T comme Temple, Espace sacré, Sanctuaire
Esquisse d’un traité de naologie.
Terrains vagues, parkings, décharges,
friches industrielles ou agricoles, supermarchés, open-space : ces espaces où évolue notre post-modernité sont
des espaces dévastés. Ce sont des
espaces déchus, privés de leur spatialité, car ils sont décalés, désaxés,
excentriques. Ces lieux-là ne sont plus que des non lieux, des lieux d’exil et
d’errance où s’exerce le nomadisme sédentaire d’une multitude d’individus
exceptionnels, piégés dans leur ennui et englués dans l’uniformité de la morne
et terne idée de leur époque opaque, cherchant désespérément l’insolite et
l’étrange.
Et le temps qui
hante ces espaces quantitatifs est à l’image de ce Tartare, immense prison à
ciel ouvert : vide et monotone, c’est un temps décalendaire et décadent, un temps désespéré, un pénitemps
épuisé qui se survit à lui-même et procrastine sa fin en s’étourdissant dans
les divertissements, pour oublier qu’il est à jamais orphelin de toute fête.
Cet espace-temps
est celui des peuples sans ciel, celui de la distemplation qui peu à peu remplace la contemplation dans nos
âmes précipitées et nos esprits préoccupés. Ces lieux inhumains qui étendent
peu à peu leur emprise en une irrésistible marée de laideur sont aux antipodes
de l’espace réel, du lieu sacré, de l’espace qualitatif du templum. Les premiers
font de chacun un étranger partout où il va, exilant tout habitant sur le lieu
même de son existence, quand le second accueille tout voyageur en son sein
comme en sa patrie première.
Templum :
ce terme latin est à l’origine d’une des appellations les plus courantes de
l’espace sacré. Mais les anciens latins avaient pour désigner ses différentes
déclinaisons de nombreux autres vocables, comme delubrum, aedes,
fanum,
sacellum…Cette
richesse sémantique est sans doute le reflet d’une civilisation qui, au
contraire de la nôtre, avait placé le sacré et sa contemplation au sommet de
ses valeurs.
L’étymologie du mot templum, que nous nous proposons d’examiner à présent, nous sera
d’une aide précieuse pour pénétrer puis arpenter les arcanes de la sacralité spatiale et du symbolisme architectural qui l’exprime.
Comme souvent, l’origine de ce mot est incertaine. La plus répandue le fait
dériver de la même racine que son homologue grec temenos (l’
« enceinte sacrée »), racine qui connote l’idée de
« découper », ainsi, le temple
est un secteur, un morceau singulier découpé sur le fond de la réalité du
monde.
A l’origine, il
s’agit d’un mot technique issu du droit
augural : lors de la prise d’auspices, l’augure déterminait dans le ciel une sorte d’écran sur lequel il souhaitait
obtenir, exprimée par le vol et les cris des oiseaux, la réponse à la question
qu’il avait rituellement posée. Ensuite, ce terme désigna la projection de cet espace céleste sur le
plan terrestre. Enfin, par métonymie, templum
finit par désigner le bâtiment élevé sur
ce saint secteur pour abriter un autel, une institution, ou, parfois,
l’image d’une divinité.
Car un espace non cultuel peut être
qualifié de templum, pourvu qu’il
ait été dûment séparé et délimité par
les augures moyennant certaines formules. Ainsi le mot désigne
indifféremment tout terrain consacré
par voie augurale, tout espace effatus, c’est-à-dire sur lequel ont
été prononcées (fari) les paroles
appropriées. La Curie où se
réunissait le Sénat du Peuple Romain, par exemple, relevait de cette auguste
qualité. Ainsi, le temple, reflet du
ciel sur la terre, jouit-il d’une sorte de privilège d’exterritorialité spirituelle, comme une ambassade surnaturelle ; déroulé
par la vertu de la parole comme un tapis (selon une autre étymologie, qui fait dériver templum de la racine indo-européenne *temp connotant l’étendue et le verbe
étendre), il rend l’espace
signifiant, d’insignifiant qu’était l’espace profane préexistant, et en
fait pour ainsi dire un jardin du Verbe.
Tout sanctuaire ici-bas relève en effet
d’un paradoxe, dans la mesure où le paradoxe est justement la signature du
sacré pour nos âmes peu agiles ; car le temple réalise l’exploit de manifester l’inétendue dans l’étendue, comme la fête qu’il abrite en ses murs
allie mystérieusement le temps et l’éternité. Ainsi, l’espace sacré est-il
nécessairement à part, offshore, il est comme flottant par
rapport à l’espace profane qui l’entoure ainsi qu’une mer, et où il apparaît
comme une singulière éminence a l’instar d’une île, d’une nef ou d’une montagne : car le temple est tout
cela à la fois, et bien d’autre choses encore.
Nombreux sont les mythes qui rendent compte à leur
manière de cette anomalie spatiale qu’est le sanctuaire au regard du monde
profane, anomalie toute relative et dont il convient naturellement de renverser
la perspective dans une vision du monde conforme à celle des Dieux : c’est
en effet l’espace profane qui relève de l’anomalie, puisque le temple, en tant
que projection de l’ordre céleste sur le
chaos terrestre, manifeste cet ordre parfait tel une lanterne. On pourrait
d’ailleurs y voir une étymologie éclairante pour le terme de fanum,
en le faisant dériver du nom du Dieu Phanès,
l’Apparent ; mais cette étymologie, pour séduisante qu’elle soit, est plus
mystique que strictement philologique.
On raconte que l’île de Délos, jadis, était un rocher
flottant dans les mers, en quête d’un encrage terrestre. Or, son errance
rencontra un beau jour celle d’un malheureuse Déesse, enceinte des œuvres de
Zeus, et que la colère d’Héra poursuivait sans relâche sous les espèces d’un
abominable serpent, Python. Aucune terre n’acceptait d’accueillir la délivrance
de l’infortunée parturiente en sa course désespérée. Seule, Délos accepta de recevoir la Déesse en
gésine, ce qui lui valut d’être fixée au
centre de toute mer. Elle devint ainsi le clair écrin des éclats jumeaux d’Artémis et d’Apollon, nés de Léto
accrochée dans son travail d’enfantement à un majestueux palmier-dattier. Signe
du caractère extra-terrestre de l’île sainte, il sera à jamais interdit d’y naître et d’y mourir.
Ainsi, tout sanctuaire, quel qu’il soit, se
situe-t-il au centre du monde dont il manifeste l’axe ; son avènement
a toujours quelque chose de miraculeux,
car il est toujours le résultat d’une quête, d’une errance ou d’un combat. Moyeu de la terre, il reçoit en la vacuité de son sein l’essieu des
Cieux, comme la mâture d’un navire immobile destiner à une navigation mythique
vers l’au-delà de l’espace. Désigné
par le ciel qui baratte en lui le chaos de la terre, le temple porte en son
sein le monde entier comme une matrice
architecturale où s’unissent, en des noces toujours renouvelées, le temps et
l’espace, l’aire et l’ère, l’étendue et l’inétendue. En une autre île de l’Égée, Naxos, Ariane, qui semblaient endormie à jamais dans l’ennui enduré,
reçut-elle, divine surprise, la visite soudaine de l’Inattendu, qui vint la
couronner d’étoiles.
Ainsi va le
sanctuaire, qui succède au suaire. Ariane le savait bien, au demeurant, elle
qui venait de présider à la quête de
l’espace intérieur au profit de Thésée.
Entre l’espace insignifiant qu’est notre désert spirituel et le jardin de l’Un
qu’est le temple, en effet, s’étend un no-mans land, un sac de nœuds, un
marais incertain aux chemins fluctuants nommé Labyrinthe. Tout ce passe comme s’il s’agissait là des limites du
sanctuaire, de son enceinte vivante, dont le grouillement linéaire tentait
d’empêcher l’entrée dans le lieu saint de tout individu indigne. Pléonasme.
Le labyrinthe est la frontière mouvante
entre l’extérieur et l’intérieur, entre l’espace des corps matériels, extra-posés dans leur impénétrabilité mutuelle, et celui des corps spirituels,
le monde imaginal où les lieux sont des lieux de désir, et où les formes
vivantes ne sont plus captives de la matière, comme en nos étendues désertes.
Or, tout labyrinthe
doit être vaincu, démêlé : circonvallation
du saint secteur, il recèle en ces circonvolutions
les circonlocutions des circonstances dans lesquelles on tourne
et retourne, où chacun rumine les problèmes filandreux de l’existence, où l’on
s’enferme d’autant plus sûrement qu’on tente d’en sortir. Car ce piège à ceci
de particulier qu’on ne peut y échapper par le plan par où l’on est entré : on ne s’ échappe que par en haut, sur
un autre plan, à moins qu’on se soit
vaincu soi-même à travers le Minotaure et qu’on ait reçu d’Ariane la fameuse
pelote (voir fig. 1)
Le Labyrinthe, en effet, est un
convertisseur d’horizon : il nous fait progresser du plan horizontal
jusqu’au plan vertical. Pour être vaincu, il
doit être imité, comme ces démons d’Éthiopie qui fuient, dit-on, lorsqu’on
leur tend un miroir. C’est ce que fait la pelote
d’Ariane : en épousant docilement les insinuations du piège minoen,
elle le déroule et l’explique. Au fur et à mesure que la bobine se dévide, la
redoutable complexité du dédale se trouve réduite à l’évidence et, ainsi imité,
le Labyrinthe est limité, réduit à une danse sacrée que Thésée enseignera
ensuite à ses compagnes et compagnons : la Danse de la Grue. Cette chorégraphie nous enseigne que le temple et le rite s’engendrent l’un
l’autre, et que le sanctuaire est à la célébration ce que la coquille est à
l’escargot.
Sinueux combat que celui de la quête de
ce lieu impossible qu’est le lieu sacré, ce lieu qui n’a pas lieu et où, par
conséquent, l’on ne peut se tenir : cet in-stant. C’est Apollon, cette fois, qui nous en montre
la voie : à peine a-t-il surgi du nombril des mers qu’il se met en quête
du nombril de la terre. C’est à Delphes,
comme on le sait, qu’il le trouvera. C’est
là qu’il révèlera, en Seigneur de Lumière, son caractère axial, en surmontant
toute horizontalité et toute incertitude existentielle. Car son combat mythique contre Python est une
deuxième fondation du monde, comme le sera ensuite la fondation de tout
sanctuaire.
En transperçant de
ses flèches le monstre qui poussait sa Mère à l’errance à travers toute terre, il fixe le Serpent Aléatoire qui grouille
en tout espace, déterminant ainsi un espace de certitude et dressant l’axe du monde au lieu même de sa
présence (Fig.2) En cet acte démiurgique,
il se montre vainqueur de
l’indétermination du chaos et, en un même mouvement, présente mutuellement
le centre qui était partout et la circonférence qui n’était nulle part. Tout temple est donc la grandiose carcasse
d’un monstre vaincu et en même temps sa tombe, puisque tout cosmos est le
tombeau d’un chaos : futaie pétrifiée, le sanctuaire est le fossile d’un
monde révolu, parce qu’inactuel ; tout lieu saint se révèle être le
vestige d’un monde supérieur, les ruines d’un paradis perdu et déjà retrouvé…
Fig.2
Fig 2bis
…Et son plan
également, puisque le Temple est
simultanément relique et préfiguration : telle est l’expression
architectonique de son éternité. Peau étalée d’un antique fauve sacrifié, il en
est aussi la promesse de résurrection. Sur la plage tachetée du Quelquepard
s’étale en signes énigmatiques la carte d’un mystérieux archipel :
sûrement la route qui mène aux Îles des
Bienheureux. Ainsi, la peau de la Panterre est une peau vivante, qui
fait voyager tous ceux qui osent en fouler le pelage en connaissance de cause (Fig.3).
Une fois vaincu, le Serpent Aléatoire
devient ouroboros et se love
amoureusement autour de cet œuf qu’est l’omphalos,
d’où naîtra un jour le cristal imaginal,
manifestant l’éclat des lumières au mitan des poussières, la Nature naturante advenue au centre de la
Nature naturée.
Fig.3
Les temples sont nombreux et leurs architectures
variées, mais on aura compris, en lisant les lignes qui précèdent, que le
Temple est unique, comme le monde. Chaque sanctuaire sur la terre manifeste en effet un
paradigme céleste, c’est-à-dire intelligible. Pour complexe que puisse être
parfois sa configuration concrète, l’archétype
fondamental du temple est simple, et se déduit à partir de la sphère
ontologique que nous avons déjà présentée à plusieurs reprises sur ce
blog, en suivant les lois de la géographie imaginale et de l’ontométrie,
c’est-à-dire de la géométrie de l’Être.
Allons voir cela de plus près.
Il est, au monde, deux catégories principales de sanctuaires :
les sanctuaires circulaires, à plan
centré, et les sanctuaires
sectoriels. Les premiers, comme on le voit sur la figure 4, correspondent au plan équatorial de la Sphère Ontologique,
et les seconds à un secteur déterminé de
ce plan, compris entre deux rayons. Il va de soi que ce schéma peut être lu
en deux ou en trois dimensions : ce qui est valable pour le cercle l’est
aussi pour la sphère.
Fig.4
Ainsi, le temple égyptien (Fig.5) peut-il se concevoir comme
une galerie s’enfonçant vers le centre du monde : au fur et à mesure
qu’on s’y avance, le sol s’élève et le plafond s’abaisse alors qu’augmente la
pénombre, jusqu’à ce qu’on parvienne au lieu le plus sacré, le Naos. Chaque
« marche » de ce dispositif, constituant
symboliquement un degré supplémentaire d’intériorité, correspond à un diacosme
déterminé : la cour met en
scène le monde sensible, la salle
hypostyle le monde imaginal et le saint
des Saints où habite le Dieu, le monde intelligible, impénétrable au commun
des mortels.
Fig.5
Un tel sanctuaire peut ainsi être comparé à une sorte d’écluse métaphysique permettant de
remonter le cours du devenir jusqu’à la source de l’Être, cachée au cœur de la
montagne cosmique (Fig.6)
Fig.6
Fig.6 bis.
Le sanctuaire
circulaire correspond à l’expression de
la totalité sous la forme d’un bâtiment ; il peut se résumer à la
figure très simple d’un cercle centré (cf. fig.2).
Il s’agit là d’un symbole universel,
exprimant en général le soleil en son
règne universel, et, simultanément,
l’œil qui contemple ce soleil. On se trouve ici devant le mystère même de tout espace sacré, qui
noue en une alliance paradoxale le
connaissant et le connu, l’étendu et l’inétendu, le centre et la périphérie, le
fini et l’infini, le transcendant et l’immanent. Dans
l’ambiguïté de cette enseigne magistrale se trouve alors exprimée, sans
paroles, la merveille inexplicable de la contemplation
mutuelle de l’humanité et de la divinité.
Cette symbolique montre à quel point le
Temple, naos, est l’habitacle même de
l’intellect, noos. Tout temple
est un symbole habitable, tout temple est une coquille où vient résider
l’Intellect, tapi dans l’ombre de son mystère. Le sanctuaire circulaire est le
résumé du cosmos, il est la cave, la crypte
des mondes supérieurs, en laquelle tout homme qui en est digne peut
rencontrer tout Dieu qui lui fait signe. Ce sanctuaire est conçu pour abriter toute divinité sous sa carapace ;
le dôme qui le recouvre est un comme un ciel sous le ciel, son sol pavé de
dalles carrées est le résumé de toute terre.
Il est issu, ontométriquement,
d’une ouverture de l’hémisphère austral
de la sphère ontologique, c’est-à-dire de son hémisphère substantiel, alienal,
qui se déploie comme une tortue sort ses pattes (cf. fig.7). Il est l’antre de l’Autre, la Grotte
matricielle dans l’ombre féconde de laquelle se manifeste, par contraste, l’axe lumineux de l’Avatar issu de l’oculus qui perce le dôme, voûte du
Même. C’est la concrétion de l’âme du
monde en tant que Nature, conduisant vers l’âme du monde en tant que
Sagesse, matérialisée par la corolle de sa coupole, par le moyen de l’axe du Logos qui les relie. Celui-ci,
en tant que colonne de lumière, réalise en lui l’anamorphose du plan dont il est pour ainsi dire le gnomon (cf. fig.1). Il en
moissonne l’intégralité des puissances et les dresse en un faisceau comme une
gerbe divine. Un tel temple se lit dans le Panthéon
de Rome, ainsi qu’en sa Régia et, en général ; en toute
tholos.
Fig.7
En termes de
géographie imaginale, ce Temple circulaire peut s’exprimer comme une montagne, sa dynamique interne
correspondant à celle du tore mondial,
ce qui l’apparente à une sorte de volcan
spirituel (cf.fig.8). Le plan équatorial de la Sphère Ontologique correspond en effet
au lieu commun de nos existences :
il est le continent existentiel sur
lequel se déroule l’épopée de nos vies. Si
l’on transpose les données empiriques de notre quotidien en langage symbolique,
on peut dresser la carte imaginale de la
montagne psycho-cosmique qui résume l’espace-temps ordinaire, celui de nos
expériences. Les anciens Indiens connaissaient bien ce procédé : ce sont
ces fameux mandalas, mondes
symboliques en miniature, qui sont à la fois les matrices intellectuelles de
leurs sanctuaires et la cartographie du salut.
Fig.8
La montagne
psycho-cosmique dont nous parlons, archétype simultané du temple et de la
nature dont il est le symbole, peut se résumer en un cône : le centre en est
en même temps le sommet, et la périphérie,
la base. Celle-ci est baignée par l’océan circumcosmique sous la surface
duquel elle plonge : c’est l’Ouroboros,
la muraille universelle qui protège l’espace existentiel du néant
extérieur que, parfois, elle peut désigner par métonymie (cf. fig.9). Cet Océan
périphérique est la fameuse circonférence qui n’est nulle part, puisqu’elle
représente les limites de toute expérience.
Fig.9
A l’inverse, le sommet de la montagne est en même temps
le centre de toute existence. C’est
le lieu paradoxal où celle-ci cède la
place à ce qui la dépasse. Il résume
en lui la condition humaine et la couronne, et, comme nous l’avons vu dans
d’autres articles, l’abolit en permettant le passage de celle-ci vers des
conditions d’existences métanthropiques. Ce point
centro-sommital jouit d’une surabondance de traductions symboliques, ce qui
n’est pas étonnant, eu égard à son statut exceptionnel et sacro-saint : il
est le cœur de toutes choses, le noyau incandescent de toute expérience,
la tête de toute nature d’où l’on
peut contempler l’intégralité du monde d’un seul coup d’œil dans l’éclair d’une
vision olympienne. C’est le Lieu par excellence, impact de l’axe
ontologique sur notre plan, et par conséquent chef-lieu, trône royal, juste place et place du juste.
En géographie
imaginale, où les directions acquièrent
une dimension symbolique, la périphérie
océanique de notre continent mythique prend une valence occidentale. Elle
connote en effet la descente, car elle plonge
(dysis)
dans les basses couches de l’Être ;
elle exprime l’incarnation, la procession
de l’Être vers sa manifestation concrète et détaillée, le déploiement de celui-ci dans la multitude indéfinie
de ses occurrences existentielles, jusqu’aux plus extrêmes limites, celles
de la poussière, dans l’infinité des points de la circonférence du cercle.
C’est le lieu annulaire du soir, de la senescence, de la mort, de la fin. Lieu
où se multiplient les choses comme les grains de sables d’une plage ultime, lieu occidental de l’accidentel.
Au contraire, le centre-sommet de notre mandala se voit nécessairement
attribuer l’éminente valeur orientale.
L’Orient, c’est la direction par
excellence, celle dont toute expérience nous enseigne que surgit la
lumière. Direction de l’essentiel,
tournant le dos à l’accidentel, c’est le côté du début, lieu primordial d’où se manifeste l’être le plus réellement être
en provenance des mondes supérieurs ; c’est la source d’où découle tout devenir, à l’instar des fleuves qui, nés
de la pluie, dévalent les versants de la vie pour aller se jeter dans l’océan,
où leurs eaux s’enfonceront dans les profondeurs du monde afin d’ y être
régénérées. La valence orientale est la
référence vers laquelle se tourne toute existence en quête de réintégration,
de retour vers l’origine. C’est le
chemin qu’emprunte l’Être lors de sa conversion
vers lui-même.
Entre ces deux
directions fondamentales, que deviennent
alors le nord et le sud ? Traditionnellement, le premier est assimilé au solstice d’hiver, moment où le soleil
entame sa remontée, et le second au
solstice d’été. Le nord est le côté
de la Porte du Ciel et le sud la Porte des Enfers. Ainsi, il nous semble
qu’ils correspondent respectivement, dans notre géographie intérieure, au sens de rotation dextrogyre et au sens
lévogyre (cf. fig. 2). Au-delà de ces deux sens, ils conduisent chacun vers le sommet ou
vers la base de la montagne universelle. Par le nord, ayant donc l’orient à sa droite et l’occident à sa gauche,
nous cheminons sur la voie ascendante de
l’inspirale, qui nous conduit peu
à peu vers le sommet où se dresse l’axis mundi, alors que la voie
inverse nous fait descendre la pente naturelle de l’expirale vers les confins extérieurs de l’existence.
Il est à noter que
la voie naturelle de toute existence,
dans l’ordre habituel des choses, est de s’écouler
selon l’expirale, d’orient en
occident. Car notre modèle psychotopique n’est
pas un modèle statique, il est en rotation
perpétuelle sur lui-même comme un tore dynamique. En effet, toute existence
surgit du centre sommet pour s’écouler plus ou moins rapidement vers la
périphérie océanique. Le chemin inverse
est par conséquent contraire à l’ordre apparent et naturel des choses :
c’est un chemin héroïque, la Voie du Saumon. C’est pourquoi la
montagne existentielle peut être assimilée, dans ce cas, au mont Oeta où Héraclès dressa le bûcher
de sa propre apothéose, ou à l’Etna dans
le cratère duquel se jeta Empédocle.
Reproduisant à
l’extérieur et dans l’épaisseur de la matière cette géographie interne, le
sanctuaire peut se réduire à quelques éléments
architecturaux essentiels : l’enceinte
périphérique, la porte, les colonnes et l’autel.
Ce dernier peut constituer à lui seul, d’ailleurs, le sanctuaire.
Dans bien des cas, en effet, l’espace
sacré se résume à un autel entouré d’une limite marquée de manière plus ou
moins nette. L’autel matérialise ainsi le point sans dimensions où l’axe ontologique coupe le plan existentiel,
et dont il devient alors le centre. Il peut être assimilé à une sorte de pierre de foudre, vestige de l’impact
fulgurant de l’Axis Mundi sur le champ de l’expérience (cf. fig.10).
Fig.10
Éminemment symbolique, la pierre
d’autel fonctionne comme la borne ultime
de toute étendue, limite infranchissable de toute horizontalité. C’est sur
elle, d’ailleurs, que coule le sang des sacrifices et les libations, et que
s’élèvent les fumets des viandes et les vapeurs de l’encens, comme si tout cheminement terrestre venait
s’y changer en essor vers le ciel ou en plongée vers les enfers ; ce
foyer, qui est parfois aussi une fosse, marque
la présence mystérieuse de l’essieu des cieux dont le temple est la roue,
et qui tourne avec l’année en mettant les dents des fêtes annuelles dans la
crémaillère sans fin du calendrier. Le temple est là pour communiquer à la
terre le mouvement du ciel : c’est un Moulin
Mystique.
Mystérieux cristal tombé d’un monde
surplombant, l’autel, comme le temple tout entier qu’il concentre en sa
compacte minéralité, est donc un convertisseur
d’horizon. Coffre hermétique
renfermant symboliquement, en sa matière impénétrable, le reflet de l’insondable mystère de l’Un, il est le sas paradoxal où tout étant trouve l’accès à sa propre absence. Arche de pierre,
l’autel est un double tombeau :
cercueil énigmatique où vient mourir l’existence profane, dans la cruauté du
sacrifice par lequel s’opère la dé création du manifesté, il est même
temps cet étrange sarcophage où l’absolu vient mourir à lui-même et se
relativiser afin de se montrer aux êtres relatifs, cette cuve pleine où l’évidence de l’infini vient s’enfermer dans ce qui est
le plus limité possible : la
matière.
Ainsi, l’autel
est-il une sorte de ponton vertical,
un isthme où se dématérialisent les corps et se matérialisent les esprits. Sur
cette banque d’Hermès s’échangent
les valeurs essentielles et les devises substantielles. Le feu qu’on y allume presque toujours est le moteur de ces échanges :
c’est lui qui fait que l’éthernef que constitue le sanctuaire
n’est un navire immobile qu’en apparence, puisqu’en vérité il cingle vers des
archipels situés au-delà de tout horizon. Le mât en est justement l’axe
central, la voile en est la voûte, gonflée par le vent des oraisons et la fumée
des offrandes, et les filins en sont les colonnes, à moins que ce ne soient les
avirons (cf. fig. 4).
Mais
« comparaison », nous dira-t-on, « n’est pas raison ». Où
se trouvent, dans un tel navire, la proue et la poupe ? Et a-t-on jamais
vu naviguer un bateau circulaire ? Il est temps en effet de nous pencher
sur le cas de l’autre type de sanctuaire
que nous avions défini plus haut, le temple sectoriel.
Celui-ci a pour
axe, comme on le sait, un rayon du
disque équatorial de la sphère ontologique. Cette configuration correspond
à une voie particulière vers le centre sommet de l’Être, c’est
pourquoi la comparaison avec le navire lui est tout particulièrement
appropriée. En effet, il n’est
constitué, pour ainsi dire, que d’une nef, qui en quelque sorte s’élève vers la proue pointant vers l’orient. Celle-ci porte,
comme il est d’usage, une figure de
proue qui n’est autre que l’image
cultuelle du Dieu auquel ce temple est consacré. Si le prêtre desservant un tel sanctuaire peut à bon droit être comparé
au pilote du navire, le Dieu qu’il
abrite est comme son armateur et son propriétaire. Les voyageurs entrent, à
l’occident, par la poupe, et voyagent en direction du centre de toutes
choses. Le Dieu dont le temple est l’abri est en même temps la voie que suit le navire : les puissances
divines sont, comme nous l’avons déjà vu, les rayons intelligibles qui émanent du moyeu mystérieux qui, lui-même
immobile, fait tourner le monde entier autour de lui.
L’orientation d’un
tel temple est, bien sûr, énoncée sur le
plan de la géographie symbolique. Dans l’ordre
strictement topographique, en effet, l’orientation
des temples polythéistes est variable, car elle inclut tous les angles de
vie de la réalité, contrairement aux temples monothéistes, qui, eux,
n’envisagent qu’une direction spirituelle possible.
Dans un cosmos
polythéiste en effet, toutes les
directions de l’espaces correspondent à des divinités : il suffit pour
s’en convaincre d’observer par exemple le foie
divinatoire de Plaisance. Il s’ensuit que certains temples sont orientés
d’une manière différente à celle décrite plus haut. Certains, par exemple, sont
orientés sur le lever du soleil du jours de leur dédicace. Ainsi, tous ces
secteurs forment-ils, sur le plan existentiel de la sphère ontologique, comme
les parts d’un gâteau : aucun
secteur de l’expérience, en effet, ne reste étrangère à la divinité.
Mais nous savons
désormais que ce plan mythique est en réalité un cône s’élevant à l’aplomb de l’hémisphère boréal de la sphère
ontologique. Nous avons vu également que la dimension symbolique du nord
exprime une dynamique, celle de l’élévation
des âmes vers le sommet de l’existence, puis, au-delà, vers le pôle nord de
l’Être qui est la limite suprême de toute quête spirituelle, là où se manifeste
l’Un sans second. De là surgissent également les puissances mystérieuses qui
tissent notre monde, puissances hyperboréennes dans la mesure où
elles proviennent d’au-delà du pôle lui-même, par-delà tout temps et tout
espace…
Ainsi, lors de
cette élévation en spirale, que
décrit notamment Platon dans le Phèdre, chaque temple sectoriel
constitue-t-il une marche dans le viret
(cf. fig. 11)qui se déroule autour du méridien secret,
l’axe de la sphère ; et, dans cette ascension sur la face concave de la
coupole céleste, chaque secteur semble de plus en plus petit au fur et à mesure
qu’on s’élève, jusqu’à disparaître enfin
par l’oculus sommital. Le Temple s’est alors résorbé dans le point, seul sanctuaire digne de l’Indicible,
où s’unissent mystérieusement l’adorateur et l’adoré. Et c’est là le terme de
toute contemplation, perdu dans les hauteurs vertigineuses de la Pupille Absolue, dans la Ténèbre plus que lumineuse qui se tapit
au cœur du soleil.
Fig. 11
Et le fossile d’ammonite nous a fait
remonter la spirale du Temps jusqu’à son origine cachée. CQFD.
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