L’Abécédaire du Petit Père Païen
D comme
Divinité, Dieu, Démon, Déité.
« L’Un qui seul est Sage, veut et ne veut pas être appelé du nom
de Zeus » Héraclite,
fragment 32 (Tannery)
Bien que les Païens proclament à qui veut l’entendre le
caractère adogmatique de leur
religion, les querelles théologiques, chez nous, ne manquent pas. Il est
courant qu’on se prenne de bec sur le thème de la nature des Dieux, ces entités que chacun et chacune tient a priori pour incontestables, mais qui
sont un des impensés majeurs du Paganisme contemporain, si l’on en juge par le flou conceptuel et l’imprécision de
vocabulaire les concernant.
Il est vrai que Platon
nous avait prévenu depuis bien longtemps de la difficulté de concevoir la
divinité, et de la plus grande difficulté encore de prétendre en transmettre la
connaissance.
Sur la nature des Dieux en effet, les questions fusent, innombrables, mais finalement toutes
semblables, en ceci qu’elles sont marquées au coin du paradoxe, signature incontestable de la divinité, qui montre bien
que la question est pertinente…Mais qu’elle mène immanquablement vers le faux dilemme et la querelle stérile.
Les Dieux existent-ils « vraiment », ou ne
sont-ils « que » des symboles ou des archétypes ? Ont-ils une réalité « extérieure » à
nous (objective), ou sont-ils des
créations de l’esprit humain, des « égrégores » ?
Se préoccupent-ils de chacun et de chacune, sont-ils supérieurs aux humains et,
à ce titre, dignes de vénération ? Sont-ils matériels ? Ont-ils un
sexe ? Une nation ? Sont-ils vraiment immortels ? Etc.
A travers ce questionnement
foisonnant, nous constatons déjà à quel point notre croyance polythéiste
nous rend particulièrement vulnérables à l’accusation de superstition de la part des anti-idolâtres patentés que sont les
monothéistes et leurs héritiers athées. Il convient donc de ne pas céder à la
tentation de la croyance naïve qui
confine à la crédulité archaïsante, au nom d’une posture fondée sur une
sanctification du ressenti et une méfiance a
priori de l’intellectualisation. Une telle position théologique (ou plutôt
a-théologique) ne fait que conforter les adversaires de la piété dans la
confortable certitude qui fait du Paganisme l’éternel synonyme de la
superstition. De plus, elle conduit facilement à une conception erronée des
Dieux, menant à un polythéisme titanique
et impie dans sa juxtaposition instrumentale des divinités, qui, ne donnant que
trop facilement prise à la critique monothéiste, a conduit beaucoup de nos
Ancêtres à leur perte spirituelle.
Assurément, le
Polythéisme n’est pas un Monothéisme à répétition !
N’ayons jamais peur de penser, et retrouvons l’antique audace d’interroger notre foi
en nos Dieux, comme le firent si souvent nos Ancêtres, car une telle
interrogation est déjà une forme d’hommage que nous rendons aux Immortels, qui,
de là-haut, nous sourient comme des parents s’émerveillant de voir grandir la
vigueur d’esprit de leurs enfants.
Qui sont donc ces
fameuses divinités ? Car, pour être célèbres, elles n’en sont pas
moins fort méconnues…Avant d’espérer comprendre ce qu’ils sont, il sera sans
doute plus aisé de comprendre ce que les
Dieux ne sont pas. Pour commencer, donc, appliquons nous à nous affranchir
des points de vue limités, et ayons à cœur d’acquérir une amplitude
conceptuelle qui nous rende digne de notre objet d’étude : quittons, autant que possible, le point de
vue purement individuel.
Pour commencer, les Dieux ne sont ni des super-héros, ni des
personnages de fiction : leur mode
d’être n’est pas individuel. Ils ne sauraient s’additionner entre eux comme
en une collection : ils ne sont pas
des nains de jardin ou des insectes fascinants qu’on punaiserait dans la
vitrine poussiéreuse d’un cabinet de curiosités, même si la malencontreuse
époque qui est la nôtre n’a eu de cesse qu’elle ne les enferme dans des prisons
appelées « musées », d’où ils ne tarderont pas, du reste, à
s’échapper…
L’être au monde des Dieux et celui des humains ne sont, en
effet, pas parallèles : les Dieux
ne sont pas des surhommes, ils ne sont pas sur-individuels. Leur mode de présence est très exactement
perpendiculaire à celui des humains. Nous approfondirons plus bas cette
notion fondamentale, et nous en éclaircirons à ce moment, dans la mesure du possible,
la cause. Pour l’instant, essayons d’en tirer les conséquences et d’en
identifier les corollaires.
Pour commencer, les Dieux ne sont pas limités, comme les
individus humains, par le temps et
l’espace. Ils sont partout chez eux, leur présence est ectopique. Cela implique
que leur existence ne se manifeste pas de manière exclusive dans un corps à la
fois. La présence des Dieux est, en effet, polysomatique, ce qui entraîne
d’ailleurs, à la limite, qu’ils peuvent se manifeste dans tous les corps ou dans
aucun. En tout état de cause, ils peuvent se manifester dans plusieurs corps à
la fois, ce qui est la conséquence de leur ubiquité,
c’est-à-dire de leur indépendance par
rapport à l’espace.
En revanche, les Dieux ne
sont pas infinis dans leur être, et en cela ils partagent notre condition,
mais d’une manière cependant radicalement différente. En effet, leur action est étroitement conditionnée
par leur fonction, elle-même déjà réalisée
intégralement et de toute éternité par les mythes qui la décrivent. Ainsi,
la liberté des Dieux peut sembler infinie vu d’un point de vue mortel, mais
elle reste en réalité étroitement limitée par leur domaine d’action, cette Timoire
que le Destin leur a assigné depuis la nuit des temps.
Cette « part
d’honneur », que chaque Dieu en particulier a reçu de Zeus comme un fief ontologique, et qui lui donne tout pouvoir sur un domaine
particulier de l’Être, est en même temps « cette part ci », c’est-à-dire la part assignée à cette
divinité particulière et non à une autre. C’est elle qui la caractérise et qui
fonde son culte, en conformité avec sa fonction
théocosmique.
Cette célébration du Dieu, qui se confond pour ainsi dire
avec son action, en tant que son reflet passif, lui est consubstantielle et, pour ainsi dire, performative de sa présence parmi nous. Voilà pourquoi il est
licite de dire que, d’une certaine manière, les Dieux sont fondés et vivifiés par le rituel, et que les noms par
lesquels on les invoque sont pour eux comme des corps sonores, des phonosomes
qui les contiennent et qui imitent leur
être sans pour autant le limiter.
Ainsi, tout se passe comme si les Dieux étaient limités non
pas par l’espace matériel, mais par une autre forme de spatialité, plus large
et de nature sémantique, celle de leur assise
ontologique.
Les Dieux peuvent
ainsi être comparés à des langages qui
seraient en même temps leur unique locuteur : chaque langage décrit, et, à
ce titre, crée le monde qui nous est commun, mais selon un mode qui lui est
propre, et suivant une sorte de toute puissance limitée, (la panergie) car
distincte des autres puissances. Ainsi, on peut dire qu’il y a autant de mondes
qu’il y a de langages pour le décrire, en plus du monde commun qui, lui, est
situé au-delà de tout langage. Mais là s’arrête la comparaison, car il serait
difficile de prouver que les langages humains ne se suffisent pas à eux-mêmes
et connaissent entre eux une secrète et nécessaire complémentarité, ce qui est
le cas, nous le verrons, des Dieux.
Si les Dieux sont limités dans l’espace, il en est de même,
d’une certaine manière, pour le temps.
L’opposition la plus connue entre hommes et Dieux est en effet celle qui oppose
l’Immortel au mortel : les
humains sont des êtres à existence et a conscience intermittente tandis que les
Dieux ne connaissent pas de solution de continuité dans leur présence à
eux-mêmes et au monde. Cependant, leur
destin est à jamais et depuis toujours réalisé, et ne comporte aucun choix,
puisqu’ ils en connaissent l’intégralité depuis l’origine : d’où,
d’ailleurs, l’efficacité de leur parole
mantique. La vie éternelle des Dieux
se situe entièrement dans la simultanéité du mythe comme procédure ontologique,
et à ce titre, a déjà pris fin au moment même de leur naissance, en se confondant avec la singularité de leur
nature.
Voilà pourquoi l’on peut dire des Dieux qu’ils sont
parfaits, c’est-à-dire, d’un point de vue individuel, morts de toute éternité. Et
cette perfection intrinsèque (au
sens d’ « achèvement »),
par conséquent, les rends exempts de tout désir, et s’identifie à leur éternelle félicité, puisqu’aussi bien
les Dieux sont dits « bienheureux »,
même si leur destin comporte, par exemple, de subir un cruel démembrement…
Mais si les Dieux ne sont assurément pas des individus, ne
sont-ils pas finalement que des concepts, des symboles manipulés par l’esprit
humain ou, tout au plus, des Archétypes de la psychologie des
profondeurs ? En un mot, ne sont-ils pas purement subjectifs, et, dépourvus ainsi de toute objectivité, relégués au statut d’être culturels ?
Rien de moins vrai
en vérité, que cette conception
subjectiviste des Dieux, qui fait pendant à la foi naïve des Nains de
Jardin, et qui, finalement, conduit aussi surement à l’athéisme que celle-ci
conduit à la superstition.
Car pour n’être point des individus, les Dieux n’en sont pas
moins des personnes. Leur être
relève en effet d’un mode radicalement différent du nôtre, et cela sous maints
aspects. Pour commencer, si notre être mortel se situe essentiellement dans le
cadre d’un espace-temps matériel régi par le sensible, celui des Dieux, lui,
trouve son centre de gravité sur un plan supérieur, dont le système
spatio-temporel obéit à d’autre lois. Quoique l’origine de l’être divin soit à
chercher dans les régions les plus élevées de l’échelle des êtres, sur le plan
de l’intelligible, l’essentiel de leur
vie se déroule sur un plan intermédiaire dit plan intellectif ou encore
imaginal. Ce plan est celui des mythes et des visions, celui des évènements
éternels, symboliques et exemplaires de l’âme. Cela explique entre autres pourquoi
les Dieux sont présents à la fois hors
de nous, dans la nature « objective », et en nous, ce qui illustre également le caractère
« perpendiculaire » de leur être par rapport au notre.
Le caractère « personnel » de l’être-au-monde des
Dieux les distingue radicalement de celui de « concept », de
« symbole », ou d’ « archétype », bien que, comme on le
verra, ces trois notions sont loin de leur être étrangères. Être une personne,
en effet, c’est être un sujet vivant,
opposé à un objet inerte, doué de volonté et de conscience. Jusque-là, me
dira-t-on, la Personne ne se distingue en rien de l’individu. Elle s’en
distingue cependant radicalement, essentiellement en ceci que la personne n’est pas limitée par elle-même,
ni par un type d’existence particulier.
Son degré d’unité est supérieur à celui de l’individu, car elle a un caractère intégral et générique qui lui
donne une puissance que seule limite la totalité du cosmos et du temps.
Or, c’est le cas pour les Dieux. Et leur caractère personnel suppose leur caractère essentiellement
relationnel. Ils sont des intentions mutuelles (les Chrétiens diraient des relations subsistantes) et leurs hypostases se déduisent éternellement
les unes des autres. Et c’est pourquoi ils forment un panthéon : on ne peut envisager une divinité sans envisager en
même temps, ne serait-ce que d’une manière latente, toutes les autres. Nommer
une divinité dans une prière, c’est « dé-nommer » en même temps
toutes les autres et, pour ainsi dire, les faire briller par leur absence. Leur
relation mutuelle est basée sur la circulation de l’être et sur la simultanéité présentielle ; on peut
parler à ce titre de religion mutuelle
des Dieux, ou intelligion.
Voilà pourquoi l’on peut considérer comme parfaitement
ridicule l’obsession des Monothéistes pour la comptabilité divine : ce
n’est pas essentiellement une affaire de nombre. Comme l’affirmaient déjà les
égyptiens, tous les Dieux sont uns,
« trois sont tous les Dieux », tous les Dieux sont sept, douze, et
encore vingt-et-un et même trente-trois ! Ce qui est sûr, en revanche,
c’est que les Dieux sont les uns les
autres, à la fois unis et distincts, comme une couronne sur le sommet du
monde, perchés comme des oiseaux suprêmes aux frontières du Même et de l’Autre.
C’est là leur bienheureuse allélousie, et c’est la nature même
de leur divinité, c’est-à-dire de leur
caractère brillant, radieux, solaire, comme l’a montré Macrobe dans ses « Saturnales ».
Il s’ensuit de tout cela que les Dieux, énergies souveraines du monde, ne
calculent pas, voire même ne pensent pas : en eux, l’être et la
pensée, l’action et la contemplation se confondent. Ils agissent spontanément
et sans effort, par le rayonnement de
leur nature même. Tout ce que la fable rapporte de leurs actions, de leurs
délibérations, voire de leurs conflits est cependant juste, mais traduit une réalité trans
individuelle en termes individuels, car la religion doit s’adresser à
l’homme concret, tel qu’il se rencontre ici et maintenant, et selon son
expérience.
Cette sorte d’instinct
surnaturel qui anime l’activité des Dieux ( et qui n’est autre, on le verra, que l’expression mythique de
leur hénotropisme
fondamental, c’est-à-dire de leur appétence à l’Un) pourrait les rendre
comparables, si l’on peut ainsi parler sans impiété, à une sorte de sublime faune céleste dont chaque espèce se
limiterait à un merveilleux et éternel exemplaire, agissant dans le cadre d’un écosystème céleste…Cet instinct divin
peut être vu comme un mode uniforme d’activité, qui correspond à l’action
providentielle du Dieu, particulière à sa personne, mais ni bonne, ni mauvaise, parcourant éternellement une sorte d’orbite ontologique.
Ainsi, les Dieux sont des agents providentiels, et leur ethos les fonde chacun comme theos. L’homme distingue
abusivement, dans la brume de sa condition mortelle, des visages pénibles et des visages paisibles, mais les Dieux ne
sont ni pires, ni meilleurs que des animaux…Simplement, si les seconds sont
situés en deçà du langage, dans une zone cosmique dominée par les trois
éléments obscurs, les premiers vivent, quant à eux, au-delà de ce même langage,
et baignent dans l’éther, au-dessus de l’élément feu ; d’où leur statut
d’être transignés.
Les humains sont inférieurs aux Immortels et ne leurs sont
soumis que dans la mesure où ils se situent sur un plan inférieur au
leur ; en revanche, dès lorsqu’ils acquièrent, grâce à eux (en suivant
leur orbite), leur stature personnelle, ils sont susceptibles, de par leur statut monadique, de leur devenir
supérieurs…S’il est permis de parler ainsi sans impiété.
Cela nous amène à pousser notre enquête plus avant, vers les
hauteurs de l’Être, et vers l’origine obscure de toutes choses. Si les hommes
et les Dieux semblent avoir entre eux, comme les anciens le soulignaient
souvent, au-delà de leurs différences, une parenté
cosmique, c’est qu’ils ont une origine commune. D’où viennent les Dieux ? D’où proviennent leurs différences
avec les hommes ? Il nous faut, pour nous éclairer, essayer d’abord de
préciser quelque peu un vocabulaire dont on a souligné plus haut le caractère
fluctuant et imprécis : Divinité,
Déité, Dieu, Daïmon.
Tout d’abord, il n’est pas rare de voir utiliser, dans le
microcosme Païen, le mot « déité »
pour désigner un Dieu ou une Déesse. Si cette désignation n’est pas fausse,
elle relève cependant d’une nette influence de l’Anglais, qui utilise deity à cette fin, alors que l’habitude
francophone lui préférera le mot « divinité ».
Une divinité est
une entité divine indéterminée, dont on a pas défini l’identité propre, soit
par ce qu’on ne peut pas (elle n’a pas jugé bon de se révéler), soit parce
qu’on y inclut une notion de généralité : si l’on fait l’analogie avec les
humains, c’est l’équivalent de « quelqu’un », « les Gens ».
Un Dieu ou une Déesse est, en revanche, une divinité
déterminée dont on précise le genre, comme on dit « un homme »,
« une femme ».
Quant à la Déité,
elle a comme premier sens, en revanche, celui d’ « essence divine », c’est-à-dire « ce qui fait qu’on est Dieu », comme l’« humanité »
désigne la nature humaine, ce qui fait qu’on est humain, au-delà de
l’individualité de l’homme concret. Cette acception du mot est première, et
ancienne. Elle est notamment utilisée en Allemand (Gottheit) pour tenter de désigner, chez les Mystiques Rhénans du
XIVe siècle (Eckhart, Suso, Tauler), la « suressence »
divine qui précède Dieu lui-même.
Daïmon, est, on ne le sait que trop dans le monde Païen, un
vocable bien tourmenté, et qui prête merveilleusement à confusion. Son sens
premier, en Grec, est à peu près l’équivalent
de « divinité ». De nombreux textes, notamment anciens, montrent
que théos et daïmon sont des termes interchangeables. Le sens de Daïmon comporte cependant une nuance
d’indétermination supérieure, et l’école
Néoplatonicienne en a fait un terme technique désignant des divinités mineures ayant un rapport direct
avec les mortels en vivant au contact du monde corporel. Les Chrétiens, ensuite, en ont fait l’usage
que l’on sait, en les diabolisant,
les assignant au statut d’entités maléfique, dans leur stratégie de discrédit
des religions qui les ont précédés.
Le terme « Dieu », sans article, est également une
notion à manipuler avec précaution, tant elle prête à confusion, puisqu’elle confond abusivement une catégorie
otologique et un statut individuel, un nom propre. On doit encore cette
regrettable confusion, comme l’a montré Jean
Soler, aux Galiléens. Il conviendrait donc d’éviter désormais d’utiliser ce
terme, car il connote presque automatiquement cette aberration théologique
qu’est le Dieu du Monothéisme, être individuel assigné à un niveau ontologique
supérieur. Il faut lui préférer, comme dans Platon, « le Dieu »,
avec un article défini, ainsi que les égyptiens concevaient le « netjer »,
ou comme on dit l’ « Homme » pour parler de l’humanité…
Assurément, Dieu
n’est pas quelqu’un, il n’est pas un quidam, il n’est pas n’importe
qui ; et réciproquement, l’Un n’est pas quelque Dieu…L’Un n’est même pas,
car dès lors qu’il est, il n’est plus un : dire de lui qu’il est Un immédiatement l’éteint. Il est cette Déité qui dort au-delà de sa propre unité,
ce Panonyme
qui est tout et qui n’est rien. Dans le cadre rigoureux de cette théologie apophatique, que dire alors
du Dieu ? Comment surmonter cette aporie ?
Partons, dans un esprit socratique, sur une supposition
étrange et saugrenue, qui nous permette de nous affranchir de nos confortables
habitudes, afin de mieux nous libérer des limitations mentales inhérente à
notre individualité…Car il faut se
démettre de soi pour aller en quête de l’Autre, et savoir se mettre nu pour
prétendre appréhender l’Un. Aussi, pour
moi, le Dieu sera femme ; et Elle sera noire (Fig.1).
De cette Nuit, rien
ne peut être dit, ni même qu’Elle est Nuit. Elle n’est ni mâle, ni femelle,
ni une, ni plusieurs. Elle n’est d’ailleurs pas plus qu’Elle n’est pas. Si Elle
me paraît noire, c’est parce qu’il m’est impossible de percevoir son aveuglante
évidence, car tout est caché en son sein sans limite ; Elle est au-dessus
de toute essence et de toute nature, et si elle me parait femme, à moi qui suis
homme, c’est parce qu’Elle est radicalement autre que moi, et que pourtant elle
me semble être la matrice ultime de toutes choses, moi compris. En Elle sont contenus tous les possibles,
et même, tous les impossibles.
Or, cette Nuit
m’apparaît aussi comme « Une », parce que la multiplicité des
choses s’y fond et y disparaît. Et pourtant, elle n’est pas Une : cette
unité est juste la façon dont j’essaie de m’appliquer à concevoir son absolue
nudité, car d’Elle, on ne peut rien dire.
Or cette unité abusivement attribuée, car elle n’est pas, à
proprement parler, apparaît pour moi comme un
point sur l’étendue sans limite, comme un
téton sur le sein immense de cette Non-nature. C’est par ce téton
miraculeux quoiqu’indiscernable (car il est noir sur une peau noire), que je
vais pouvoir téter le lait de l’être, en même temps que celui du discernement.
Et cet acte de
lactation est véritablement un acte d’amour fondamental et gratuit de la part cette
Déesse, car enfin, j’aurais pu ne rien voir et ne rien boire. Mais non :
une goutte blanche est apparue comme un bourgeon, sans raison, et comme un
bouton de rose elle se tient là, soudain, de toute éternité… « La rose est
sans pourquoi », dit le poète (Johannes
Scheffler).
Et le jet primordial
a jailli du Tréfondamental, comme un éclair qui déchire la Nuit. Car
désormais, la Nuit n’est plus, elle s’est retirée sur la pointe des pieds et a
laissé place à un océan de blancheur où, bienheureux, je baigne ma candeur de
premier-né : « Chevreau, Je suis tombé dans le lait », nous
dit la Tradition (Lamelle d’Or de
Thurii, II, 10). Et cet Un qui s’est révélé, stigmate de l’être sur le non être, n’est ni plus ni moins que la
tête du monde, l’Un qu’on peut nommer, qui accepte d’être appelé, d’être
« participé », selon le
langage des philosophes. Mais cette révélation a un prix : l’Un qui est
est inquiet, car il se sait incomplet, il connaît en lui cette sensation
vertigineuse d’être un vestige. Lorsqu’elle est nommée, l’unité se dégrade, et
cet Un ouvre la voie à l’infini des autres uns. L’être à giclé hors de lui-même,
toujours débordé, et l’existence s’écoule, concomitante au temps.
Car naître, c’est
n’être que, c’est faire le deuil des possibilités non actualisées : la
Personne est donc née comme orpheline. Hypostase,
elle se tient au-dessous de son
origine, qui la dépasse à jamais. Elle est tout entière tendue vers ce qui
n’est pas elle. Cette tension est ce en quoi s’origine, par vibration, toute
nature, comme nostalgie de cette Nuit infinie qui n’en finit pas de fuir.
Cette unité native est désormais totalité, portant en son centre le trace de l’écart comme mémorial
du sans mémoire. La marque du manque est son nombril, creux laissé par
l’origine, tourbillon d’absence autour duquel tournoie à jamais la circontemplation
de l’Intellect. L’être n’en finira donc plus de couler, désormais, et l’unité
de rouler. Tout découlera de tout en cette ontorragie qui entraîne l’univers de
monde en monde, de personne en personne et de nature en nature, jusqu’à ce que
tout un se dégrade en particulier, toute nature en poussière, et toute personne
en individu.
Enfin, la goutte de lait qui avait chu de la hauteur sans
fin, « trouve » cette étendue immaculée dans laquelle elle espérait
se perdre et renouer avec son origine. Mais ce n’est qu’illusion, et l’impact
dont elle marque l’océan lacté comme un nouveau nombril forme une couronne, une gerbe, engendrant à son
tour d’autres gouttes ; puis, sur le plan horizontal, où déjà s’enfuient
les ondulants horizons, d’autres gouttes encore feront d’autres couronnes, et
la goutte originelle ne sera plus désormais qu’une parmi tant d’autres…
Ainsi est-on passé de l’Un au multiple, en suivant le cours
descendant de l’hénorragie, qui, de l’Un
indicible, donna par soustraction une unité
totale, puis une unité partielle nommée singularité,
et enfin une multiplicité indéfinie constituée d’éléments particuliers.
Notre Tradition nous a donné, par le truchement de la Fable
conjointe à l’exégèse des sages, une version
mythique de cette ontogénèse, appelée aussi théogonie par les anciens. C’est en effet au mythe des trois premiers rois de l’Univers
qu’elle nous renvoie.
L’unité indicible qui pré existe à toutes choses est
personnifiée par la Fable sous les traits d’Ouranos, le Ciel Etoilé dont nous descendons tous. Or celui-ci,
comme on le sait, fut châtré par son fils Cronos,
que les Anciens ont très tôt identifié au Temps
(Chronos),
et qui fut à son tour vaincu et exilé par son propre fils, Zeus. Certains disent qu’il fut relégué dans le Tartare, et
d’autre, qu’il parvint dans son exil en Italie ou il fut accueilli par le Roi Janus aux double regard.
Pour Plotin,
Ouranos est le nom qu’on donne à la Première
Hypostase Divine, l’Un sans Deux,
dont on ne peut rien dire. Lorsque cet Un, en un élan énigmatique et gratuit,
part à la conquête de lui-même, il jaillit hors de son abscondition et s’aliène
dans la manifestation, qui est le tout premier
conditionnement, la détermination primitive. Cette mystérieuse aliénation, ce
retrait éternel de l’Un dans son abscondité (cf. Oracles Chaldaïques 3:1 « le Père s’est soustrait à Lui-même »), correspond
symboliquement à la castration du Ciel par son fils.
La deuxième hypostase à se manifester est Cronos, l’Intellect Primordial, qui est en même temps l’Être à titre premier. Mais les disciples d’Orphée le nomment aussi Phanès,
l’Apparent, celui qui se dresse sur son néant, et ils l’assimilent à Eros. Car cet Intellect est d’abord
désir, essor vers l’autre, et il est donc amour, avant d’être Intellect. En
lui, déjà, se distinguent le sujet et l’objet, et le mouvement circulaire qui
anime sa contemplation autour de son principe est ce qu’on peut appeler la Vie à l’état natif, en tant que premier
courant d’être soufflant par l’entrebâillement fulgural du Non Être. Et comme
il n’est d’être sans paraître, il n’est point d’Hypostase divine sans Parèdre. Ainsi, Dieu, pour exister, dut être Dieux.
Et ce furent les Noces
de Gnose, celles de Saturne et de sa
Nature, par lesquelles Cronos, l’Intellect rassasié de la totalité (Koros
Noû, dit Platon dans son Cratyle),
infiniment fécond des raisons séminales de toutes choses, devint l’époux de Rhéa, Celle qui coule de source, la Réalité en son éternel devenir.
Si le Mythe nous raconte qu’il dévorait ses enfants aussitôt
que son épouse les mettait on monde, c’est que l’Intellect contient en
lui-même, en effet, la totalité des choses en leur état essentiel, c’est-à-dire
les modèles parfaits et éternels de tous
les étants. Il vit ainsi dans un état de béatitude unitaire, contenant tout moment en un seul instant, et
toute figure en un seul point. Il est lui-même le monde en son sommet,
l’identité intégrale de toutes chose concentrée à la fine pointe de l’être. Il
est le Plérôme personnifié de toute
divinité.
Mais, derrière son nombril, grouillent déjà les Dieux du
futur, qui se bousculaient dans leur bienheureuse indistinction, comme des serpents et des grenouilles dans une mare,
si l’on en croit le mythe Egyptien.
Ces entités primordiales en surnombre ne sont pas encore des Dieux, mais sont
sans doute l’essaim subtil de ces fameuses Idées
dont parle le divin Platon, et qui
bourdonne en cette prairie intelligible qu’est la pensée du Dieu.
Ces « Idées » platoniciennes ont donné lieu à
beaucoup d’interprétations plus ou moins sensées et plus ou moins pieuses, sur
lesquelles je ne m’attarderai pas ici. Elles sont, à mon sens, les puissances performatives du Réel, des
sortes de moules à réalité, ou, mieux, des matrices
ontologiques vivantes. Elles ne peuvent
donc être réduites à des concepts abstraits, bien qu’elles relèvent
indubitablement de la Géométrie sacrée de l’Être en tant qu’Être. Elles ne sont
pas des divinités au sens strict du terme, d’une part à cause de leur relative
indistinction, mais surtout parce qu’elles sont incluses dans la Personne de
l’Intellect et ne possèdent l’hypostase que par elle.
Sans doute aussi peut-on voir en ces Idées les fameux Dieux Involus (Dii involuti), ces
mystérieuses puissances en puissance
dont parlaient les devins Toscans :
des Dieux supérieurs, non encore advenus, et comme occlus dans la Panse du Grand Saturne. Ils étaient déjà dans l’Un surnuméral que Saturne a castré, Dieu innombrable et innommable, unité métarythmétique, en
tant que racines infinies de ces
divinités, perdues dans l’épaisseur ténébreuse du terreau sans fond de la Déité.
Car la Divinité, prise dans son intégralité, est sans doute
comparable, comme l’enseignent les sages de l’Inde (Katha Upanishad, 6 :1),
à un arbre immense dont les racines se
perdent dans les hauteurs et dont la canopée est la luxuriance même de notre
monde sensible, toujours changeant et chatoyant. Cet arbre inversé est comme une foudre
invisible, secrète et immobile, analogue au système nerveux du Cosmos.
Et c’est, comme de juste, grâce à Zeus, le premier des étants, que cet arbre-foudre se manifesta dans
toute sa splendeur. Zeus, premier et dernier d’entre les Dieux, ainsi que Rhéa
leur mère, ne tardèrent pas en effet à les faire passer de la puissance à l’acte, et à déployer leur splendide
couronne à la surface de l’être.
Si le mythe nous dit que Zeus combattit son Père et le vainquit, c’est que les deux ne peuvent cohabiter sur le même plan
ontologique : l’intellect unifié est obligatoirement occulté lorsqu’il
s’engage dans l’âme et que la distinction cède le pas à la différenciation.
L’altérité alors l’emporte sur l’identité, et en même temps que les Dieux, le
monde se déploie, dont ils sont les Puissances
Personnifiées, les Vecteurs d’être.
Et la réciproque est que, lorsque règne la Providence Unitaire, la puissance de
manifestation du devenir est encore occluse dans la Grotte Idéenne du sommet du monde. Ainsi, lorsque Cronos règne,
dressé sur son évidence, Zeus est caché, couché dans ses langes à l’ombre de
l’Antre, et, lorsque, à son tour, il affirme son sceptre, Cronos sombre dans le
Tartare avec les Titans, fantômes de ces princes
antérieurs qui ne sont jamais nés, ex-futurs puissances de l’univers, frustrés
à jamais de toute personnalité.
Avec l’avènement de Zeus,
troisième hypostase divine, le Chaos
sombra donc dans l’oubli, et l’Ordre splendide déploya ses orbes irisées autour
de l’axe fulgurant du Roi des Dieux. Et le Monde
fut ainsi organisé comme restauration d’une Totalité à l’imitation de la Monade
Perdue. Il fut déployé comme un organisme
vivant, le seul de son espèce (Platon, Timée),
par l’action conjointe des Dieux, qui firent croitre le souffle en
arborescence, faisant germer au soleil de l’Être toute possibilité endormie
dans l’essence. C’était l’efflorescence du Printemps du monde, et Dieux et
Déesses en tissaient en chantant l’âme immense, dont le maître d’ouvrage était
le Cronide Lotisseur (Ktésios).
Celui-ci, en effet, avec fixé à chaque Dieu et à chaque
Déesse la tâche inhérente à sa divinité, et lancé chaque puissance comme un rayon de l’être, lueur tant voyante
qu’éclairante, lumière opérative à l’assaut du grand œuvre cosmique. Chaque
divinité avait donc reçu son sceptre
avec la puissance hypostatique, et toutes en étaient rattachées à l’Axe
unique de la sphère ontologique, à la fois même et différent pour chacun,
prouvant par lui leur seigneurie. Ainsi, Déméter
tenant l’épi, Hermès le caducée, Poséidon le Trident, Athéna la Lance et Dionysos le Thyrse étaient désormais, avec les autres, comptés
parmi les Dieux synaxes, coordonnés
à la foudre de Zeus, primus
inter pares, primus inter patres. Et toutes et tous partageaient la
même condition divine, en leur éternel banquet, par le nectar et l’ambroisie. Ils avaient tous même souffle et même
cœur : telle était leur allélousie,
leur essence mutuelle, qui les rendaient chacun présent à tous les autres à tout
instant.
Mais chacun d’entre
eux était pourtant différent des autres, car l’Être, en tant qu’il se
manifeste, tel la lumière diffractée par un cristal, est d’emblée
pluriel : toute réalité exprimable est nécessairement multiple, et les
Dieux, contemporains du langage, furent couchés dans ses langes. Et si cette pluralité peut rester
latente dans l’unité métaphysique située à cette extrême limite de toute
existence qu’est l’instant ponctuel, elle ne saurait se conserver dans le
déploiement spatio-temporel de l’Être, qui se manifeste nécessairement dans la pluralité des étants et des états, coupés
les uns des autres (ce sont les coupures intellectives des Oracles Chaldaïques, 37: 4-5). Affirmer
que l’Un participable exclut tout autre que Lui est une fraude métaphysique, et
assimiler le Singulier à l’Unique est
une supercherie spirituelle.
Pour autant,
l’Un-sans-deux reste latent dans l’univers, jusqu’au plus petit de ses
atomes. Il y brille, pourrait-on dire, par son absence. Comparable au ciel qui
déploie à chaque instant son immensité au-dessus de nos têtes, mais auquel nous
ne portons jamais attention, il est à l’origine de toute existence : c’est dans son unité absente que se fonde
notre unité présente ; notre particularité d’individu descend, pour
ainsi dire, de l’Unité indicible de cet Ancêtre
sans l’être, de ce Grand-Père paradoxal.
Ainsi, la sphère
ontologique (Fig.2), dont le filet de coordonnées enserre les mondes, est
organisée autour de ce foyer obscur et
inexistant, moteur immobile d’absence obstinée d’où surgit toute présence en son pôle essentiel, et où toute existence
finit par s’engouffrer en son pôle substantiel. Cette sphère vivante, Pomme de Pan ou, mieux, Universel Oursin, est un tore (Fig.3) dont les méridiens circulent
infatigablement entre son centre partout présent et sa circonférence jamais
atteinte.
Chaque méridien est une modalité
de cet Être total, et chaque parallèle en est un stade d’évolution ou d’involution, déterminant un plan existentiel appelé Monde. Modes et Mondes s’entrelacent ainsi comme
la trame et la chaîne, ourdissant le texte infini du Destin Universel, qui
n’est autre que la vie de l’Âme du Monde. Les orbes des Mondes, dont les deux
pôles sont les deux états liminaires opposés de création et de destruction,
proviennent de la Monade,
l’Un-sans-deux exprimé par l’Un-qui-est. Les méridiens modaux, quant à eux, qui
circulent éternellement entre ces deux pôles en leurs pèlerinages éternels
autour de l’Un-sans-deux, sont les Hénades, que nous appelons les
Dieux, et qui surgissent par multiplication à partir de cette Hénade
unique qu’est la deuxième hypostase.
Ordre monadique et ordre hénadique forment le réseau des coordonnées ontologique par
lequel tout être, pris dans le nœud de son existence concrète, se situe dans la
Totalité. Chaque plan monadique est
comme un climat spirituel, une sorte
de saison métaphysique déterminant
les conditions d’épanouissement des possibilités, alors que chaque méridien hénadique est comme une heure mythique, une lumière dont
l’incidence particulière éclaire un acte
exemplaire, déterminant son mode propre de manifestation.
Quant à nous, Mortels,
nous avons le privilège, de par notre âme issue par bourgeonnement analogique
de l’âme du monde, d’être la manifestation
monadique du microcosme, et d’incarner
l’axe central de la Totalité en sa stature parfaite. Il nous est donc donné de connaître l’Univers entier grâce à notre
parenté avec les hénades, car
nous pouvons les reconnaître toutes, pour peu que nous en fassions l’effort, en
réactivant en nous cette mémoire.
Mais en l’état actuel de notre existence, dans les
conditions présentes de nature et de passions, cet accès nous est interdit.
Comme écrit précédemment (C comme culte), nous n’avons pas
accès à l’anamnèse divine, sinon par
le moyen du rituel et celui des Mystères. Car notre être, présentement
limité à l’individualité, ne peut se connecter de manière directe à celui des
Dieux.
Car les Dieux ne
perçoivent pas l’individu, leur mode de présence spécifique pouvant être
qualifié de choral (« un pour
tous et tous pour un »). Le sujet humain est, quant à lui, un sujet latent
et limité, alors que le sujet divin, connecté en permanence au Soi transpersonnel, traverse le cosmos de
part en part. La présence au monde du mortel peut être apparentée celle de la
poussière (le « moi tout seul »), alors que celle de l’Immortel au
contraire, relève plutôt du cristal, ou de la corolle. Dès lors, pour être
perceptible par la conscience uniplurielle des Dieux, il faut que
les hommes construisent une sorte de cristal
social susceptible de capter et de concentrer en lui la lumière plérômatique
des Bienheureux. Et ce cristal n’est réalisé et poli que par l’itération du
rite communautaire, la pureté de son éclat étant augmentée par la contemplation
mystique dans le cadre d’une initiation.
Mais pour peu que nous engagions
le bon voyage, sous la conduite des Immortels, il n’est aucun doute que
nous soyons menés au « Havre
Paternel » (Proclus, Théologie Platonicienne, IV, 13 ).
Car les Dieux ne sont pas jaloux, et leur Providence ne connaît pas de
repos ; seuls ceux qui se détournent d’elle en sont privés, comme ces vers
blancs qui abhorrent le soleil lorsque la bèche les déterre.
Pour suivre les Dieux,
comme nous l’enjoint le commandement
delphique, il nous faut monter à leur suite dans le tourbillon vertueux de
l’inspirale ;
et pour cela, nous devons nous confier à un guide, car nous ne pouvons
connaître tous les Dieux à la fois : notre âme, en mode dianoétique, ne peut envisager qu’un
objet à la fois. C’est là le principe de l’hénothéisme,
qui fait que, lorsque je chante un hymne, le Dieu que j’invoque et auquel je me
rends ainsi présent est à ce moment le plus grand des Dieux, la seule divinité
efficace pour mon âme, le seul rayon du
soleil intelligible par lequel je peux me hausser sur un plan supérieur, en
le remontant comme un saumon remonte la rivière. Ce Dieu correspond à ce que
les Hindous appelle la Divinité
d’élection (Ishta Devata), les Gens du Vaudou le « maître de la tête » et les Sages
de l’Egypte le Netjer Parent.
Mais il ne s’agit pas d’un Dieu à strictement parler, car
nous nous situons au plus épais du monde empirique, bien loin des Idées, qui
sont les flammes de l’empyrée ; il s’agit d’un Daïmon, d’une terminaison
numineuse, d’un de ces bourgeons
divins qui porte une épiclèse, une spécification
ultime de la Divinité, celle qui concerne tout particulièrement notre
existence singulière. Une fois qu’il m’a adopté, cet indigitamentum personnel
est en moi comme une main dans un gant, et me pousse désormais, pour peu que je
me conforme à ses monitions, dans la quête de ma nature ultime.
Car les Dieux, assurément, prennent soin de tous et de chacun, nous réservant ces petites
attentions synchronistiques, comme autant d’hiéroglyphes qui illuminent
nos vies quotidiennes de leur mystérieuse présence. Ces manifestations de
sollicitude sont l’équivalent chez les Dieux du culte que nous leur
rendons : ce sont pour eux des actes festifs accomplis en notre honneur,
des marques d’égard dont ils nous rendent témoignage depuis leur instant
éternel. A notre ferveur, ainsi, répondent leurs faveurs, à notre religence
répond leur providence, afin qu’ils nous haussent vers eux.
Dès lors, nos âmes, devenues comme Sémélé le fourreau de la
foudre ne seront plus ni hénades, ni monades, mais, au point crucial de la
transcendance et de l’immanence, tourbillonnant d’amour comme une abeille
d’éther, deviendront une Ménade qui
court vers son extase.
Ainsi doit on reconnaître et user de la Présence traversière des Dieux, et tel est le but de notre
polythéisme spontané. Car assurément, seuls
les Dieux peuvent être monothéistes, qui circulent en silence à travers
toutes choses, procédant à l’échange du visible et de l’invisible, réglant le
va- et-vient du mort et du vif dans l’Agora du monde où chacun est convié.
Et Pan est encorné,
mais il n’est jamais mort !
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