière de culture comme en matière de culte, elle greffe.
Ainsi, Rome, depuis
qu’elle n’est plus nulle part, est partout, ce qu’illustre bien le nom du
vide originel qui servit de moyeu à cette roue du Destin qu’est l’Urbs, ce mundus
où chaque compagnon de Romulus apporta, dit-on, quelque chose de son
pays natal. Rome, la Ville, Urbs,
s’est ensuite élargie aux dimensions du monde, Orbis. Ce qu’elle a perdu en puissance et en efficacité politique,
elle l’a gagné en autorité spirituelle, et ce qu’elle a perdu en existence,
elle l’a gagné en essence. Son mundus est désormais partout et son pomerium
(enceinte sacrée) nulle part, pour paraphraser le Divin Hermès. Ou plutôt,
disons que son pomerium est l’équateur et que ses sept collines sont les sept
directions. Rome est devenu un état
d’esprit lorsqu’elle a perdu l’esprit d’État.
Elle a réalisé en elle, lors de son apogée politique, la synthèse la plus audacieuse de presque tous
les peuples et de presque toutes les cultures du monde connu de l’époque.
Cette Rome-là, puissante et manifeste, est morte avec Julien II le Philosophe sur
un champ de bataille d’Orient. Mais elle est revenue à son état initial de
latence, elle est retournée au Pays
Caché dont elle était issue au cœur de l’Italie ; elle s’est retirée
dans les bois du Latium avec Diane, les Camènes chantantes et les Faunes bondissant,
là où il y a bien longtemps, Saturne
exilé trouva refuge auprès du Roi Janus.
C’est un pays
féérique, qui n’a ni âge ni localisation. Il est sans doute situé quelque
part au-delà du miroir du Lac de Nemi, en
un lieu improbable que nos amis celtisants appelleraient le Sidh. C’est de ce lieu enchanté que
nous vient notre religion : c’est
de là qu’est sortie la Fée chérie de notre grand législateur, le Roi Numa.
C’est de ce lieu et de cette Fée que nous sommes, nous aussi, les dévoués
féaux, observant les coutumes étoilées de la Nuit des Temps, et toujours
attentifs aux signes d’outre-temps. Mais se souvient de tout cela, aujourd’hui que le
Latin ne rappelle plus que des cours austères, des thèmes et des versions, les
ruines et les légions ?
C’est pourtant cette Coutume
Immémoriale des Anciens qui est le plus sûr garant de l’universalisme véritable, celui qui permet de concilier l’unité et
la diversité dans l’harmonie, sur la terre comme au ciel. C’est la romanité qui
est la plus sûr moyen d’un éclectisme
éclairé, qui ne sombre pas dans le collectionnisme religieux du Polythéisme
titanique. Plus encore, c’est par notre romanité que nous avons accès à notre celtitude, car c’est elle qui en a
conservé et valorisé l’héritage. Elle l’a d’ailleurs fait pour tous les peuples
avec lesquels elle est entrée en contact : la première grandeur de Rome,
c’est d’avoir enraciné les hommes et les femmes d’alors dans leur patrie,
moyennant l’adhésion à une Patrie quasi cosmique. Ainsi, la Religion des Romains est-elle devenue la
Religion de tous, non parce qu’elle a imposé ses vues en supprimant les
traditions des peuples, mais parce que la Religion
de tous est devenue celle des Romains, et celle de chacun.
Cette vocation fédératrice était présente en elle dès l’origine, car Rome est la rencontre aventureuse de réfugiés fuyant
l’Orient et de bergers d’Occident. Ses origines sont obscures et
glorieuses, belliqueuses et pacifiques. On y voit tour à tour Venus et Mars,
des fées et des rois, des prostituées et des serviteurs. Rome est le nœud du paradoxe, comme il convient au centre du monde,
où convergent toutes les voies pour tisser la symphronie universelle. Ainsi, nous, Fils de la Louve, pouvons être
fiers d’être de glorieux bâtards et des enfants de putains, comme les filous
qui furent les compagnons de Romulus. Fils d’Orient et d’Occident, nous ne
sommes ni d’ici, ni d’ailleurs, nous sommes partout chez-nous comme l’aigle qui
n’est ni du ciel, ni de la terre, mais plane au-dessus de toute étendue.
Qu’attendre
aujourd’hui d’une Rome post-impériale ? Tout et rien. Au-delà des
nations concrètes, qui sont mortelles, Rome
est une nation éternelle, repliée dans la citadelle du cœur, et qui résiste
encore et toujours à l’envahisseur. Cette Cité-là ne sera jamais vaincue,
et sa citadelle jamais prise. De cette méta-patrie,
nous recevons d’abord une force
intérieure, mais cette vigueur (rhômè) est d’abord
spirituelle : c’est une force d’âme.
Elle nous permet de conquérir l’Empire,
mais il s’agit de l’Empire sur
nous-mêmes. Peut-être est-ce là, cependant, la seule royauté qui vaille, et
peut-être le seule vrai Rubicon que nous devons franchir est-il notre
propre sang ?
Ce qu’on peut encore recevoir de Rome, aujourd’hui, c’est
une remarquable grammaire rituelle, et
c’est aussi des outils efficaces
pour permettre le rétablissement de la Pax Deorum, car nous pouvons être
certains que les gestes que nous accomplissons et les formules que nous
prononçons étaient à peu de choses près celles qui étaient dites par les
Anciens ; et, même si ces gestes et formules n’étaient pas agencés
exactement de la même façon, nous savons que le génie rituel du peuple romain
consistait en une adaptation permanente et toute en finesse de la Tradition,
tout en ayant l’air d’une absolue fidélité. Ainsi, en perpétuant fidèlement les
cérémonies du calendrier, nous mettons
notre voix dans celle des Aînés, en un écho qui résonne par-delà les
siècles : gageons que le Latin, comme le Grec ou le Sanscrit, est une
langue qui sonne bien dans l’éternité, et fait claquer le rite comme un étendard pour manifester ici-bas la présence numinale.
Outre cette remarquable
ingéniosité rituelle, Rome nous apporte un bienfait majeur, celui de la sacralité du foyer. Un Romain, en
effet, grâce à son autel des Lares
et à la présence directe de la divinité au cœur même de son domicile sous les
espèces la Flamme de Vesta, peut sanctifier sa vie quotidienne à tout
instant. Le Mos Majorum n’a pas son pareil pour relier l’intime à
l’infini, l’infime au grandiose. Nul besoin donc de construire de
gigantesques temples de pierre : le templum est l’espace que le cultor
définit dans le ciel comme l’écran de sa destinée, et, contrairement au cliché, les Romains priaient volontiers dans les bois,
une simple pierre suffisant à leurs dévotions. Être Romain, finalement, c’est accueillir les Dieux chez soi ;
c’est donner l’hospitalité rituelle à la Présence Invisible, à la Flamme
Certaine, la Boussole absolue qui, comme l’apex
du flamen, nous rappelle au cœur du quotidien le Ciel Immense qui nous recouvre tous,
afin que nous ne perdions pas de vue l’Evidence.
Loin d’être meurtrière, donc, ma Rome intérieure réside dans la pourpre matrice de l’Ara Pacis que j’édifie en mon cœur.
Loin d’être aride et austère, la Rome de
mon âme se respire dans l’arôme du vin drapé de pourpre, elle bavarde dans les
langues de tous les peuples dont elle berça l’enfance, du Palatin à la
Puerta del Sol, de Fourvière au Château Saint Georges, et jusqu’à la Rome noire
de Bahia et aux volcans des Andes…Nous sommes désormais les Latins latents
d’une latinité élargie aux dimensions du monde.
Rome est la Patrie
Totale, parce qu’elle a pris le parti du Tout en refusant le dilemme
stérilisant de l’universel et du particulier, du progrès et de la réaction.
Cette Empire Universel de la Ville
Eternelle, cet œkoumène pananthropique vit désormais en
nous, il est le moteur des métamorphoses spirituelles dont les vertus de maiestas
et de libertas sont la manifestation extérieure. En refusant
pour nous-mêmes toute bassesse et toute servitude, nous serons en ce monde
comme les monnaies d’or de la Rome Nouvelle, portant l’effigie du Prince qui vit en nous, car tout Romain
et toute Romaine est le Premier et la Première, chacun est Marc Aurèle et chacune Julia
Domna.
Née d’une quête,
celle de notre Père Énée, Rome assigne à tous ses héritiers leur propre
recherche, celle de l’Auguste qui est en chacune et en chacun d’entre nous.
Elle est l’archétype de la communauté
chorale réglée par la volonté des Dieux, cette roue terrestre dont le moyeu
est le mundus et dont l’essieu sacrificiel nous permet de nous
connecter à la roue du ciel dans la fumée de l’encens et l’épanchement du vin.
Elle est la Porte par laquelle nos âmes sont habilitées à entrer et sortir de
ce monde.
Hic manebimus optime, dit le centurion lors de l’invasion des
Sénons, alors que les sénateurs en leur curie songeaient déjà à quitter la
Ville. « Ici, nous resterons bien volontiers » : les Pères
conscrits, en l’entendant, prirent cela comme un présage et décidèrent de
rester. Les oracles dorment au creux du
temps comme les eaux qui murmurent sous la terre. Patience ! Il n’est de
source qui n’ait sa résurgence.
Hic et nunc, ubique et semper, omen sit.
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