L’Abécédaire du Petit Père Païen
E comme
Esotérisme, Eleusis, Epoptie ; Initiation et Mystères.
En cette librairie de gare, l’autre soir, exposé bien en vue
des voyageurs pressés, s’étalait la couverture d’un livre : trois
minutes pour comprendre cinquante piliers de l’ésotérisme. Et bien
sûr, je manque de m’étrangler d’indignation, non seulement à cause du caractère
scandaleusement quantitatif et stupidement sportif du titre, mais aussi parce
que ce livre se trouvait juxtaposé à d’autres ouvrages du même genre, au titre
quasiment identique, à ceci près qu’ « ésotérisme » y était remplacé
par « christianisme », « islam », « judaïsme » ou
« bouddhisme ». Miracle moderne de l’interchangeabilité universelle.
Ainsi donc, l’ésotérisme serait une religion, et, qui plus
est, une de ces religions qui peuvent « se maîtriser » en quelques
minutes…Oh, bien sûr, l’essentiel seulement, répliquera-t-on, et non les
détails byzantins qui font les délices de quelques sages exotiques, attardés
dans les sombres mais pittoresques superstitions d’un autre âge où ils se
complaisent. On mesure là à quel point la vacuité
modernitaire est devenue
éblouissante d’arrogance : l’ « essentiel » serait donc le plus petit
commun multiple, le digest, la portion congrue, bref, le minimum syndical.
Malheureusement, l’idée
que l’ésotérisme est une discipline en soi ne date pas d’hier, et est
largement répandue dans la sphère Païenne, à telle enseigne que, pour beaucoup
de Païens, l’ésotérisme est devenu quasi
synonyme de Paganisme ; On voit se multiplier les publications qui
prétendent en expliquer les doctrines et les symboles propres, ainsi que les
boutiques en ligne qui ne prennent même plus la peine d’être « ésotériques »,
mais qui deviennent « éso »,
comme on est « écolo » ou « pédago »…
Et si cette mode agace souverainement quelques esprits
exigeants et rationnels, elle a malheureusement pour effet de discréditer à
leurs yeux toute démarche authentiquement ésotérique et d’en faire un synonyme de superstition et d’obscurantisme,
un repoussoir absolu.
Encore un dilemme
aliénant dont il est impératif de sortir.
Non, l’ésotérisme
n’est pas une ligne éditoriale, ni une discipline de développement personnel
pour quelque Narcisse ultra connecté en quête d’un supplément d’âme (comment
pourrait-on, d’ailleurs, donner un quelconque supplément à ce qui s’est
irrémédiablement perdu ?). Il n’est pas davantage une ligne cosmétique
dont Psyché s’enticherait pour se refaire une beauté ; intemporel par
essence, il ne saurait non plus constituer quelque mode vestimentale, ou,
comme pourrait le suggérer son suffixe en -isme,
une idéologie de plus dans une
collection déjà trop bien fournie.
On ne peut l’étudier comme on étudie le Badminton ou la
Cuisine Syro-libanaise, et il ne peut se condenser en recettes ; il en est
même l’exact opposé : il est l’anti-média
et l’anti-pub par excellence. Il
commence quand toute concession au quantitatif s’arrête, et lorsque cesse
tout esprit de prostitution. Les Anciens ne disaient-ils pas de ceux qui
avaient trahi les Mystères d’Eleusis qu’ils avaient « Prostitué les Deux Déesses ? ».
L’ésotérisme n’a pas
de contenu propre : il consiste essentiellement en une attitude, un
état d’esprit, ou plutôt, il est l’état de l’esprit. Il n’est pas une
spiritualité, mais la voie de d’intériorisation qui mène vers elle. Aussi, il
pourrait, à la limite, avoir n’importe quel contenu, puisqu’il consiste à convertir son regard vers l’intérieur
de soi afin d’avoir accès, sans effraction ni viol, à l’intérieur de toutes
choses.
Il est donc une exégèse de la vie quotidienne et, pour le regard ésotérique, tout est
potentiellement symbole, et tout peut faire l’objet d’une enquête analogique.
L’ésotérisme est par conséquent beaucoup plus près de l’attitude discrète du
cueilleur de champignons qui marche et observe en silence que des effets de
manches du conférencier à la mode ou des boniments du marchand de pendules.
Mais l’ésotérisme n’est
pas non plus un syncrétisme, ni un
œcuménisme consumériste qui consisterait à effectuer une sélection des
meilleurs aspects de chaque religion pour en constituer un
« bouquet » de channels spirituels. Le gloubiboulga nuageux qu’on nous sert sous ce nom est donc aux
antipodes de tout ésotérisme véritable. S’il
est vrai que les religions convergent toutes, c’est à l’intérieur, dans le
secret, au-delà du miroir des mots. Et, tant qu'on reste à l'extérieur,
dans la plaine où coulent les discours qui s'épanchent en mots et en phrases,
il faut choisir un sentier pour gravir la montagne. Ce n’est que lorsqu'on
arrive sous les murs de la Citadelle qu’on peut prétendre entrer par toutes les
portes à la fois.
L’ésotérisme consiste d’abord et avant tout à approfondir, à intérioriser une tradition
religieuse. C’est une école de discipline et d’humilité à l’égard des
règles et injonctions qui constituent cette tradition : pas de vraie
musique sans solfège. Car l’ésotérisme est un art, et même, dit-on, une sorte
de musique ; un art de veiller (Ars
Vigilandi) comme l’écrit fort justement Patrick Beauséjour ; c’est l’entrée dans l’Antre des Nymphes,
et c’est donc d’abord l’acceptation d’être agi et transformé avant d’agir et de
transformer soi-même.
Et cette voie est
essentiellement nuptiale : elle consiste d’abord en un consentement
enamouré à ce qui nous dépasse, à épouser le Mystère terrible et merveilleux
dont on a reçu l’appel, en acceptant par avance les conséquences du fait que
« le Dieu nous a fait signe ».
Cette voie, nous le verrons de nouveau plus bas, est celle de Psyché qu’on a vouée à des noces de
mort avec un monstre nommé « Amour ».
Il n’est pas étonnant d’ailleurs que l’ésotérisme ait une parenté étroite avec l’érotisme :
comme lui, il est une voie d’amour, il nous parle d’extase, de nudité et de don
de soi. Comme lui, il peut dégénérer en une immonde pornographie, et sa
splendeur fragile ne supporte pas l’indiscrétion, qu’elle change immédiatement
en obscénité, comme l’or en plomb. La
pudeur est à la chair ce que l’ésotérisme est à l’esprit.
Les Chrétiens ou les Musulmans diraient de l’ésotérisme
qu’il est la voie mariale par
excellence puisque, en un sens, il commence avec une annonciation et surtout
avec la réponse décisive « Qu’il me soit fait selon Ta parole » (Luc
1 :38). Quant aux Hindous, ils le reconnaîtraient volontiers
dans le récit mystique des affres de Radhâ
en quête de son Amant Divin enfui, Krishna :
l’ésotérisme consisterait alors à
reconnaître, dans la poussière du chemin, l’empreinte à peine discernable des
pieds du Seigneur, traces qu’on pourrait prendre pour un simple effet du
hasard si l’on avait le sentiment irrévocable d’être la poussière elle-même…
L’Amour est le seul
hiérophante des Mystères véritables.
Il en est même la pierre de touche : c’est lui qui
permettra de distinguer le vrai ésotérisme de son ersatz, l’occultisme de
bazar. Et cet Amour-là n’a rien
d’hédoniste, car il déchire l’individu : c’est l’amour d’une âme qui,
confrontée à la terrible merveille, se trouve incapable d’exprimer son
expérience, et se voit plongée dans une délicieuse folie. Car tout la pousse à
partager son amour, mais lorsqu’elle est sur le bord de l’aveu, elle se trouve
retenue par la terreur de trahir son terrible amant : « malheur à moi si je parle, malheur à moi si
je me tais » (Zohar, 1) …
L'ésotérisme est le
fait d'écouter en silence, sans seulement espérer voir l'objet de son désir,
c'est une ascèse qui fait chérir
l'absence comme un cadeau d'amour. C'est une blessure qui chante et qui
saigne un sang de sens. C'est une voie
militaire, et c'est la dernière conquête possible en ce monde livré à
l'appétit vulgaire des esprits déserteurs. Mais c’est aussi l’acquisition de la
sagesse véritable, de la science des
merveilles.
Car toute sagesse
naît dans l’émerveillement, et meurt dans le soupçon.
Rien d’étonnant, dès
lors, à ce qu’une époque qui a tourné le dos à toute sagesse authentique
devienne complotiste, à la recherche désespérée d’un sens qui lui échappe.
L’opinion de la foule projette ainsi la puissance et sa propre envie sur une
vague intention nuisible, s’exonérant de toute recherche véritable, et surtout
de toute remise en question de l’individu par lui-même.
Déjà, à l’époque de Pythagore,
dont on dit qu’il est à l’origine du mot « ésotérisme »
(c’est-à-dire : « les disciples qui ont accès à l’enseignement intérieur »
et qui peuvent voir le maître, « derrière le rideau »), les Sybarites, partisans du plaisir,
s’opposaient à l’ascèse que le Géomètre Chanteur avait prêché aux gens de
Crotone. De même, l’homme de la foule, prisonnier de ses petites cellules grises,
conçoit une envie mortelle à l’égard de tout ce qui est libre ; et c’est
ce funeste sentiment qui causa la mort du Philosophe et qui agite encore
aujourd’hui tous nos philopsophes, nos amateurs de bruits
et de rumeurs.
L’ésotérisme n’a rien à voir avec la curiosité, qui est le principal moteur de l’occultisme de bazar, et
qui pousse la foule somnolente à rechercher, du fond de son ennui, le sensationnel et l’extraordinaire. Les
âmes tardives, en effet, sont fascinées par l’exception, hypnotisées par le particulier :
perdues dans le labyrinthe périphérique des circonstances, elles poursuivent l’insolite, l’étrange et l’accidentel par impuissance à voir affleurer sous le
limon du quotidien la roche mère de l’éternité. L’anecdote lui tient lieu de révélation, et la collection indéfinie
des « savez-vous que ? » est ce qui lui sert de contemplation. Le Cabinet de Réflexion est donc aux
antipodes du Cabinet de Curiosités.
Or, cette curiosité indiscrète, cette polypragmosyné que
dénonçaient déjà les Grecs, est justement à l’origine de la Grande Séparation
de l’âme avec sa vraie nature, et est responsable de sa situation actuelle.
Cette curiosité malsaine fit que la Psyché du conte d’Apulée, voulant voir
son Amant inconnu, le brula avec l’huile de sa lampe et, voulant se
l’approprier de manière illégitime, risqua de le perdre pour toujours.
Ainsi, cette soif
d’irrationnel qui taraude un nombre croissant de nos contemporains,
correspond-elle à une soif d’absolu
naturelle à l’âme, mais fourvoyée, et qui va se perdre dans les sables du
devenir. Elle est le fait d’une âme individuelle soumise à la confusion des
passions qui grouillent en elle. Ce sont là ces profanes qui pataugent dans le
fameux « bourbier »,
bouillant de l’ardeur brouillonne et dévoyée de ceux qui se noient dans leurs
songes par dédain de la gnose.
On dit par ailleurs que, dans l’Hadès, les non-initiés
seront obligés de verser de l’eau dans des jarres sans fond. Comme les Danaïdes qui se sont dérobées au
mariage, ils ont négligé les noces de gnose. Ceux qui n’auront pas mis à profit
leur vie d’ici-bas pour faire libation seront ainsi condamnés à verser de l’eau
dans un tonneau sans fond : ils devront emplir l’infini de leurs pleurs, ils
devront combler le vide insondable de leur être.
Leur âme n’est plus étanche car elle s’est altérée, elle
s’est dispersée et répandue en vains bavardages, en borborygmes insanes qui
singent le Logos Démiurgique. Elle s’est vautrée dans les philosophies de magazine qui confondent les rayons d’Apollon avec ceux des médiathèques,
s’est livrée aux sagesses d’occasion, doctrines cosmétiques, boutiquières et
administratives qui cherchent en vain à imiter la Sophia cosmique, bruits émanant du bourbier où l’on met à bouillir
les hyponoïaques,
ceux qui ont perdu tout contact avec l’intellectualité véritable et dont
l’insuffisante fermentation nécessite encore des siècles de ferveur.
Amateurs d’étrange,
vous n’avez encore rien vu ! Votre soif d’ailleurs buttera encore
longtemps sur le similicuir des sièges de l’aéroport.
La vraie Merveille,
la Coïncidence Parfaite dont rêve tout complotiste, est en Dieu.
Certainement pas en un code quelconque, inventé par des hommes ou des hommes
transposés (extraterrestres). Courir
après le bizarre, l'insolite et l'extraordinaire est la maladie des hommes de
l’Age de Fer, prisonniers de la Morne et Terne Idée. C'est imiter la quête vaine de celui qui parcourut le
monde à la recherche d'un trésor qui était enterré dans sa propre maison.
Hommes, jusqu'à quand persisterez-vous dans l'ébriété ?
Cessez de gesticuler sous votre propre rengaine, et dansez sur la musique des
Dieux Immortels ! La seule coïncidence
qui vaille est celle de votre regard avec celui du Dieu. Tout ce qui
advient est alors un délicieux miracle, même si ce n’est qu’un insecte dans un
rai de lumière.
En vérité il n'est
d'autre coïncidence que l'Amour.
Pour nous, Païens, l’ésotérisme s’appelle la Voie des Mystères ; elle a été
fondée il y a fort longtemps par nos Sages
légendaires, et elle consiste à retrouver notre mémoire souveraine. Nous parlerons donc désormais de Mystères et de
télestique, et non plus
d’ésotérisme.
Si la Tradition
Classique, celle de la Grèce et de Rome, ne saurait se confondre avec la
télestique (loin s’en faut), elle est cependant très riche en mythes sur l’Initiation
et le cheminement mystérial des âmes vers leur Principe. J’utiliserai souvent ces
mythèmes pour illustrer mes propos, car les mythes ont ceci de commun avec les
mystères qu’ils taisent la vérité tout
en la révélant. « Mystère », vient en effet du grec myèsis,
qui signifie l’acte de se taire, en même temps que l’initiation. Le Myste est par conséquent celui qui fait
silence. Le Mythe, quant à lui,
malgré son apparente prolixité, fait état de vérités qui ne peuvent être
exprimées de manière discursives et démonstratives, mais seulement par le
truchement de la narration d’évènements
éternels. Nous reviendrons sur ces points cruciaux à propos de
l’initiation.
Nous avons déjà eu l’occasion plus haut d’exprimer de façon
mythique certaines vérités sur l’état profane, en nous appuyant sur le conte d’Amour et Psyché qui constitue
la partie centrale du roman initiatique d’Apulée,
l’Âne d’Or ou
les Métamorphoses. Ce récit est d’une importance primordiale pour
tout ce qui touche aux Saints Mystères qui sont les nôtres. Mais bien d’autres
mythes servent de fondements éternels à l’initiation : celui des errances d’Ulysse et de celles d’Héraclès,
celui de Dionysos et d’Ariane, de Cybèle et d’Attis, de Déméter et de Coré ainsi que, venue
d’Egypte, l’histoire exemplaire d’Osiris
et d’Isis, les Amants Eternels.
Car les Dieux ne sont pas jaloux, et leur providentielle
bonté s’étend à tout être. Aussi nous sont-ils venus, depuis toujours, en aide,
afin que nous les rejoignons, eux qui sont nos parents, lointains mais aimants.
Certains d’entre les immortels, Dieux et Déesses, sont particulièrement adonnés
à notre retour vers l’Olympe, et ont eux-mêmes institué les voies
dévotionnelles menant vers leur bienheureuse éternité. Car ils sont à la fois les guides, la route et la destination, dans cette
transhumance cosmique qui doit mener chaque être vers sa propre
perfection : ils sont les Dieux
Télétarques que mentionnent à
maintes reprises les Oracles Chaldaïques.
La théologie nous apprend en effet qu’il y a, chez les
Dieux, deux opérations : l’une
est séparée et concerne leur transcendance,
elle est leur préséance ;
l’autre s’applique aux êtres qui les suivent et qui sont l’objet de leurs
soins, et c’est leur providence. Ce
sont là comme les deux mains des Dieux. Parmi ces Dieux, il y a Hermès, le Psychagogue et Hiérophante,
qui conduit les âmes justes vers leur juste place grâce à son verbe
transformant ; il y a aussi Aphrodite,
celle qu’on appelle Céleste ou Dorée, qui fait ressentir aux âmes
l’aiguillon de la nostalgie des êtres supérieurs, et bien d’autres encore. Sous
un certain mode, tout Dieu est un télétarque, dans la mesure où il est le rayon du soleil intelligible qui
provoquera l’éclosion du bourgeon d’une certaine âme.
Ainsi, c’est d’abord de la fréquentation assidue des Immortels que nous connaîtrons les
prémisses de notre initiation future : le culte lui-même est une propédeutique aux Mystères.
Car la religion prend l’individu tel qu’il est, ici et
maintenant, et commence toujours par relier l’individu concret aux autres, puis
à son environnement, et enfin au Sacré qui le sous-tend. La pédagogie
religieuse part donc de la vision du monde la plus simple qui soit, la cosmovision géocentrée que tout
homme perçoit dans sa vie quotidienne, et qui est en même temps la cosmovision égocentrée.
Elle loge
nécessairement l’égo au centre de l’univers qui dans ce cas précis est «
univers-lui », l’individu caduc pris au centre de ses contradictions, ligoté
dans son conditionnement absolu, ou en d’autres termes, suspendu dans son
équilibre provisoire, telle une proie au centre de la toile de l’araignée.
Cette araignée peut être la figure que prendra pour nous la Nécessité, Ananké, avant qu’elle ne prenne la
forme de notre Mère Eternelle, et que ses chélicères dévoratrices deviennent
des seins nourriciers. Ainsi en fut-il de l’Alcide, plus connu sous le nom
d’Héraclès, le parangon des Héros, qui fut d’abord persécuté par Héra, sa vie
mortelle durant, avant de devenir son fils en vertu du lait dont il avait été
nourri dans sa prime enfance.
Car viendra la
cosmovision mystique, initiatique, basée sur un changement de perspective,
sur un renversement du temps à
l’éternité. Dans cette perspective, la « terre » devient une écorce, une
pulvérulence périphérique dispersée. Or l’acquisition de cette nouvelle vision
suppose une inversion, une pendaison
; elle est contre-intuitive et peut être comprise comme symboliquement héliocentrée,
suivant une manière de voir supérieure, et pour ainsi dire empyréenne. Elle place à présent le Soi au centre de l’Univers, et
non plus le moi conditionné. La relation entre ces deux visions du monde, non
contradictoires, mais complémentaires, est le fil d’Ariane qui permet de cheminer dans le Labyrinthe du Destin…
Les rites sont donc
nécessaires en tant qu’adaptation du mythe aux circonstances du quotidien, et les mystères consistent d’abord à
approfondir et intensifier le rite pour retrouver le mythe. Le culte commun
étant une circumambulation autour du Divin, le culte mystique, quant à lui,
correspondra au rayon du cercle déterminé par cette circumambulation. Il initie
la remontée vers l’Origine Principielle. Il permet de passer de la Raison à
l’Oraison, c’est-à-dire à l’état où c’est le Dieu en nous qui prie le Dieu, et
non plus le mortel, devenu muet.
Cette conversation avec les Dieux au fil des fêtes et des célébrations amorce
la conversion et le changement de statut ontologique du sectateur au
spectateur.
Regarder l’Année s’écouler, y percevoir la constance son
propre reflet et sentir qu’on en est à la fois le pivot et le gnomon de
l’éternité, telle est cette pédagogie rituelle qui doit nous placer dans
l’antichambre des Mystères. Pour
beaucoup d’entre nous, ces Mystères se confondront avec notre mort corporelle.
Pour certains, selon leur besoin, et conformément à leurs capacités, cette mort
sera anticipée.
Comme la mort, les
Mystères sont ouverts à toutes et à tous, mais contrairement à elle, nul n’est
contraint d’en franchir le rideau. Cependant, en vertu de ce que nous avons
énoncé plus haut, seuls ceux qui parlent clairement le Grec et qui n’ont pas de
sang sur les mains y sont admis, ce qui signifie non seulement que la pureté
morale est requise, mais encore que la raison ne doit pas être reniée, et
surtout que l’appartenance à la Tradition Gréco-Romaine est indispensable. En effet, chaque Tradition possède son
versant exotérique et son versant télestique, et ceux-ci diffèrent selon chaque
religion : il importe de ne pas les confondre.
Si l’observance
possède cette vertu propédeutique, c’est que le rite est, à sa manière, une
mémoire, et qu’il possède déjà une vertu initiatique latente. Cette mémoire
rituelle est souvenance à la fois verbale et gestuelle d’évènements qui se sont
produits avant le temps linéaire où nous sommes actuellement enfermés (cf. Salloustios, Des Dieux et du Monde,
III, 18).
L’accomplissement du rite
nous rend ainsi contemporains des Dieux et des Héros, et contribue à activer en
nous les vertus qui font que notre âme, après avoir reconnu son ignorance
actuelle (la Tradition fut en effet rompue) et son état d'oubli, se remémore
ses propres origines.
En outre, cette remembrance est symboliquement une reconstruction corporelle, celle de Dionysos, simultanément à la nôtre
(Dionysos Iacchos fut le premier des mystes d’Éleusis), puisque Dionysos
démembré vit mystérieusement en nous. C’est la remembrance d'une Forme
éternelle qui est la nôtre, et qui est en même temps une anamorphose, une remise debout, une anastasis, que les
Egyptiens commémorent, dans les Mystères
d’Osiris du mois de Khoïak, par
l’érection rituelle du Pilier Djed
qui vient clore ce temps sacré. On notera d’ailleurs le caractère spécial de
cette mémoire mystériale, qui est une
mémoire du futur, une mémoire qui est une mé-mort.
Nous voici donc à présent, d’une certaine manière, changés
en Corybantes, dansant en rond
autour du petit Zeus dont nous sommes
devenus les témoins intemporels de la naissance éternelle. Mais à ce stade,
les Mystères ont déjà commencé : nous sommes entrés dans l’Antre Sacré.
Entrer : c’est
le sens premier du mot « initiation », car tout Mystère commence
nécessairement par le commencement, c’est-à-dire par une initiation. Nous en
reparlerons plus précisément plus bas. Pour l’heure, examinons quelle est la nature des Mystères. Il
ne s’agira pas pour autant d’une quelconque description minutieuse et profane
de contenus doctrinaux ou rituels ; nous nous revendiquons de la piété et,
à ce titre, nous répéterons, comme les Anciens que nous prétendons
suivre : « Je mets un bœuf sur
ma langue ».
Et d’abord, qu’est-ce qui conduit l’âme vers le seuil
sacré plutôt que vers le bourbier ? Car Orphée et Penthée moururent de la même mort, l’un en extase et
l’autre dans les affres.
La source est comme toujours à chercher dans le Désir. Le mot nous rattache secrètement
aux astres (desiderium) : le désir qui nous a porté jadis à fuir les
étoiles s’est comme inversé, et nous incite désormais à les rechercher de
nouveau. C’est pourquoi nous ressentons l’appel
des Mystères : les âmes cèdent
à l’appel de la Procession, puis un jour, inévitablement, entendent l’appel à
la Conversion, ou Haut Appel. L’âme
se complet au complet et soupire alors après la totalité harmonique qui l’a
engendrée, et l’esprit est ainsi nommé car il est épris de l’Un dont il procède
de toute éternité.
Castré par Cronos,
Ouranos est lui-même, en nous, comme
une blessure secrète impansée. Chacune de nos âmes se
sent en effet comme amputée de la Totalité qu’elle a contemplée, le temps d’un
éclair, dans le foyer de l’Intellect dont elle est issue et dont elle est
tissée. L’escarboucle a sauté hors de l’âtre, mais, lorsqu’elle vient à se
retourner vers son origine, elle se montre oublieuse, éblouie par l’éclat du
foyer ancestral, et le chemin du retour lui est interdit. Aussi bien, le retour d’Ulysse en sa Patrie lui coûta
mille et mille détours cruels.
Ainsi, l’âme est désorientée dans le désert matériel où elle
se trouve abandonnée. Elle souffre de
l’indétermination de la matière à laquelle elle s’identifie et lui prête
aussitôt ses propres caractéristiques, impuissante à soutenir la vue de ce miroir
d’absence. C’est cette impuissance qui contraint l’âme à s’extérioriser et à se
penser elle-même sous le mode individuel et corporel.
Aussi, son désir comme sa mémoire en sont-ils troublés, et
suivent-ils un itinéraire sinueux et incertain. Cet infini désir d’infini, cet
appétit d’absolu qu’est la théorexie en chacun de nous, est un désir ourobore, qui se mord la queue.
Notre mental mendie désespérément la lumière, et tout lui est bon pour se
constituer une carte du retour. Mais il se fourvoie presque toujours en
cherchant l'infini en dehors du désir qu’il en ressent, et avance à tâtons
comme dans un labyrinthe obscur au lieu de tendre à ce désir le miroir de sa
conscience : car deux miroirs qui
s’envisagent creusent en eux l’Infini, deux miroirs font un roi entier.
Et c’est pourquoi Lucius
chemine de la curiosité et du voyeurisme au désir pieux de la contemplation. Il
voyage des fallacieux mystères de l’Occulte (ou fleurit le Bizarre et
l’Insolite) aux Mystères véritables de la Foi. Il progresse de l’anecdote, du
singulier et du fait divers au Mythe éternel et universel. Il en vient même à
prendre une forme infrahumaine, celle de l’âne, fut-il Âne d’Or.
Car les Mystères sont
d’abord un voyage, une quête.
C’est la quête par le
mortel de sa propre divinité : il s’agit de retrouver le Dieu qui est
en soi. Cette quête doit faire passer
l’homme de l’état individuel où il
se trouve ici et maintenant, à l’état
personnel où il est partout et toujours. Elle doit permettre le transfert
de l’expérience, butinée par
l’abeille de l’âme dans les prairies du quotidien sur la corolle des choses, à
l’impérience
qui en est l’intégrale, c’est-à-dire le miel céleste qui en est tiré.
Cette transformation
initiatique équivaut nécessairement à une mort de l’individu, qui seule peut permettre la restauration de la Mémoire Souveraine dont ce dernier a
été dépossédé lors de son incarcération dans le donjon de l’insignifiance. Les
Mystères sont un substitut au sacrifice
humain, qui correspondaient dans les temps mythiques à la voie héroïque. Mais celui-ci fut,
dit-on, abolis par Héraclès. Rien
d’étonnant, dès lors, à ce qu’il ait été le premier initié aux Mystères d’Eleusis, après Dionysos, bien sûr, qui, sous son épithète de Iacchos, est le protomyste
et celui qui conduit la procession mystique.
Celle-ci se déroule, symboliquement en deux étapes, jalonnées par trois
temps de métamorphose.
Le premier temps,
début de la première étape correspond à ce que les Anciens appelaient les Petits Mystères, et se déroulait
symboliquement au printemps, peu
avant l’équinoxe, dans le dème athénien d’Agra. Elle correspond au retour
auprès de sa Mère de Perséphone, que
le Seigneur des Morts avait ravie six mois plus tôt.
Le deuxième temps, début de la deuxième étape, correspond aux Grand Mystères, qui se déroulaient en Eleusis avant l’équinoxe d’Automne, et
qui commémorait la tragédie du rapt de
Coré par le Sombre Seigneur : il se nomme Télété, ce qui signifie à la fois « perfectionnement » et
« initiation ». Le troisième
temps, qui avait lieu à la fin de ces mêmes Grands Mystères, (mais qui
selon certains auteurs ne pouvait avoir lieu qu’un an plus tard), conférait le
degré suprême de la métamorphose humaine, à savoir l’Epoptie ou « contemplation », et l’assurance d’une vie
bienheureuse une fois passé le cap fatal de la disparition du corps.
Tous les Mystères
sont en vérité construits sur ce modèle mythique et symbolique, qui n’a
rien d’arbitraire, mais qui résulte tout simplement des lois métabiologiques qui régissent les métamorphoses humaines en
conformité avec les principes de la
métaphysique. Nous en reparlerons dans d’autres articles de notre Abécédaire
(H comme Humain et M comme Mort).
Il s’agit en fait, pour l’individu humain ordinaire, de
passer d’un statut ontologique
périphérique à un statut central,
puis à un statut polaire (Fig. 1). L’initiation n’est autre, en
effet, que le début d’un itinéraire qui conduit, dans un premier temps, au
centre de la sphère ontologique, par la voie
horizontale d’un des rayons de cette sphère, puis, dans un deuxième temps,
au pôle supérieur par la voie verticale
de l’axe de celle-ci.
Car il s’agit d’abord de retrouver l’intériorité perdue, et de réaliser la conquête de soi par l’ascèse. L’Homme, en effet, n’est sapiens que par anticipation : il
doit se conquérir lui-même avant de pouvoir effectuer sa propre transgression
(réalisée autrefois dans le sacrifice). Il n’est d’homo que d’homothéos, et l’initiation n’est en définitive que la continuation par d’autres
moyens de l’hominisation. Cette reconquête de l’intériorité perdue se fait
par le cœur, organe des Mystères par
excellence.
La partie horizontale de ce parcours correspond aux Petits
Mystères et conduit l’homme concret au centre
de la condition humaine, qui est, symboliquement, l’état royal. Et cette étape se nomme logiquement la voie royale. La partie verticale de
l’itinéraire, quant à elle, suppose que l’édification
humaine a cédé le pas à la déification, et s’appelle par conséquent la voie sacerdotale ou voie divine. L’état
sommital où elle conduit est tangent à l’état divin, et par conséquent
indicible, puisque situé aux limites extrêmes de l’espace-temps.
Le triangle rectangle ainsi déterminé comporte
nécessairement une hypoténuse, qui
correspond quant à elle à l’accès direct
d’un point quelconque de la périphérie au pôle « nord », et
constitue la voie héroïque, voie
exceptionnelle qu’empruntent les âmes exceptionnelles. Le parcours en équerre
décrit dans le précédent paragraphe est celui de la majorité des êtres humains.
La première étape du
voyage, ouverte par l’Initiation, est donc celle qui conduit de l’homme
ordinaire à l’Homme Archétype, ou Homme Héroïque. Ce sont les Petits Mystères,
ou Mystères évanthropiques, qui conduisent à la base de la colonne anamorphique. C’est une phase
de restauration, correspondant à une
sorte de psychanalyse prénatale.
L’âme, lorsqu’elle remonte vers sa patrie intelligible, doit
d’abord se placer au centre symbolique
du sensible, c’est-à-dire en un lieu axial où les mondes communiquent. Elle
ne peut le faire qu’en restaurant la maîtrise de ses Arts Intérieurs, notamment celui de la Concentration. C’est ainsi que Sémélé,
la Princesse thébaine, fille de Cadmos et d’Harmonie et dont le nom signifie
« Terre », se retire dans sa chambre
nuptiale où elle a rendez-vous en secret avec son Amant, Zeus. Cette
localisation centrale suppose un cheminement
ascétique que symbolisera aisément la montée
de Psyché sur la montagne sacrificielle où elle doit être exposée, comme
pour servir d’appât au Monstre à qui elle a été vouée.
Cette mort
initiatique est le prélude à une renaissance
qui est une reconnaissance. Elle est le commencement d’un long travail sur
soi où l’ascèse rituelle se conjugue à
l’enseignement mystérial. Ce dernier ne consiste pas en
l’assimilation d’une doctrine, mais en la réactivation en nous de symboles
agissant comme des clés nécessaires à l’ouverture de notre geôle égotique.
L’enseignement que recevra le myste ne sera donc pas d’ordre pédagogique et démonstratif, mais
d’ordre initiatique et monstratif. Il s’agit pour lui
d’être placé dans un topos symbolique susceptible, par les impressions qu’il
provoque sur la cire de l’âme rendue ductile par l’ascèse, d’amener son âme à réminiscence.
Le rôle du symbolisme
spatial est à ce stade très important, et le mythe d’Ulysse, errant d’île
en île et de rencontre en rencontre, est à cet égard exemplaire. Cette Odyssée
intime que représente le parcours évanthropique
correspond à l’anticipation du passage vers un autre monde, le fameux Monde Imaginal dont parlait Henry Corbin,
et que les Grecs appelaient kosmos noéros. Cette navitation
dont nous avons déjà parlé à propos du Calendrier conduit l’éthernef
vers le « Mont Analogue » cher à René Daumal, montagne psycho-cosmique qu’il nous faudra ensuite
gravir lors de la deuxième étape du pèlerinage intérieur.
L’enseignement symbolique mérite quelques précisions. Il ne
s’agit pas, tout d’abord, d’une collection
de signes de reconnaissances. Car un
symbole n’est pas un signe, ou plutôt, c’est un signe sacré. Les signes
profanes renvoient en effet à des réalités du même ordre qu’eux, c’est-à-dire
des réalités corporelles et sensible. Les plus élémentaires d’entre eux sont
les signaux, qui ne sont rien d’autre que de vulgaires injonctions visuelles.
Les symboles, à l’inverse, font
référence à une réalité supérieure à eux en tant que signifiant. Cette
réalité dépasse l’ordre matériel et sensible, voir même le domaine
spatio-temporel.
Le symbole étant
l’hiéroglyphe d’une vérité indicible, il entre nécessairement dans une
totalité langagière cohérente dont il est un élément syntaxique. Et ce tout
signifiant est un Mythe Initiatique
(téléstikon muthon), comme celui de Sémélé mentionné plus haut. La mise en
œuvre des symboles dans le cadre de tels mythes
performatifs, destinée à conduire l’âme vers la lumière intelligible,
s’appelle la Mystagogie. C’est l’art
de faire sortir de la caverne les prisonniers qui y sont enfermés, et de les
habituer peu à peu à la contemplation des réalités véritable à partir de leurs
ombres.
Les symboles mystériaux,
ou synthèmes, ont été semés par les
Dieux à la fois dans la Nature extérieure ("Car l'Intellect du Père a semé les symboles à travers le monde, Lui qui
pense les intelligibles que l'on appelle indicibles beautés" Oracles
Chaldaïques, 108 trad. E. Des Places).) et dans notre nature
intérieure, qui se correspondent, la première n’étant autre qu’une âme externe
et la seconde, une âme interne, qui furent séparées avant notre naissance et
l’amnésie qui s’en est suivi. La Mémoire
Sacrée ou Anamnèse consiste à relier
ses paires, et c’est là en
définitive le fin mot de toute religion. Il s’agit pour nous de faire
émerger ces fermenta cognitionis, ces germes d’éternité, pour les faire cristalliser autour des grains de fable que
la Tradition nous fournit providentiellement.
Heureux ceux qui, se rapprochant ainsi de la Fontaine Murmurale, accordent ainsi leur mens au semen divin et
parviennent à faire vibrer la corde du cœur à l’unisson de l’Univers. Ceux-ci,
comme Pythagore en ses jours,
deviennent dignes de jouir de l’harmonie
des sphères sans devoir, comme Ulysse,
être attachés au mat de leur navire. Car désormais le mat se confond avec leur
regard et le navire est leur propre œil (fig.
2)
Il n’est pas rare que la Mystagogie utilise un stratagème théâtral pour parvenir à ses
fins. Car le théâtre met en œuvre une dialectique
subtile de l’individu et de la personne. La distanciation dramatique entre
l’acteur et son rôle met déjà en scène la séparation radicale que représente la mort, en faisant prendre conscience à l’individu qu’il est comme étranger à
lui-même. Sous les auspices de Dionysos,
l’âme assume un masque et entre dans le cercle du Mythe. Elle y reçoit ainsi un
enseignement in vivo, relevant de la
pathématique
plutôt que de la mathématique,
en même temps qu’une catharsis qui
se manifeste en elle comme un refus de s’identifier à ses rôles éphémères.
Se souvenir du Soi, saisir la continuité du Soi à travers
tous les Je successifs (ceux des vies, ou tout simplement ceux des instants),
c’est comme lorsque Télémaque se
souvient de son père et renie les prétendants : c’est le jeu sérieux qui arrête la série des Je. Celui qui sait se
concentrer sur sa propre absence renaîtra au centre de son cœur, dans l’espace
immobile où il n’est plus lui-même : le
théâtre est aussi une métaphore de la mort, et tout masque est funéraire.
Le résultat de cet enseignement et de l’ascèse qui lui est
conjointe est de « rassembler ce
qui est épars », c’est-à-dire, comme Isis, de remembrer le Dieu
qui avait été démembré par les forces du chaos. La multiplicité cosmique doit
ainsi être résolue comme les points de la périphérie du cercle résorbés en leur
centre, en un ordre parfaitement restauré. La décapitation symbolique que représente l’initiation peut maintenant
faire place à une récapitulation
intégrale, pour celui ou celle qui a su rendre justice aux symboles,
c’est-à-dire qui, au terme du voyage, a su les réunir à ce qu’ils symbolisent.
Voici donc la Totalité restaurée en
l’homme, en tant que Panimal ou Vivant Intégral. La
conscience, d’autocentrée qu’elle était, devient omnicentrée.
On rentre dès lors dans l’ineffable, car la partie manquante
du tesson brisé qu’est à l’origine le symbole n’appartient plus à ce monde. Et
c’est à ce point de notre propos qu’il nous faut dire quelque mot du fameux
« secret » initiatique. Celui-ci n’est un rien un secret de
polichinelle, une cachotterie de mômes désireux de former une petite élite
de cour de récréation. Il ne peut être ni l’objet d’une stupide crédulité, ni
celui d’un scepticisme fat.
Le secret initiatique
résulte d’abord d’une nécessité métaphysique : il est secrété par la
vérité même qu’il recouvre. En effet, les vérités de l’intelligible, comme des
filons précieux enfouis là-haut, dans les sillons lumineux du ciel, se
protègent d’eux-mêmes par un bouclier d’évidence : "La dissimulation des Mystères imite la
nature du Divin, qui échappe à nos sens" (Posidonios, fr. 370). Car la
Vérité est nue et ne saurait être vue que par ceux qui se sont eux-mêmes
dévêtus. Le secret n’est ici que la
pudeur de la vérité, et qui tenterait de le contempler sans y être préparés
subiraient le sort d’Actéon et
serait déchiré par la meute de ses propres passions. Mais ce n’est là qu’un de
ces sens.
Le secret joue en effet un rôle fondamental dans la transformation de l’âme afin de la
rendre capable de recevoir les vérités indicibles. Car il est le feu sans flammes des Gens d’Art, et
le feu sacrificiel dont le rôle est
de consumer tout ce qui est mortel en nous, ainsi que tenta de le faire notre
Dame d’Eleusis sur le petit prince
Démophon afin de le rendre immortel, jusqu’à ce que, par sa stupide
indiscrétion, la Reine Métanire
l’interrompît d’un fatal cri d’angoisse.
Le secret des Mystère est un secret transformant, qui met
l’âme sous pression afin de la faire entrer en ébullition. C’est le ferment fervent qui est le moteur de toute métamorphose ontologique et que nous
avons tous en nous comme une escarboucle, un vestige du foyer intelligible dont
nous fûmes exilés, notre Vesta
intérieure qui nous donne la nostalgie de la Demeure Eternelle. Il n’est
que de savoir attiser en nous ce feu,
que l’initiation nous transmet. Mais
lorsqu’il est découvert, ce feu s’éteint de lui-même et n’a plus aucune espèce
d’efficacité : son arôme devient moral. Ainsi, la révélation du secret
ne porte jamais atteinte aux Mystères, elle
ne fait qu’occire l’âme du sycophante : d’où les menaces de mort
contre les indiscrets qui « Prostituent
les Deux Déesses ». Pour toute personne dont la maturité spirituelle
est insuffisante, en effet, le contenu des Mystères apparaît comme dépourvu de
sens et le secret est par conséquent ridicule : "un oiseau né en cage pense que voler est une maladie" dit Alejandro Jodorovsky.
D'après Burkert (Les
Religions à Mystères dans l’Antiquité Les Belles Lettres, 1992),
cependant, le secret d'Eleusis a été plutôt bien gardé, puisqu'on est
actuellement "dans la situation de gens qui écoutent au portes".
Cependant, l'initiation étant conférée chaque année à des milliers de
personnes, ce secret a pourtant été maintes fois profané, et cela dès l'époque
Hellénistique. Les Chrétiens, bien sûr, ne se sont pas refusé ce petit
sacrilège bon marché : c'est grâce à eux d'ailleurs qu'on connaît quelques
détails de l'initiation, je n'en ferai pas mystère.
Ainsi, le secret est le feu
doux qui permet à l'âme d'acquérir la ferveur qui doit « lui en faire
voir de toutes les couleurs », car le secret est une douce douleur rendant liquide l'identité comme l’huile d’une lampe,
afin que la Flamme Divine vienne y faire son nid, là et nulle part ailleurs,
sur l'île qui luit en son heureuse piété.
Dans le creuset du
secret, le Myste, bouillant sous le couvercle de sa pierre tombale, voit
son corps constellé d’yeux et devient
ainsi le reflet d’Ouranos et de tous les Dieux réunis. Il peut dès lors
prononcer la fameuse formule funéraire : « Je suis le Fils de la Terre et du Ciel Etoilé » (Lamelle
D’Or de Pharsale 8), et réclamer à ce titre de l’eau du Lac de Mémoire. Le secret qui vaporise l’âme lui donnera à terme une énorme force ascensionnelle qui la propulsera ainsi jusqu’aux
sommets de l’être, voire au-delà. Ainsi, par le Serment d’Harpocrate, assis en silence sur sa fleur de feu, Eros prend son essor, tel un sphynx en
été, pour butiner les fleurs de la Réalité.
Muets sont les Morts,
muets sont les Mystes, les deux en mutation. Ils ont désormais délaissé le
langage périphérique, le bavardage insignifiant des promis au bourbier. Ils
peuvent vivre en pleine conscience leur propre mythe qui les rattache à l’Arbre Cosmique dont ils
sont une feuille, et, en faisant l’exégèse, faire l’étymologie du Réel dont ils sont une expression, un mot, un mode.
Le Silence, le Secret, sont le sceau que Dieu appose sur les âmes saintes, désormais enceintes de
sa Parole. Sur le Chemin sans Paroles,
ils découvrent émerveillés que leur respiration même est une prière spontanée, à la fois récitée et non
récitée. Ils comprennent alors que le Véritable Secret est cet amour si
profond qu’on ne peut l’exprimer, mais si haut pourtant qu’on ne peut le
cacher : cet amour qu’on a reçu en
partage comme une flamme qu’on ne peut ni retenir, ni avouer.
A présent peuvent
débuter les Grands Mystères, dits théanthropiques, métanthropiques ou encore télanthropiques.
Ils correspondent au chapiteau de la
colonne anamorphique dont nous parlions tantôt. Sémélé a accepté que son Amant Divin se présente à elle dans toute
sa majesté divine. Elle en assume les conséquences et meurt foudroyée par la présence absolue de
l’Un Sans Deux, auprès de Qui il ne saurait y avoir d’autre présence. Elle
s’est donc offerte à être dévastée par l’incendie et à être réduite en cendres. Mais son Fils à naître est intégré à la cuisse du
Dieu : le mortel s’est greffé
sur l’axe immortel, et Dionysos est
le Fils de la Foudre.
Le temps venu, c’est
lui qui ramènera sa Mère des enfers, sous le nom de Thyoné, la Fumante,
reine des Ménades et première d’entre elle. En changeant de nom, l’individu s’est fait personne. C’est là
probablement ce que les Alchimistes nomment la récupération des cendres. L’être
foudroyé de Sémélé a été sublimé, et désormais transmuté en un être nouveau,
entièrement divin, appelé Thyoné. De même que le soleil sensible ramène à lui
les eaux lasses qui le reflètent, par l’évaporation, de même, le Soleil Intelligible, par ses rayons
invisibles, ramène à lui les âmes fatiguées du devenir perpétuel, les âmes
limpides dans lesquelles il aime à venir se baigner dans son unité, lui qui est
le « non multiple », Apollon.
L’Homme n’est vraiment tel qu’au sommet de lui-même, voir au-dessus de
lui-même, lorsqu’ il n’est déjà plus tel. Une fois parvenu au centre
d’elle-même, l’âme va maintenant s’élever jusqu’à surmonter la cime des idées
et s’élancer jusqu’au Principe suprême. Après
bien des tribulations, Psyché épousera Eros retrouvé et Philologie pourra
convoler en justes noces avec son bien aimé Mercure, comme le raconte Martianus Capella.
L’hénose, par laquelle l’âme a
réveillé le Démon qui est en elle et retrouvé le Dieu dont elle est la
suivante, fait place désormais à la Monose, où elle s’identifie à l’Intellect Agent, Deuxième Hypostase,
retrouvant par là même son identité de Monade,
modalité existentielle de l’Un. C’est à ce stade qu’on peut affirmer sans
hybris ni impiété qu’une telle âme se trouve placée au-dessus des Dieux.
C’est maintenant la fin
du voyage, c’est le retour. Dévoré par la tunique maudite qui le consume, Héraclès construit son propre bûcher
sur le Mont Oeta et demande à son propre Père d’y mettre le feu : c’est l’Apothéose qui ne laissera de lui qu’une
cuirasse fumante (le « buste ») et en fera un Dieu à part entière. Le
papillon de nuit, après maints et maints tours, a fini par plonger dans sa
fleur, la flamme qu’il porte déjà en lui et qui est sa boussole intérieure,
innée, congénitale.
Et le Héros, ainsi,
est tombé dans le ciel, glissant sur la voie lactée pour retrouver ses
parents véritables et épouser Hébé,
la Jeunesse éternelle : « Chevreau,
je suis tombé dans le lait », nous disent les lamelles d’Orphée
(Thurii
2 :10). Retourner là-haut, par le trou qu’on a fait en venant
ici-bas, c’est repasser à travers son étoile, aller caracoler dans la galaxie,
âme délivrée qui s’en va gambader sur les hauteurs heureuses. C’est éclore hors de l’espace-temps, dans l’ectope,
au-delà de toute lieu, sur la prairie
infinie qui s’étend à l’envers de la nuit, sur le dos du ciel :
"...Sur ce une merveilleuse lumière s'avance, des lieux purs et des
prairies vous accueillent, où l'on entend des voix, où l'on voit des chœurs de
danse, où l'on entend des solennels chants sacrés, où l'on voit de saintes
visions », chante Plutarque.
Ce retour est un
retour sans retour, un retour paradoxal. C’est comme si Ulysse n’était
jamais parti ; et c’est pourtant comme s’il n’avait jamais cessé d’être
parti : ne lui fait-on pas l’injonction de porter une rame sur l’épaule et
de ne s’arrêter que lorsque, s’entendant demander quelle étrange pelle il
porte, il saura à ce signe qu’il est « arrivé », ayant trouvé un
peuple qui ne sait rien de la mer et des navires ?
Nous avons toujours
été ce que nous sommes, mais nous ne le savons pas encore. Tel est l’Anoste,
le retour vertical. Parce que lorsqu’on est « arrivé », l’on sait de
source sûre, par science infuse et souveraine (l’impérience, c’est-à-dire
la connaissance intérieure, la présence de l’âme simultanément aux
Intelligibles et à elle-même), qu’en vérité l’on est jamais parti.
Perçue brutalement par nous, la Présence Eternelle et
Infinie nous apparaît comme une merveilleuse trouvaille, qui ne peut résulter
que d’une intention providentielle à notre égard. Mais la Présence a toujours
été là, sans intention soudaine ou particulière : la grâce n’est jamais que l’effet psychologique de la réception de
l’Infini par le fini, ou l’impact de l’Absolu sur le particulier. Arrivé au
sommet, l’être qui s’est identifié au Noûs (Plotin, Ennéades VI, 7 [38] 33 : « D’abord l’âme le voit
seulement, puis, en le voyant, elle devient intelligence et s’unit à lui ») et
dont la tête est devenue solaire, voit le parcours de son ascension comme
absolument nécessaire : « il ne pouvait en être autrement » ; « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais
déjà trouvé » (Blaise Pascal, Pensées). Pour que les portes s’ouvrent il faut être annoncé,
et pour être annoncé il faut être connu ; pour être connu, il faut avoir un
nom ; nul n’entrera qui n’est déjà
dedans, nul ne passera qui n’est déjà connu.
Ce que le myste avait perçu comme liberté était « écrit ».
Donc nous sommes à la fois libres et
prédestinés. La seule liberté, en
vérité, est celle du Noûs, qui consiste à être conscient ou non du Jeu (du
Drame Cosmique), et à adhérer ou non à ce jeu. Elle se manifeste aux deux extrémités du Drame Existentiel, par la
liberté primordiale de se déterminer et de s’autolimiter, et donc finalement de
se perdre dans les méandres du Devenir, et par la liberté finale de remonter le
courant du sens, de reconnaître le Jeu, complicité de la fin et du début, complicité des conspirateurs entre le
quotidien et l’éternel.
Où l’acteur découvre
qu’il n’est autre que l’auteur… C’est l’effet de la transformation du Moi
dans l’Intelligible, de la véritable connaissance de soi : « Connais-toi toi-même » signifie
« connais-toi en tant que Dieu ».
Et Porphyre d’ajouter :
« Ceux-là, parce qu’ils sont présents à eux-mêmes, l’être aussi leur est
présent ». Plotin précise quant
à lui que ceux qui ont ainsi réalisé le contact suprême sont comme « une
lumière [qui] se voit elle-même » (Ennéades V, 3,8,23). Frappée de stupeur, l’âme a vu que les
Dieux avaient son visage. Ainsi,
nous nous retrouvons nous-mêmes dans le Numen.
C’est ce que les Mystères de Déméter anticipent comme Epoptie. Ce mot signifie quelque chose
comme « survision », vue d’en haut, sorte de vue olympienne de la
totalité : vision Panifique ! « Elève le
ciel à la hauteur de tes bras, élargis la terre à la largeur de ton pas » (Livre
de la Sortie au jour, chapitre 48). L’Epoptie, dit Proclus, rassemble les êtres dans « le
poste d’observation intelligible » (Théologie Platonicienne IV,
26). Les âmes qui étaient tenues prisonnières sous le reflet de la lune,
désormais, contemplent l’astre véritable de l’Un dans sa splendeur ultime.
L’âme est prête, juchée au sommet de l’Être, pour effectuer
le grand saut dans l’inconnu, cette Métabase
dont parle Plotin (Ennéade
VI, 7 [38] 16) : « il faut » dit-il « faire un bond »
supplémentaire pour quitter la beauté multiple. En faisant ce bond, l’âme
jaillit telle Athéna en sa nativité hors
du crâne de Zeus, par cet évent
mystique que nous avons tous au niveau de l’occiput, et s’évade ainsi hors
de la pensée discursive empêtrée dans les circonvolutions sans fin de la pelote
cervicale. Ce bond est l’épibole, l’intuition sacrée qui
permet une saisie suprarationelle de l’Un.
Par l’éclair transvertébral qu’Ulysse fulmine lors de l’épreuve de
l’Arc, l’Homme se voit dans l’œil de Zeus comme l’éclair même du regard
divin : il s’est identifié à l’axe
de la sphère ontologique et a retrouvé sa stature divine. Jules, le
petit Jupiter, s’est identifié au grand, et le MOI, remis à l’endroit, est redevenu I.O.M. (Iuppiter Optimus
Maximus).
Et c’est à ce moment, qui n’en est plus un, car il est
toujours sans être jamais, qu’on proclame la naissance de l’Indicible Enfant, le Myste Parfait, le Fils
Infini : "l'hiérophante apparaît, dans la nuit éclatante des
Mystères" (Plutarque), alors
qu'un grand feu a été allumé, le "feu parfait indicible". Puis on
annonce une naissance : "Brimô (la
Vigoureuse) a enfanté Brimos (le Vigoureux)" ! Ainsi est réalisée en
chacune et chacun la Nature Immortelle qui est notre Vision Intérieure :
l’Isidée.
Somniscient est celui qui, trois fois heureux, a réalisé cette
vision ultime. Ne le réveillons pas : il dort désormais du sommeil
sommital. Pour nous il semble assoupi, mais c’est nous en vérité qui sommes
endormis.
C’est vous-mêmes, Ô mystes, qui trouverez la vision ;
personne d’autre ne la trouvera pour vous. C’est vous que Zeus recevra dans
l’Olympe, parmi les Dieux et les Déesses, et nul ne sera accueilli à votre
place au sommet étincelant du monde. Aussi, ne confiez pas votre piété à autrui, mais prenez seulement exemple sur les Sages qui vous ont précédés.
Vous êtes désormais les Pupilles de Perséphone, Ô Mystes ;
c’est par vous qu’elle voit maintenant. Demandez-lui
le Lait des Etoiles, celui de l’enfance nouvelle. Vous avez été bercés sur
les genoux de pierre de la Mère Muette, Ô vous qui êtes passés sous le jupon de
la Mère Morte !
Lorsque le Soi
m'agit, je m'émerveille de son Jeu dont la lueur authentique éteint la goétie
de l'égo. Lorsque le Soi m'agit, je m’éveille et ce n'est plus de moi qu'il
s'agit, ce n'est plus moi qui luis.
Que penses tu des enseignements ésotériques des universitaires dont les "maîtres" forment un clergé très structuré, et auxquels leurs disciples doivent se plier avec rigueur s'ils veulent obtenir leur diplôme ?
RépondreSupprimerJe serais en faveur d'écoles exotériques pour les apprentissages des savoirs, ce qui impliquerait la possibilité se s'entretenir avec ces hiéreus académiques lorsqu'on a dépassé le stade du profane.
Un étudiant dans une faculté n'est finalement qu'un myste.