mercredi 31 janvier 2018

Y


L’Abécédaire du Petit Père Païen

Y comme Yggdrasill, Arbre Cosmique.

Je sais qu’il est un frêne appelé Yggdrasil, arbre altier, sacré, de blanche boue aspergé. De là viennent les gouttes de rosée qui tombent dans les vallées. Toujours vert, il se dresse au-dessus de la source d’Urd  ( Edda Poétique, Völuspa XIX – traduction François-Xavier Dillmann)

Cette phrase, assurément, pourrait être notre credo : non pas celui d’une croyance, mais celui d’un savoir.

Lorsqu’en nos vertes années nous nous mîmes en quête de notre foi, quel ne fut pas notre émerveillement lorsque nous découvrîmes, au détour d’une lecture, que celle-ci pouvait prendre la forme d’un arbre magnifique, gigantesque et sacré. Cette révélation nous fut donnée par la lecture du livre de Régis Boyer : Yggdrasill, la Religion des Anciens Scandinaves (Payot 1992). Pour nous, il devint dès lors évident que toute sacralité ne pouvait s’exprimer qu’en un tel arbre, où le monde s’enlace à la divinité.

Nous avons toujours gardé, depuis ce temps, un très fort sentiment de vénération pour l'Arbre, quel que soit son nom, car c'est lui qui nous fait tenir debout, c'est lui qui pense dans l'enchevêtrement nos neurones, c'est lui qui respire dans nos bronches, c’est lui qui nous donne l’intime certitude d’être une émanation univertébrale.

Et bien que nos pas nous aient conduit vers d’autres horizons spirituels et nous aient fait traverser bien des contrées de la pensée, nous sommes toujours resté fidèle au Grand Frêne cosmique, l’arbre divin auquel les anciens scandinaves, avant d’adopter la funeste superstition venue du Sud, rendaient hommage. Signe des temps : les chrétiens n’eurent rien de plus pressé que d’abattre ses symboles, les arbres visibles auxquels les peuples portaient leur vénération.

On a coutume, parmi les Néopaïens, d’opposer nos traditions aux « Religions du Désert », regroupant sous cette expression les trois Monothéismes Abrahamiques. Cette opposition, parfois décriée au nom de la légitime fraternité humaine, nous semble cependant pertinente au plus haut point.

En effet, on ne peut nier que les religions Abrahamiques soient issues du désert, non seulement, bien sûr, si l’on se place d’un point de vue géographique, mais plus encore si l’on prend en compte, dans une perspective spirituelle, la dimension symbolique de celui-ci. La transcendance du Dieu des Monothéistes, en effet, dans toute l’intransigeance de sa radicalité exclusive, s’exprime de manière parfaitement adéquate dans la nue solitude des dunes et des rocs, où la terre sans arbres et le ciel sans nuages se dévisagent en une dualité aussi silencieuse qu’indépassable.

Les Monothéistes revendiquent d’ailleurs eux-mêmes cette origine, et ont toujours été friands de cette solitude ascétique : de Moïse, Jésus et Mohammed, jusqu’au Père Charles de Foucauld, en passant par tous les moines d’Orient et d’Occident, il fut évident pour les Gens du Livre que Dieu Se cache dans son silence, et que le désert est Son jardin d’absence.

Bien que nous en reconnaissions la grandeur, cette aridité spirituelle ne nous convient pas, car nous ne sommes pas, quant à nous, sorti d’Egypte. Aussi, comme les habitants de la Vallée du Nil, pourtant voisins des étendues désolées du Sahara, nous défions-nous de ces lieux dévastés où règne sans partage la fureur des vents et l’ardeur implacable du soleil : c’est là le domaine de la vanité, de la poussière, du rouge chaos et de la mort. Comme le peuple de la Belle Valée, nous lui préférons la couleur noire du limon doucement déposé par le fleuve divin et les innombrables nuances du vert des roseaux, des papyrus et des perseas. C’est dans cette luxuriance que s’épanouit notre foi, car, pour nous, la forme arborescente est la plus apte à servir de symbole à l’immanence de la Divinité.

Osiris, Maître des Morts et Seigneur de toute vie, est en Egypte la divinité arborescente par excellence : son cercueil, lorsqu’après avoir été jeté au fleuve par son frère Seth, le Fauteur du Désert, alla, dit-on, s’échouer sur les rives de Byblos où il prit racine et poussa comme un cèdre gigantesque et majestueux, à telle enseigne qu’il servit de colonne maîtresse au palais du roi local. On comprend pourquoi les Grecs assimilèrent Osiris à leur Dionysos, le Fou Feuillu, autre Dieu arborescent dont un des principales épiclèses est Dendritès (« Des Arbres »).

Ainsi, on peut affirmer qu’en général toutes les traditions Païennes se réfèrent à une ou plusieurs essences d’arbres qu’elle pourraient prendre comme symbole verdoyant : si les Egyptiens se plaisent au Sycomore et au Cèdre, leurs voisins de Syrie et du Liban dont ce dernier arbre est aussi le symbole vénèrent volontiers le Palmier dont ils portent d’ailleurs le nom (Phoinix : phéniciens). Les Grecs, quant à eux, peuvent être à bon droit considérés comme fils de l’Olivier et de la Vigne, dont les sucs respectifs éclairent leurs maisons et leurs âmes. Quant au Romains, ils doivent leur existence, de leur propre aveu, au Figuier Ruminal à l’ombre duquel allaita la louve légendaire, et voient dans la majesté du Hêtre montagnard la demeure du Grand Jupiter (Fagutal) qui fulmine dans les cieux. Nul n’ignore l’éminente sacralité du Chêne pour les Slaves et les Celtes, sans oublier cet arbre extraordinaire qu’est le Gui, arbre porté, pour ainsi dire, à la puissance seconde…Pour revenir, bien sûr, au Grand Frêne cosmique que célèbre la völva en sa transe inspirée, et dont le nom signifie « Coursier du Redoutable », c’est-à-dire, finalement, Monture de Dieu ; à moins que, sous le nom d’Irminsül, le Fort Epieu, il ne soit vu comme l’étai cosmique qui, évitant que le ciel ne vienne s’écraser sur la terre, ménage par sa force tendue l’espace vital de tous les êtres…

Bref, la sensibilité spirituelle des Païens de tous lieux et de tous temps ne trouvera pas de meilleur symbole que l’Arbre, dans son unité structurelle comme dans son inépuisable diversité spécifique. En effet, celui-ci présente, par ses caractéristiques propres, une remarquable aptitude à exprimer les fondements théologiques du Panthéisme ou du Panenthéisme.

L’arborescence peut sans doute être considérée comme le langage même de la Vie, voire comme la manifestation obligée de toute existence. Elle exprime dans l’espace et dans le temps le passage mystérieux de l’Un au multiple en même temps que celui du Caché au manifeste. L’arbre, en effet, est un dans son tronc et multiple en sa frondaison comme en ses racines : il est comme un isthme vertical qui relie par une singularité dressée une multiplicité cachée à une multiplicité manifeste. Dans la latence souterraine de ses racines, il se dérobe au regard, tandis qu’il s’offre à notre émerveillement dans l’épanouissement de son houppier et dans la majesté de son port.

C’est pourquoi il constitue une image unique et vivante de la divinité et du monde qui en est la manifestation : en lui, s’unissent le divin et le mondain, le spirituel et le matériel, de manière quasi miraculeuse, « sans séparation ni confusion » comme dit un adage chrétien bien connu. L’arborescence, en effet, nous enseigne les lois de la causalité qui conduisent toute nature à se développer en manifestant les possibilités qu’elle contient en elle-même à titre causal. L’arbre, littéralement, nous explique la nature par sa danse fractale.

Toute arbre est le récit en mode simultané d’une généalogie de l’être, un livre vivant de mythologie muette. C’est peut-être pour cela que les latins appellent le bois Liber, qui est aussi le nom qu’ils donnent au Seigneur des Arbres et des Sucs. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle, depuis des millénaires, l’écorce des arbres à fourni les supports de nos écritures sacrées : n’est-ce pas encore par la vertu de sa pendaison qu’Odin découvrit le pouvoir des runes ? Les feuilles d’Yggdrasill sont peut-être les pages sans nombre de la mythologie universelle, chacune étant un mythème épanoui en sa saison éternelle…Quelle est l’essence de l’Arbre cosmophore ? Peut-être est-il la synthèse de toutes :  la grand Fabulier dont la frondaison porte les couleurs simultanées de toutes les saisons.

L’arborescence est son langage, qui lui permet d’articuler simultanément tous les mondes (neuf, nous enseignent les Eddas) : il est l’oriflamme unique de l’Être dans tous ses états. Rien n’échappe à ce verbe sans discours, dressé dans un éternel présent : dans les branches d’Yggdrasill, tout est toujours là, et c’est par lui que le monde se survit à lui-même puisqu’il en est l’axe indestructible. Il conserve dans le secret de son tronc les germes des mondes à venir. C’est grâce à l’arbre, miracle discret du quotidien devant lequel le profane passe sans s’arrêter, que nous pouvons nous faire une idée approximative de la totalité, car nous pouvons l’embrasser d’un seul regard ; c’est grâce à lui que nous éprouvons cette vérité métaphysique que le tout est supérieur à la somme des parties.

Car l'arbre est le Maître Muet : celles et ceux qui le regardent avec amour en tireront tous les enseignements essentiels à l'existence ; de ce Mutus Liber, point n’est besoin de feuilleter les pages, car le vent se charge lui-même d'en porter le murmure à nos oreilles : ainsi la feuille parle à la feuille. Son enseignement est présentiel et non discursif, il est monstratif et non démonstratif. L’arbre-maître est un livre secret, un codex dressé qu’on ouvre avec le cœur, un hiéroglyphe qu’on a jamais fini de déchiffrer. Même les morts en peuvent lire les arabesques radicales, enlacés qu'ils sont en cette calligraphie secrète que récite le chœur des vers de terre en hommage aux étoiles.

Pour recevoir son enseignement silencieux, il faut savoir en réfléchir l’image en son âme. Car l’arbre nous présente la figure symbolique du monde par sa structure sphérique et symétrique (Fig.1). Par la circulation invisible de la sève brute montant de ses racines et de la sève élaborée descendant de ses feuilles, il nous rappelle que l’univers est un tore, une cellule de convection où l’être circule en coulant sans discontinuer sur lui-même.


L’arbre embrasse l’air en sa frondaison, la terre en ses racines, l’eau circule dans le secret de son bois, et le feu s’y tient tapi en l’imprégnant tout entier. Il empêche la terre de s’écraser sur elle-même, l’eau de se noyer en elle-même, l’air de s’échapper de lui-même, le feu de se consumer lui-même. En son être axial, les quatre éléments se trouvent rassemblés et unis sous les espèces du bois, qui est un des trois aspects visibles ici-bas de la quintessence. L’Arbre déploie l’orbe de l’ordre, astre chtonien, il est l’alchimiste spontané dont le monde est le laboratoire.

Ce sont les arbres qui rendirent ce monde habitable, car ce sont eux seuls qui transmutent la lumière en humeur. Paisibles soleils comestibles, ils sont les grands convertisseurs cosmiques qui changent le pensant en pesant et le pesant en pensant. Sans eux, l’être ne pourrait circuler en faisant tourner la roue à aube de l’existence, et la mort régnerait en maîtresse dans un monde putride.

C’est grâce aux arbres que le monde respire, car les arbres soutiennent le Ciel, en même temps qu’ils le retiennent entre leurs branches. Ils sont les échaciels, nuages verdoyants d’un orage immobile dont les troncs seraient les éclairs tranquilles d’une foudre pérenne. Sans cet orage immobile et silencieux, les nuages du ciel, ces arbres nomades, ne viendraient pas brouter l’haleine des frondaisons terrestres et féconder nos champs (Fig.2). Dans l’ombre des sous-bois, dans le secret inviolé des hautes futaies, l’arbre est un taiseux tonnerre et son tronc un éclair silent et si patient que le regard dru du druide peut s’y reposer sans dommage.


Les arbres fixèrent le souffle errant d’En Haut, retinrent et affermirent la terre incertaine d’en bas. Ils recueillirent la rosée, tissèrent les brumes primordiales en servant de quenouilles et de fuseaux, et distillèrent les ardeurs du soleil, pour les enfouir dans les profondeurs du bois, et transformant l’ardeur en huile pour éclairer toute chose et soulager toute brûlure. Les arbres captèrent la vie et la firent circuler pour tous les êtres.

Ainsi, c’est le bois dont ils sont faits qui rend possible le métabolisme du Vivant Total. Aux origines du monde sensible, en effet, la flamme d’éther, cet élément unique dont est fait l’étoffe des mondes supérieurs, cherchait à remonter à la surface de l’océan de dissemblance dans lequel elle s’était abîmée. En suivant son trajet vertical en direction des cieux pour se réunir à son origine, elle se manifesta d’abord comme un panache de conscience tendu vers le ciel : cet éthernuage primitif fut l’arbre. Puis, lorsque la bulle éthérique s’individualisa et se clarifia, apparut l’homme.

De l’élan vertical des flammes d’éther à travers le magma matériel résulta un échauffement qui produisit d’abord le métal, puis le bois et enfin la chair, char de l’esprit. Bois et chair ont pour propriété d’être la cire de la flamme de la présence : ils ont la capacité de recevoir en eux la lumière voyante qui provient de la divinité. Aussi, tous les arbres peuvent être considérés comme des chandeliers du sens et de la pensée. Le bois ne porte-t-il pas des yeux impatients de s’allumer au moindre frottement ? C’est pourquoi il est la matière sainte entre toutes, cette lumière condensée en laquelle le feu s’est caché. Le bois est l’auxiliaire du sacrifice, et c’est en lui que les Dieux ont décider d’élire domicile en se monde, en y plaçant leurs formes.

Pas de ciel sans arbres, donc, mais pas d’homme non plus, car l’arbre et l’homme sont frères depuis la nuit des temps. Tous deux manifestent dans le monde vivant l’axe du monde en le rendant partout présent, le premier de manière immobile, dans l’ordre végétal, le second de manière nomade, dans le règne animal. Mais il est clair que le premier est l’aîné du second : l’homme ne descend pas du singe, il descend des arbres. Nos ancêtres selon la chair étaient arboricoles, et peut-être la vie humaine doit-elle accomplir son cycle par un retour à l’arbre, ne serait-ce, à l’échelle individuelle, que par le cercueil et le bûcher funèbre.

Les arbres, tout comme les hommes, tissent la pensée du monde sans que ces derniers s’en doutent : ils en sont les neurones, tellement évidents que nous n’y pensons pas. Un monde sans arbres serait assurément un monde absurde, et l’univers se pense dans ses arbres, dont les frondaisons rêvent la réalité. C’est par les arbres que le monde est monde, car c’est par eux qu’il est ordre. L’arbre relie donc le monde à lui-même, et la sève qui circule en son bois symbolise cette quiddité cosmique qui coule en tous les êtres. C’est en cette sève universelle que nous avons le savoir de nous-même : elle est le fermental, le feu humide qui nourrit l’univers.

Un arbre, jadis, m’a murmuré une vérité que mon cerveau, uni à sa frondaison comme une nuée pensante, a fait germer en mythe : l’Homme, m’a-t-il dit, est un arbre en exil.

Autrefois, durant l’Âge d’Or, les hommes et les arbres étaient des frères qui prenaient soin du monde, chacun à sa manière. Les hommes étaient des arbres rouges et les arbres, des hommes verts. En ce temps-là, chacun, homme ou arbre, pouvaient circuler où bon lui semblait. Lorsque l’un ou l’autre sentait le temps peser par trop sur ses épaules, il allait s’enraciner quelques temps en son lieu d’origine afin de se régénérer, puis repartait parcourir le jardin du monde pour l’orner de sa présence, le parfumer de son essence et l’encenser de son admiration. Car, à cette époque, toute cérébralité était célébrante, et toute raison oraison jaillissante.

Mais survint la catastrophe par laquelle tout s’inversa. Ce fut la Catamnèse par laquelle débutèrent les temps de la Grande Amnésie. Les arbres, pour se préserver, se fixèrent définitivement et cessèrent de cheminer. Ils s’enracinèrent dans une profonde méditation et s’enfermèrent dans le mutisme : bien peu, aujourd’hui, sont ceux qui savent que les arbres pensent, et encore moins nombreux ceux qui les comprennent.

Quant aux hommes, ils perdirent la faculté de se régénérer par l’enracinement et furent condamnés à une errance sans fin par les terres et les mers. Mais, pire encore, ils furent coupés de leur sol d’origine et furent condamnés à marcher sur l’humus où s’amoncelaient les feuilles mortes, paroles caduques de leurs frères désormais exilés dans leur intériorité, pendant qu’eux mêmes étaient assignés au bavardage sans fin d’une exténuante extériorité. Car, avant la Catamnèse, les hommes marchaient sur la canopée du monde, pied à pieds avec leurs frères végétaux, et leur tête s’enracinait dans les cieux, qui étaient leur sol natal, comme celui des arbres était la terre, sol fatal.

Depuis ces tristes temps, arbres rouges et hommes verts s’ignorent et détestent : les premiers massacrent les seconds, et ceux-ci méditent les misères de ceux-là. Mais nos frères immobiles rêvent à l’Âge d’Or dont ils ont conservé le souvenir intact…Et nos ancêtres Païens le savaient encore, qui gardaient dans leurs rites et leurs mythes des vestiges de l’ancienne fraternité. Mais depuis la venue des dendrotomes, les coupeurs d’arbres, même ces souvenirs-là ont fini par se perdre. Or, s’il est une chose que les arbres savent de science certaine, c’est qu’il n’est d’hiver si terrible que ne suive un printemps. Et que, par conséquent, l’Âge d’Or ne peut que revenir…C’est pourquoi certains ont choisi de sortir de leur mutisme.

Voilà ce que m’a confié le magistrarbre de mon enfance, au pied pachydermique duquel j’aimais me recroqueviller, et que j’appelais le Téléphant…Ou plutôt, voilà ce que j’ai pu voir grâce à la phrase qu’il a semé amicalement dans l’arborescence de mes neurones pour qu’elle germe et s’épanouisse en frondaison mythique. Plus tard, la tradition nous a confirmé les dires du grand murmurier.

Les Hommes, dit une tradition grecque, viennent du miellat du Frêne. C’est Hésychios qui nous l’a transmise : fruits du frêne, tel est le genre humain.  Nous sommes par conséquent des phénomènes issus des faines : l’humain est né de la condensation du miel céleste mêlé à la graisse de la terre. On peut donc à bon droit l’appeler Mélicarpe. Il provient de la manne, ce qui explique mystiquement son nom dans de nombreuses langues (Manu, Mann). L’Homme est bien issu de la sève de la Pensée : il est fils du Grand Phrène.

Mais ce dernier n’est pas seulement le père de l’homme et le porte-monde, il est le nid des Dieux, et Dieu lui-même. La structure arborescente, qui est omniprésente dans le cosmos, est la trace visible de l’acte créateur qui pénètre toute chose, de cette lumière voyante qui, à partir de la Ténèbre éblouissante de l’Un, vient irriguer le moindre atome de l’onde existentielle. L’arborescence est ainsi l’image la plus adéquate de la Providence, et, par conséquent, le symbole même de la puissance divine.

Aussi, en contemplant le port majestueux des arbres, c’est la Divinité elle-même qu’il nous est donné de voir. L’arbre est l’indice de l’indicible et, pour ainsi dire, le gnomon du soleil intelligible, dont il est la signature en son être même. Il est, simultanément, une image aniconique et figurative de la déité, qu’il révèle et qu’il cache en même temps par sa danse immobile.

Dressé comme une prière muette vers une absence niée, il est à la fois l’orant et destinataire de cette oraison arborescente  : dans l’enchevêtrement des branches, lieu ambigu de toutes les pareidolies, c’est comme si le Dieu se priait lui-même. L’arbre est l’expression première d’une extase qu’exprime la ramification comme un élan sans fin de la totalité vers elle-même. Tout se passe comme si la Divinité, à travers la forme intelligible de ce symbole des symboles, jouait à se rejoindre elle-même en un geste de mondification éternelle de son être, ou le centre se multiplie de manière asymptote à la circonférence.

L’arbre raconte en un instant unique l’exubérance de l’être en quête de lui-même, et l’éternelle dialectique à laquelle cette autorévélation perpétuelle le condamne. Or, cette dernière peut être représentée de manière adéquate par le symbolique du Caducée, bâton de héraut du Dieu Hermès. L’écheveau des serpents qui le constituent n’est d’ailleurs pas sans rappeler la structure d’une corde, et celle-ci, à son tour, nous ramène à l’arbre, et singulièrement à Yggdrasill, car c’est à ce dernier qu’Odin, le Dieu souverain de la mythologie nordique, c’est pendu afin d’obtenir la connaissance des runes, ces caractères magiques que l’on gravait sur le bois. Nous y reviendrons plus bas.

Cette dialectique caducéenne est d’abord celle d’une divinité où l’unité et la multiplicité sont intimement mêlées, inséparables quoique distinctes, et articulées dans la double arborescence des branches et des racines. Innombrable et unique à la fois, l’arbre cache toujours la forêt ; mais étant un tout présent entièrement dans chaque partie, chaque arbre à la conscience de toute la forêt ; le mot bois désigne à la fois la matière (hylè) de chaque arbre, et en même temps tout un ensemble d’arbre (alsos). Un dans sa structure, l’arbre est également multiple dans la variété de ses essences.

Ensuite, il entrelace, en vertu de sa ramification, l’universel et le particulier. En lui, chaque partie, la plus infime soit-elle, est reliée au Tout. Nous avons vu, dans notre article D comme Dieu, que chaque Divinité est un rameau du souffle lumineux omniprésent dans l’univers, qui se subdivise à l’infini afin qu’aucune parcelle de l’être ne soit privée de présence divine. Ainsi, chaque arbre est une manifestation singulière de l’axe unique qui opère l’anamorphose du monde : tout arbre est solitaire et solaire, et, dans sa majestueuse verticalité solidaire du soleil, pour l’éclat duquel il dresse toute étendue en son tronc, faisceau symbolique des puissances existentielles. En cette gerbe se manifeste tous les Dieux en un seul, et en chaque Dieu tous sont rendus présents.

C’est pourquoi l’arbre, et singulièrement dans sa matérialité, est le lieu privilégié de la manifestation divine : il est l’agalma universel, l’image de culte la plus adéquate qui soit. La chair des Dieux, ici-bas, est faite de bois. Les Dieux viennent se montrer à nous dans un bain de bois ; chacun se manifeste selon son essence, chacun porte son arbre comme un sceptre, ou est porté par lui comme sur un pavois. Zeus arbore fièrement le Chêne, fourreau de sa foudre, Athéna l’Olivier père des lumières, Héraclès porte les feuilles du Peuplier ; Artémis se plait aux Saules argentés et aux Coudriers, quand Perséphone préfère le Cyprès, sentinelle d’éternité…

C’est dans les xoana que se célèbrent les noces du naturel et du surnaturel, comme un vin qui fermente dans les foudres de chaîne ; c’est là que se réalise l’indicible union du ligneux et de l’igné, de la lumière et de l’humeur : c’est là que se réitère l’orage originel qui réconcilie le temps et l’éternité. Les yeux qui constellent le bois sont impatients de s’ouvrir, les Dieux qui y vivent, impatients de sourire, pour la co-ignition des êtres lymphatiques et des êtres lymphatiques, des arbres animaux et des hommes végétaux…

Le bois est la matière même du sacrifice : feu endormi, pensée solide, c’est en lui que séjourne, latente, la forme des Dieux ; c’est pourquoi la statue de culte peut être considérée comme une offrande offerte au Dieu qui vient y séjourner. Mais elle est également, pour la divinité qui s’y concrétise, une eau dans laquelle, d’une certaine manière, elle se noie. C’est comme si, en quelque sorte, le Dieu y était offert à lui-même, en cette interface entre ce monde et l’autre, cette bouée, ce flotteur métaphysique. La statue manifeste donc cette ambiguïté fondatrice de tout culte : la mort du Dieu à lui-même en tant que conscience totale et parfaite, et sa naissance à nous-mêmes en tant que conscience partielle et mortelle. Dans ces conditions, l’image cultuelle oscille entre ce monde et l’autre, comme suspendue entre les deux : elle est, littéralement, une hypostase.

A ce stade de notre méditation, comme au détour d’un sentier forestier, surgit de nouveau notre promeneur des Mondes, Odin. Car le mythe vient à point nommé nous rappeler son autosacrifice, dont un récit nous vient du Havamal, strophes 138 à 141 : Je sais que je pendis à l’Arbre battu par les vents, neuf nuits pleines, navré d’une lance et donné à Odin, moi-même à moi-même donné, à cet Arbre dont nul ne sait d’où proviennent les racines. Le Dieu s’offre ainsi afin d’acquérir la connaissance des runes, qu’il obtient après avoir enduré sa longue souffrance.

Cet épisode de la mythologie du Nord, en rapport avec le Grand Arbre, est à mon sens un des plus fascinants et des plus énigmatiques qui soit. Sa puissance symbolique connait très peu d’équivalent dans le trésor des mythes de l’humanité. Parmi les innombrables (et sans doute infinis, à l’image de la stature du Frêne lui-même) enseignements que l’on peut en tirer, c’est la solidarité entre l’hypostase, la personne divine, et l’axe du monde, qui nous a le plus marqué. Suspendu au fil de soi, Odin manifeste le Frêne comme sa monture (Ygg-Drasill) mais réciproquement, se manifeste comme le Dieu suspendu (Hangatyr). Il s’identifie à l’Arbre : alors, je me mis à germer …

Mais le mythe nous porte encore au-delà. Dans quel sens Odin s’est-il pendu ? Par les pieds ou par le cou ? L’ambiguïté demeure et, sans doute, demeurera toujours. A la lecture des textes, il semble qu’aucune décision ne soit possible. Les représentations et les interprétations n’excluent, à l’examen, aucune possibilité. Mais la plupart, cependant, semblent opter pour une pendaison à l’envers, c’est-à-dire dans l’optique de l’arcane XII du Tarot de Marseille.

Le Havamal ne permet sans doute pas de trancher : je scrutai en dessous, je ramassai les runes semble pencher pour une pendaison par les pieds. Tout se passe donc comme si Odin plongeait dans la mort, comme s’il inversait son être. Il s’est d’abord, nous dit le texte, transpercé de sa propre lance, Gungnir, arme fatale s’il en est, car elle détermine, dans les conflits, quelle est l’armée qui l’emportera, et, une fois lancée, revient toujours dans la main de son maître tout en ne ratent jamais sa cible. A la lumière de ces données, il est donc légitime de penser qu’Odin s’est pris pour cible en tant qu’autre, préfigurant ainsi, d’une certaine manière, Rimbaud !

Si, comme nous le croyons, le Farmatyr s’est pendu par les pieds, alors nous pouvons considérer que par cet acte il a remis, en quelque sorte, l’Arbre à l’endroit. La tête vers les racines, il se retrouve, en effet, avec le houppier de l’arbre à ses pieds. Il le regarde donc conformément à cette tradition qui nous présente l’univers comme un arbre inversé, dont les racines plongent dans le ciel et dont la couronne touche la terre.

Cette tradition est attestée dans plusieurs mythologies, en particulier en Inde : L’Impérissable a la racine en haut et les branches en bas, ses feuilles sont les hymnes du Veda (Rig Veda I, 27 : 7) ; Ce figuier éternel, dont les racines vont vers le haut et les branches vers le bas, c’est le Pur, c’est le Brahman, c’est ce qu’on nomme la Non-Mort. Tous les mondes reposent en lui  (Katha Upanishad, VI, 1). Par son sacrifice, donc, Odin redresse l'Arbre Cosmique. Il n’est pas étonnant, dès lors, que cet acte d’ascèse soit en même temps un acte de connaissance : il est en quelque sorte couronné par les runes, et recrée le monde, d’une certaine manière, en associant la parole (phasis) à la nature (physis).

C’est un acte sacrificiel et de contemplation que l’acte d’Odin : en redressant l’arbre dans le miroir de son âme, le franc-voyant l’embrase et le restaure dans sa réalité une et double (fig.3). Car il y a, en effet, un arbre naturel, dont les racines plongent dans la matière et dont le houppier s’épanouit haut dans le ciel, et un arbre surnaturel dont les racines sans nombre proviennent des profondeurs célestes et dont les branches et rameaux viennent caresser la terre en tous lieux.

Le premier est fait de sève et de bois, il produit des fruits comestibles ou non, il nous donne ses sucs et son ombre pérenne. Le second est fait d’éther flamboyant, et se manifeste parfois le temps d’un clin d’œil dans la foudre divine qui apporte la lumière et le feu. En temps normal, les deux arbres ne peuvent cohabiter : la foudre humide et tranquille de nos vergers s’embrase instantanément au contact de l’arbre fulgurant des champs célestes.

Pourtant, ils sont complémentaires, et c’est par leur connexion secrète que le divin vient irriguer notre monde. La sève et l’humeur du phytos ne sont qu’une modalité de de la clarté et de la lueur du photos. L’un se change en l’autre, dans l’amour verdoyant des feuilles, ses interfaces. Odin nous enseigne par son geste exemplaire que seul le sacrifice, l’acte rituel, permet la cohabitation des deux arbres, moyennant l’intervention de la personne humaine. L’Homme et l’Arbre célèbrent ainsi leur fraternité, dans le bois constellé d’yeux qu’on a baratté pour en extraire le beurre de lumière.

Car dans le bois inerte veille une vive rétine, ouverte en son eau brune, fixant toute forme en son courant immobile, mais vibrante en secrets tourbillons ; Par ses yeux, en effet, le bois étaye la forme des Dieux par la force de son regard. Il est comme un ciel secret, clandestin, noyé dans les eaux sublunaires : ses yeux fixent ici-bas la divine vision et l’attachent à ce monde. Ne dit-on pas aussi du bois qu’il a des « nœuds » ? Ils attachent et retiennent dans la nasse matérielle les poissons de foudre du lac d’en haut, qui sont aussi des yeux, lingots de lumière voyante. Et l’imagier, en vérité, n’est autre qu’un oiseleur, pêcheur de leurs yeux.

Avant d’être taillé pour représenter telle ou telle divinité, l’arbre est la forme même de toutes les divinités, l’image cultuelle du Panthéon entier. Coquille de l’éther, il est le refuge du son lorsqu’il sert d’instrument de musique. Il est, en vérité, un liquide étrange qui se boit d’œil à œil, un mystérieux miroir où mortels et immortels s’envisagent mutuellement de part et d’autre du firmament. Il n’est autre qu’un ciel portatif…

Aussi, mortels, prenons soin d’accueillir chez nous l’arbre toujours vert dans la longue nuit du solstice. Car il change en grand mystère notre dedans en dehors, faisant de notre toit un ciel étoilé ; et, toutes frontières abolies entre au-delà et en-deçà, notre demeure se fait monde et l’univers notre maison, en une seule et vaste domonde sous la protection des branches de l’Arbri

C’est par ces mystères arborescents qu’il nous sera donné, âmes larvaires, de procéder à nos métamorphoses : chacun guidé par notre propre verbe, que nous ne savons pas encore déchiffrer, nous nous retrouverons, un beau jour, confrontés au tronc de notre arbre, celui qui est notre jumeau, et pas celui d’un autre. Alors nous en commencerons l’ascension, à partir des vases glauques ou nous trainions jusque-là. Puis, à l’instar de la larve, nous émergerons de l’étang et, sous la clarté d’un soleil nouveau, nous briserons nos carapaces et deviendrons ce que nous n’avons jamais cessé d’être : la libellule du verbe aux ailes irisées.

Suivons l’Arbre en sa course immobile vers l’infini, recueillons-nous dans la viridité spirituelle du bouquet intégral de toutes les essences. Nous aurons ainsi réalisé notre entrelacement intime avec la divinité du monde. Ô bienheureux immortels qui habitez à jamais la lumineuse canopée du monde, donnez à notre âme l’efflorescence de votre providence !

Je sais que nous nous retrouverons en temps opportuns dans les frondaisons de l’Arbre Certain.








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