L’Abécédaire du Petit Père Païen
Y comme Yggdrasill, Arbre
Cosmique.
Je sais qu’il est un frêne appelé Yggdrasil, arbre altier, sacré, de
blanche boue aspergé. De là viennent les gouttes de rosée qui tombent dans les
vallées. Toujours vert, il se dresse au-dessus de la source d’Urd ( Edda Poétique, Völuspa XIX – traduction François-Xavier Dillmann)
Cette phrase, assurément, pourrait être notre credo : non pas celui d’une
croyance, mais celui d’un savoir.
Lorsqu’en nos vertes années nous nous mîmes en quête de
notre foi, quel ne fut pas notre émerveillement
lorsque nous découvrîmes, au détour d’une lecture, que celle-ci pouvait prendre
la forme d’un arbre magnifique,
gigantesque et sacré. Cette révélation nous fut donnée par la lecture du
livre de Régis Boyer : Yggdrasill, la Religion des Anciens
Scandinaves (Payot 1992).
Pour nous, il devint dès lors évident que toute sacralité ne pouvait s’exprimer
qu’en un tel arbre, où le monde s’enlace
à la divinité.
Nous avons toujours gardé, depuis ce temps, un très fort
sentiment de vénération pour l'Arbre, quel que soit son nom, car c'est lui qui
nous fait tenir debout, c'est lui qui pense dans l'enchevêtrement nos neurones,
c'est lui qui respire dans nos bronches, c’est lui qui nous donne l’intime
certitude d’être une émanation univertébrale.
Et bien que nos pas nous aient conduit vers d’autres
horizons spirituels et nous aient fait traverser bien des contrées de la
pensée, nous sommes toujours resté fidèle au Grand Frêne cosmique,
l’arbre divin auquel les anciens scandinaves, avant d’adopter la funeste
superstition venue du Sud, rendaient hommage. Signe des temps : les
chrétiens n’eurent rien de plus pressé
que d’abattre ses symboles, les arbres visibles auxquels les peuples
portaient leur vénération.
On a coutume, parmi les Néopaïens, d’opposer nos traditions
aux « Religions du Désert »,
regroupant sous cette expression les trois Monothéismes Abrahamiques. Cette
opposition, parfois décriée au nom de la légitime fraternité humaine, nous
semble cependant pertinente au plus haut point.
En effet, on ne peut nier que les religions Abrahamiques soient issues du désert, non seulement, bien
sûr, si l’on se place d’un point de vue géographique, mais plus encore si l’on
prend en compte, dans une perspective spirituelle, la dimension symbolique de
celui-ci. La transcendance du Dieu des
Monothéistes, en effet, dans toute l’intransigeance de sa radicalité
exclusive, s’exprime de manière parfaitement adéquate dans la nue solitude des
dunes et des rocs, où la terre sans arbres et le ciel sans nuages se dévisagent
en une dualité aussi silencieuse qu’indépassable.
Les Monothéistes revendiquent d’ailleurs eux-mêmes cette
origine, et ont toujours été friands de cette solitude ascétique : de Moïse, Jésus et Mohammed, jusqu’au
Père Charles de Foucauld, en passant par tous les moines d’Orient et d’Occident, il fut évident pour les Gens du
Livre que Dieu Se cache dans son silence, et que le désert est Son jardin d’absence.
Bien que nous en reconnaissions la grandeur, cette aridité spirituelle ne nous convient
pas, car nous ne sommes pas, quant à
nous, sorti d’Egypte. Aussi, comme les habitants de la Vallée du Nil,
pourtant voisins des étendues désolées du Sahara, nous défions-nous de ces
lieux dévastés où règne sans partage la fureur des vents et l’ardeur implacable
du soleil : c’est là le domaine de la vanité, de la poussière, du rouge
chaos et de la mort. Comme le peuple de la Belle
Valée, nous lui préférons la couleur noire du limon doucement déposé par le
fleuve divin et les innombrables nuances
du vert des roseaux, des papyrus et des perseas.
C’est dans cette luxuriance que
s’épanouit notre foi, car, pour nous, la
forme arborescente est la plus apte à servir de symbole à l’immanence de la
Divinité.
Osiris, Maître
des Morts et Seigneur de toute vie, est en Egypte la divinité arborescente par excellence : son cercueil,
lorsqu’après avoir été jeté au fleuve par son frère Seth, le Fauteur du Désert,
alla, dit-on, s’échouer sur les rives de Byblos où il prit racine et poussa
comme un cèdre gigantesque et majestueux,
à telle enseigne qu’il servit de colonne
maîtresse au palais du roi local. On comprend pourquoi les Grecs
assimilèrent Osiris à leur Dionysos,
le Fou Feuillu, autre Dieu
arborescent dont un des principales épiclèses est Dendritès (« Des
Arbres »).
Ainsi, on peut affirmer qu’en général toutes les traditions Païennes se réfèrent à une ou plusieurs essences
d’arbres qu’elle pourraient prendre comme symbole verdoyant : si les Egyptiens se plaisent au Sycomore
et au Cèdre, leurs voisins de Syrie et du Liban dont ce dernier arbre est aussi le symbole vénèrent
volontiers le Palmier dont ils
portent d’ailleurs le nom (Phoinix : phéniciens). Les Grecs, quant à eux, peuvent être à bon
droit considérés comme fils de l’Olivier
et de la Vigne, dont les sucs
respectifs éclairent leurs maisons et leurs âmes. Quant au Romains, ils doivent leur existence, de leur propre aveu, au Figuier Ruminal à l’ombre duquel
allaita la louve légendaire, et voient dans la majesté du Hêtre montagnard la demeure du Grand Jupiter (Fagutal) qui fulmine dans les cieux. Nul n’ignore l’éminente
sacralité du Chêne pour les Slaves et les Celtes, sans oublier cet arbre extraordinaire
qu’est le Gui, arbre porté, pour
ainsi dire, à la puissance seconde…Pour revenir, bien sûr, au Grand Frêne cosmique que célèbre la völva en sa transe inspirée, et dont le
nom signifie « Coursier du
Redoutable », c’est-à-dire, finalement, Monture de Dieu ; à moins
que, sous le nom d’Irminsül, le Fort Epieu,
il ne soit vu comme l’étai cosmique
qui, évitant que le ciel ne vienne s’écraser sur la terre, ménage par sa force
tendue l’espace vital de tous les êtres…
Bref, la sensibilité spirituelle des Païens de tous lieux et
de tous temps ne trouvera pas de meilleur symbole
que l’Arbre, dans son unité structurelle
comme dans son inépuisable diversité spécifique. En effet, celui-ci
présente, par ses caractéristiques propres, une remarquable aptitude à exprimer les fondements
théologiques du Panthéisme ou du Panenthéisme.
L’arborescence
peut sans doute être considérée comme le langage
même de la Vie, voire comme la manifestation obligée de toute existence.
Elle exprime dans l’espace et dans le temps le passage mystérieux de l’Un au multiple en même temps que celui du Caché
au manifeste. L’arbre, en effet, est un dans son tronc et multiple en sa
frondaison comme en ses racines : il est comme un isthme vertical qui relie par une singularité dressée une multiplicité
cachée à une multiplicité manifeste. Dans la latence souterraine de ses
racines, il se dérobe au regard, tandis qu’il s’offre à notre émerveillement
dans l’épanouissement de son houppier et dans la majesté de son port.
C’est pourquoi il constitue une image unique et vivante de la divinité et du monde qui en est la
manifestation : en lui, s’unissent le divin et le mondain, le
spirituel et le matériel, de manière quasi miraculeuse, « sans séparation
ni confusion » comme dit un adage chrétien bien connu. L’arborescence, en
effet, nous enseigne les lois de la
causalité qui conduisent toute nature à se développer en manifestant les
possibilités qu’elle contient en elle-même à titre causal. L’arbre, littéralement, nous explique la nature par
sa danse fractale.
Toute arbre est le
récit en mode simultané d’une généalogie de l’être, un livre vivant de mythologie muette. C’est peut-être pour cela que
les latins appellent le bois Liber,
qui est aussi le nom qu’ils donnent au Seigneur des Arbres et des Sucs. C’est
peut-être aussi la raison pour laquelle, depuis des millénaires, l’écorce des arbres à fourni les supports
de nos écritures sacrées : n’est-ce pas encore par la vertu de sa
pendaison qu’Odin découvrit le pouvoir
des runes ? Les feuilles d’Yggdrasill
sont peut-être les pages sans nombre de la mythologie universelle, chacune
étant un mythème épanoui en sa saison éternelle…Quelle est l’essence de l’Arbre
cosmophore ? Peut-être est-il
la synthèse de toutes :
la grand Fabulier dont la frondaison
porte les couleurs simultanées de toutes les saisons.
L’arborescence est son langage,
qui lui permet d’articuler simultanément
tous les mondes (neuf, nous enseignent les Eddas) : il est l’oriflamme
unique de l’Être dans tous ses états. Rien n’échappe à ce verbe sans discours, dressé dans un éternel présent :
dans les branches d’Yggdrasill, tout
est toujours là, et c’est par lui que le monde se survit à lui-même puisqu’il
en est l’axe indestructible. Il
conserve dans le secret de son tronc les germes des mondes à venir. C’est grâce à l’arbre, miracle discret du
quotidien devant lequel le profane passe sans s’arrêter, que nous pouvons nous faire une idée approximative de la totalité, car nous pouvons l’embrasser
d’un seul regard ; c’est grâce à lui que nous éprouvons cette vérité métaphysique que le tout est supérieur à la somme des
parties.
Car l'arbre est le Maître
Muet : celles et ceux qui le regardent avec amour en tireront tous les
enseignements essentiels à l'existence ; de ce Mutus Liber, point n’est besoin de feuilleter les pages, car le
vent se charge lui-même d'en porter le murmure à nos oreilles : ainsi la
feuille parle à la feuille. Son enseignement est présentiel et non discursif, il est monstratif et non
démonstratif. L’arbre-maître est un livre secret, un codex dressé qu’on ouvre avec le cœur, un hiéroglyphe qu’on a
jamais fini de déchiffrer. Même les morts en peuvent lire les arabesques
radicales, enlacés qu'ils sont en cette calligraphie secrète que récite le
chœur des vers de terre en hommage aux étoiles.
Pour recevoir son enseignement silencieux, il faut savoir en
réfléchir l’image en son âme. Car l’arbre nous présente la figure symbolique du monde par sa structure sphérique et symétrique
(Fig.1).
Par la circulation invisible de la sève brute montant de ses racines et de la
sève élaborée descendant de ses feuilles, il nous rappelle que l’univers est un tore, une cellule de convection où l’être circule en coulant sans
discontinuer sur lui-même.
L’arbre embrasse l’air
en sa frondaison, la terre en ses racines, l’eau circule
dans le secret de son bois, et le feu
s’y tient tapi en l’imprégnant tout entier. Il empêche la terre de s’écraser
sur elle-même, l’eau de se noyer en elle-même, l’air de s’échapper de lui-même,
le feu de se consumer lui-même. En son être
axial, les quatre éléments se
trouvent rassemblés et unis sous les espèces du bois, qui est un des trois aspects visibles ici-bas de la quintessence. L’Arbre déploie l’orbe de l’ordre, astre chtonien, il est l’alchimiste
spontané dont le monde est le laboratoire.
Ce sont les arbres
qui rendirent ce monde habitable, car ce sont eux seuls qui transmutent la
lumière en humeur. Paisibles soleils
comestibles, ils sont les grands convertisseurs cosmiques qui changent le
pensant en pesant et le pesant en pensant. Sans
eux, l’être ne pourrait circuler en faisant tourner la roue à aube de
l’existence, et la mort régnerait en maîtresse dans un monde putride.
C’est grâce aux
arbres que le monde respire, car les arbres soutiennent le Ciel, en même temps qu’ils le retiennent entre leurs
branches. Ils sont les échaciels, nuages verdoyants d’un
orage immobile dont les troncs seraient les éclairs tranquilles d’une foudre
pérenne. Sans cet orage immobile et silencieux, les nuages du ciel, ces arbres
nomades, ne viendraient pas brouter l’haleine des frondaisons terrestres et
féconder nos champs (Fig.2).
Dans l’ombre des sous-bois, dans le secret inviolé des hautes futaies, l’arbre
est un taiseux tonnerre et son tronc un éclair silent et si patient que le
regard dru du druide peut s’y reposer sans dommage.
Les arbres fixèrent le souffle errant d’En Haut, retinrent et affermirent la terre incertaine d’en bas. Ils recueillirent la
rosée, tissèrent les brumes primordiales en servant de quenouilles et de fuseaux,
et distillèrent les ardeurs du soleil,
pour les enfouir dans les profondeurs du bois, et transformant l’ardeur en
huile pour éclairer toute chose et soulager toute brûlure. Les arbres captèrent
la vie et la firent circuler pour tous les êtres.
Ainsi, c’est le bois
dont ils sont faits qui rend possible le métabolisme
du Vivant Total. Aux origines du monde sensible, en effet, la flamme d’éther, cet élément unique dont est fait
l’étoffe des mondes supérieurs, cherchait à remonter à la surface de l’océan de
dissemblance dans lequel elle s’était abîmée. En suivant son trajet vertical en
direction des cieux pour se réunir à son origine, elle se manifesta d’abord
comme un panache de conscience tendu
vers le ciel : cet éthernuage primitif fut l’arbre.
Puis, lorsque la bulle éthérique s’individualisa et se clarifia, apparut l’homme.
De l’élan vertical des flammes d’éther à travers le magma
matériel résulta un échauffement qui produisit d’abord le métal, puis le bois et
enfin la chair, char de l’esprit.
Bois et chair ont pour propriété d’être la cire de la flamme de la
présence : ils ont la capacité de recevoir en eux la lumière voyante qui provient de la divinité. Aussi, tous les arbres
peuvent être considérés comme des chandeliers
du sens et de la pensée. Le bois ne porte-t-il pas des yeux impatients de s’allumer au moindre frottement ? C’est
pourquoi il est la matière sainte
entre toutes, cette lumière condensée
en laquelle le feu s’est caché. Le bois est l’auxiliaire du sacrifice, et c’est en lui que les Dieux ont
décider d’élire domicile en se monde, en y plaçant leurs formes.
Pas de ciel sans
arbres, donc, mais pas d’homme non
plus, car l’arbre et l’homme sont
frères depuis la nuit des temps. Tous deux manifestent dans le monde vivant
l’axe du monde en le rendant partout
présent, le premier de manière immobile, dans l’ordre végétal, le second de
manière nomade, dans le règne animal. Mais il est clair que le premier est l’aîné du second : l’homme ne descend pas du singe, il descend
des arbres. Nos ancêtres selon la chair étaient arboricoles, et peut-être
la vie humaine doit-elle accomplir son cycle par un retour à l’arbre, ne serait-ce, à l’échelle individuelle, que par
le cercueil et le bûcher funèbre.
Les arbres, tout comme les hommes, tissent la pensée du monde sans que ces derniers s’en
doutent : ils en sont les neurones,
tellement évidents que nous n’y pensons pas. Un monde sans arbres serait
assurément un monde absurde, et l’univers
se pense dans ses arbres, dont les frondaisons rêvent la réalité. C’est par
les arbres que le monde est monde, car c’est par eux qu’il est ordre. L’arbre
relie donc le monde à lui-même, et la sève qui circule en son bois symbolise
cette quiddité cosmique qui coule en tous les êtres. C’est en cette sève
universelle que nous avons le savoir de nous-même : elle est le fermental,
le feu humide qui nourrit l’univers.
Un arbre, jadis, m’a murmuré
une vérité que mon cerveau, uni à sa frondaison comme une nuée pensante, a
fait germer en mythe : l’Homme, m’a-t-il dit, est un arbre en exil.
Autrefois, durant
l’Âge d’Or, les hommes et les arbres étaient des frères qui prenaient soin
du monde, chacun à sa manière. Les hommes étaient des arbres rouges et les arbres, des hommes verts. En ce temps-là, chacun, homme ou arbre, pouvaient circuler où bon lui semblait.
Lorsque l’un ou l’autre sentait le temps peser par trop sur ses épaules, il allait s’enraciner quelques temps en son
lieu d’origine afin de se régénérer, puis repartait parcourir le jardin du
monde pour l’orner de sa présence, le parfumer de son essence et l’encenser de
son admiration. Car, à cette époque, toute cérébralité était célébrante, et
toute raison oraison jaillissante.
Mais survint la catastrophe
par laquelle tout s’inversa. Ce fut
la Catamnèse
par laquelle débutèrent les temps de la Grande
Amnésie. Les arbres, pour se
préserver, se fixèrent
définitivement et cessèrent de cheminer. Ils s’enracinèrent dans une profonde méditation et s’enfermèrent
dans le mutisme : bien peu,
aujourd’hui, sont ceux qui savent que les arbres pensent, et encore moins
nombreux ceux qui les comprennent.
Quant aux hommes,
ils perdirent la faculté de se régénérer
par l’enracinement et furent condamnés
à une errance sans fin par les terres et les mers. Mais, pire encore, ils
furent coupés de leur sol d’origine
et furent condamnés à marcher sur
l’humus où s’amoncelaient les feuilles mortes, paroles caduques de leurs
frères désormais exilés dans leur intériorité, pendant qu’eux mêmes étaient assignés
au bavardage sans fin d’une exténuante extériorité. Car, avant la Catamnèse,
les hommes marchaient sur la canopée du
monde, pied à pieds avec leurs frères végétaux, et leur tête s’enracinait dans les cieux, qui
étaient leur sol natal, comme celui des arbres était la terre, sol fatal.
Depuis ces tristes temps, arbres rouges et hommes verts s’ignorent et détestent : les
premiers massacrent les seconds, et ceux-ci méditent les misères de ceux-là.
Mais nos frères immobiles rêvent à l’Âge
d’Or dont ils ont conservé le souvenir intact…Et nos ancêtres Païens le
savaient encore, qui gardaient dans leurs rites
et leurs mythes des vestiges de l’ancienne fraternité. Mais depuis la venue
des dendrotomes,
les coupeurs d’arbres, même ces souvenirs-là ont fini par se perdre. Or, s’il
est une chose que les arbres savent de science certaine, c’est qu’il n’est d’hiver si terrible que ne
suive un printemps. Et que, par conséquent, l’Âge d’Or ne peut que revenir…C’est pourquoi certains ont choisi
de sortir de leur mutisme.
Voilà ce que m’a confié le magistrarbre de mon
enfance, au pied pachydermique duquel j’aimais me recroqueviller, et que
j’appelais le Téléphant…Ou plutôt, voilà ce que j’ai pu voir grâce à la
phrase qu’il a semé amicalement dans l’arborescence de mes neurones pour
qu’elle germe et s’épanouisse en frondaison mythique. Plus tard, la tradition
nous a confirmé les dires du grand murmurier.
Les Hommes, dit une tradition grecque, viennent du miellat
du Frêne. C’est Hésychios qui nous l’a transmise : fruits du
frêne, tel est le genre humain.
Nous sommes par conséquent des phénomènes issus des faines : l’humain est né de la
condensation du miel céleste mêlé à la graisse de la terre. On peut donc à bon
droit l’appeler Mélicarpe. Il provient de la manne, ce qui explique mystiquement son nom dans de
nombreuses langues (Manu, Mann). L’Homme est bien issu de la sève
de la Pensée : il est fils du Grand
Phrène.
Mais ce dernier n’est pas seulement le père de l’homme et le
porte-monde, il est le nid des Dieux, et Dieu lui-même. La structure arborescente, qui est omniprésente dans le cosmos, est la trace visible de l’acte créateur qui pénètre toute chose, de cette
lumière voyante qui, à partir de la Ténèbre
éblouissante de l’Un, vient irriguer le moindre atome de l’onde
existentielle. L’arborescence est ainsi l’image
la plus adéquate de la Providence, et, par conséquent, le symbole même de la puissance divine.
Aussi, en contemplant le port majestueux des arbres, c’est
la Divinité elle-même qu’il nous est
donné de voir. L’arbre est l’indice de
l’indicible et, pour ainsi dire, le gnomon
du soleil intelligible, dont il est la signature en son être même. Il est,
simultanément, une image aniconique et
figurative de la déité, qu’il révèle
et qu’il cache en même temps par sa danse
immobile.
Dressé comme une prière
muette vers une absence niée, il est à la fois l’orant et destinataire de
cette oraison arborescente : dans l’enchevêtrement des branches, lieu
ambigu de toutes les pareidolies, c’est comme si le Dieu se priait lui-même. L’arbre est l’expression première d’une extase qu’exprime la ramification comme
un élan sans fin de la totalité vers
elle-même. Tout se passe comme si la Divinité, à travers la forme
intelligible de ce symbole des symboles, jouait à se rejoindre elle-même en un
geste de mondification éternelle de son
être, ou le centre se multiplie de manière asymptote à la circonférence.
L’arbre raconte en un instant unique l’exubérance de l’être en quête de lui-même, et l’éternelle dialectique à laquelle
cette autorévélation perpétuelle le
condamne. Or, cette dernière peut être représentée de manière adéquate par le
symbolique du Caducée, bâton de
héraut du Dieu Hermès. L’écheveau
des serpents qui le constituent n’est d’ailleurs pas sans rappeler la structure
d’une corde, et celle-ci, à son
tour, nous ramène à l’arbre, et singulièrement à Yggdrasill, car c’est à ce dernier qu’Odin, le Dieu souverain de la mythologie nordique, c’est pendu afin
d’obtenir la connaissance des runes,
ces caractères magiques que l’on gravait sur le bois. Nous y reviendrons plus
bas.
Cette dialectique caducéenne est d’abord celle d’une divinité où l’unité et la multiplicité sont
intimement mêlées, inséparables quoique distinctes, et articulées dans la
double arborescence des branches et des racines. Innombrable et unique à la
fois, l’arbre cache toujours la forêt ; mais étant un tout présent
entièrement dans chaque partie, chaque arbre à la conscience de toute la
forêt ; le mot bois désigne à la
fois la matière (hylè) de chaque
arbre, et en même temps tout un ensemble d’arbre (alsos). Un dans sa
structure, l’arbre est également multiple dans la variété de ses essences.
Ensuite, il entrelace,
en vertu de sa ramification, l’universel et le particulier. En lui, chaque
partie, la plus infime soit-elle, est reliée au Tout. Nous avons vu, dans notre
article D comme Dieu, que chaque
Divinité est un rameau du souffle
lumineux omniprésent dans l’univers, qui se subdivise à l’infini afin
qu’aucune parcelle de l’être ne soit privée de présence divine. Ainsi, chaque
arbre est une manifestation singulière
de l’axe unique qui opère l’anamorphose
du monde : tout arbre est solitaire
et solaire, et, dans sa majestueuse verticalité solidaire du soleil, pour l’éclat duquel il dresse toute étendue en
son tronc, faisceau symbolique des
puissances existentielles. En cette gerbe se manifeste tous les Dieux en un
seul, et en chaque Dieu tous sont rendus présents.
C’est pourquoi l’arbre, et singulièrement dans sa matérialité, est le lieu privilégié de la manifestation divine
: il est l’agalma universel, l’image de culte la plus adéquate qui soit. La
chair des Dieux, ici-bas, est faite de bois. Les Dieux viennent se montrer à
nous dans un bain de bois ; chacun se manifeste selon son essence,
chacun porte son arbre comme un sceptre,
ou est porté par lui comme sur un pavois.
Zeus arbore fièrement le Chêne, fourreau de sa foudre, Athéna l’Olivier père des lumières, Héraclès
porte les feuilles du Peuplier ; Artémis se plait aux Saules argentés et aux Coudriers, quand
Perséphone préfère le Cyprès, sentinelle d’éternité…
C’est dans les xoana que se célèbrent les noces du naturel et du surnaturel,
comme un vin qui fermente dans les foudres
de chaîne ; c’est là que se réalise l’indicible union du ligneux et de l’igné, de la lumière et de l’humeur : c’est là que se réitère l’orage originel qui réconcilie le
temps et l’éternité. Les yeux qui constellent le bois sont impatients de s’ouvrir,
les Dieux qui y vivent, impatients de sourire, pour la co-ignition des êtres lymphatiques et des êtres lymphatiques, des
arbres animaux et des hommes végétaux…
Le bois est la matière
même du sacrifice : feu endormi, pensée solide, c’est en lui que
séjourne, latente, la forme des Dieux ; c’est pourquoi la statue de culte peut
être considérée comme une offrande
offerte au Dieu qui vient y séjourner. Mais elle est également, pour la
divinité qui s’y concrétise, une eau dans laquelle, d’une certaine manière,
elle se noie. C’est comme si, en quelque sorte, le Dieu y était offert à lui-même, en cette interface entre ce monde et l’autre, cette bouée, ce flotteur métaphysique.
La statue manifeste donc cette ambiguïté fondatrice de tout culte :
la mort du Dieu à lui-même en tant que
conscience totale et parfaite, et sa naissance à nous-mêmes en tant que
conscience partielle et mortelle. Dans ces conditions, l’image cultuelle oscille
entre ce monde et l’autre, comme suspendue
entre les deux : elle est, littéralement, une hypostase.
A ce stade de notre méditation, comme au détour d’un sentier
forestier, surgit de nouveau notre promeneur des Mondes, Odin. Car le mythe vient à point nommé nous rappeler son autosacrifice, dont un récit nous vient
du Havamal, strophes 138 à 141 : Je
sais que je pendis à l’Arbre battu par les vents, neuf nuits pleines, navré d’une
lance et donné à Odin, moi-même à moi-même donné, à cet Arbre dont nul ne sait
d’où proviennent les racines. Le Dieu s’offre ainsi afin d’acquérir la
connaissance des runes, qu’il obtient après avoir enduré sa longue souffrance.
Cet épisode de la mythologie du Nord, en rapport avec le
Grand Arbre, est à mon sens un des plus
fascinants et des plus énigmatiques qui soit. Sa puissance symbolique connait
très peu d’équivalent dans le trésor des mythes de l’humanité. Parmi les
innombrables (et sans doute infinis, à l’image de la stature du Frêne lui-même)
enseignements que l’on peut en tirer, c’est la solidarité entre l’hypostase, la
personne divine, et l’axe du monde, qui nous a le plus marqué. Suspendu au fil de soi, Odin manifeste
le Frêne comme sa monture (Ygg-Drasill)
mais réciproquement, se manifeste comme le Dieu suspendu (Hangatyr). Il s’identifie à l’Arbre : alors,
je me mis à germer …
Mais le mythe nous porte encore au-delà. Dans quel sens Odin s’est-il pendu ?
Par les pieds ou par le cou ? L’ambiguïté demeure et, sans doute, demeurera
toujours. A la lecture des textes, il semble qu’aucune décision ne soit
possible. Les représentations et les interprétations n’excluent, à l’examen,
aucune possibilité. Mais la plupart, cependant, semblent opter pour une pendaison à l’envers, c’est-à-dire dans
l’optique de l’arcane XII du Tarot
de Marseille.
Le Havamal
ne permet sans doute pas de trancher : je scrutai en dessous, je ramassai
les runes semble pencher pour une pendaison par les pieds. Tout se
passe donc comme si Odin plongeait dans
la mort, comme s’il inversait son
être. Il s’est d’abord, nous dit le texte, transpercé de sa propre lance, Gungnir,
arme fatale s’il en est, car elle détermine, dans les conflits, quelle est l’armée
qui l’emportera, et, une fois lancée, revient toujours dans la main de son
maître tout en ne ratent jamais sa cible. A la lumière de ces données, il est
donc légitime de penser qu’Odin s’est
pris pour cible en tant qu’autre, préfigurant ainsi, d’une certaine
manière, Rimbaud !
Si, comme nous le croyons, le Farmatyr s’est pendu par les pieds, alors nous pouvons considérer que
par cet acte il a remis, en quelque
sorte, l’Arbre à l’endroit. La tête vers les racines, il se retrouve, en
effet, avec le houppier de l’arbre à ses pieds. Il le regarde donc conformément à cette tradition qui nous
présente l’univers comme un arbre inversé, dont les racines plongent dans
le ciel et dont la couronne touche la terre.
Cette tradition est attestée dans plusieurs mythologies, en particulier en Inde : L’Impérissable
a la racine en haut et les branches en bas, ses feuilles sont les hymnes du Veda (Rig Veda I, 27 : 7) ; Ce
figuier éternel, dont les racines vont vers le haut et les branches vers le
bas, c’est le Pur, c’est le Brahman, c’est ce qu’on nomme la Non-Mort. Tous les
mondes reposent en lui (Katha
Upanishad, VI, 1). Par son sacrifice, donc, Odin redresse l'Arbre Cosmique. Il n’est pas étonnant, dès
lors, que cet acte d’ascèse soit en
même temps un acte de connaissance :
il est en quelque sorte couronné par les
runes, et recrée le monde, d’une certaine manière, en associant la parole (phasis)
à la nature (physis).
C’est un acte sacrificiel et de contemplation que l’acte d’Odin :
en redressant l’arbre dans le miroir de son âme, le franc-voyant l’embrase et
le restaure dans sa réalité une et
double (fig.3). Car il y
a, en effet, un arbre naturel, dont
les racines plongent dans la matière et dont le houppier s’épanouit haut dans
le ciel, et un arbre surnaturel dont
les racines sans nombre proviennent des profondeurs célestes et dont les
branches et rameaux viennent caresser la terre en tous lieux.
Le premier est fait de sève et de bois, il produit des
fruits comestibles ou non, il nous donne ses sucs et son ombre pérenne. Le
second est fait d’éther flamboyant,
et se manifeste parfois le temps d’un clin d’œil dans la foudre divine qui apporte la lumière et le feu. En temps normal, les deux arbres ne peuvent cohabiter :
la foudre humide et tranquille de nos vergers s’embrase instantanément au
contact de l’arbre fulgurant des champs célestes.
Pourtant, ils sont complémentaires, et c’est par leur connexion secrète que le divin vient irriguer
notre monde. La sève et l’humeur du phytos ne sont qu’une modalité de de
la clarté et de la lueur du photos. L’un se change en l’autre,
dans l’amour verdoyant des feuilles, ses interfaces. Odin nous enseigne par son
geste exemplaire que seul le sacrifice,
l’acte rituel, permet la cohabitation
des deux arbres, moyennant l’intervention de la personne humaine. L’Homme
et l’Arbre célèbrent ainsi leur fraternité, dans le bois constellé d’yeux qu’on
a baratté pour en extraire le beurre de lumière.
Car dans le bois inerte veille une vive rétine, ouverte en
son eau brune, fixant toute forme en son courant immobile, mais vibrante en
secrets tourbillons ; Par ses yeux, en
effet, le bois étaye la forme des Dieux par la force de son regard. Il est
comme un ciel secret, clandestin,
noyé dans les eaux sublunaires : ses yeux fixent ici-bas la divine vision et
l’attachent à ce monde. Ne dit-on pas aussi du bois qu’il a des « nœuds » ? Ils attachent et retiennent
dans la nasse matérielle les poissons de foudre du lac d’en haut, qui sont aussi
des yeux, lingots de lumière voyante. Et l’imagier, en vérité, n’est autre
qu’un oiseleur, pêcheur de leurs yeux.
Avant d’être taillé pour représenter telle ou telle
divinité, l’arbre est la forme même de
toutes les divinités, l’image cultuelle du Panthéon entier. Coquille de
l’éther, il est le refuge du son lorsqu’il sert d’instrument de musique. Il
est, en vérité, un liquide étrange qui se boit d’œil à œil, un mystérieux
miroir où mortels et immortels s’envisagent mutuellement de part et d’autre du
firmament. Il n’est autre qu’un ciel
portatif…
Aussi, mortels, prenons soin d’accueillir chez nous l’arbre toujours vert dans la longue nuit du
solstice. Car il change en grand mystère notre dedans en dehors, faisant de
notre toit un ciel étoilé ; et, toutes frontières abolies entre au-delà et
en-deçà, notre demeure se fait monde et l’univers notre maison, en une seule et
vaste domonde sous la protection des branches de l’Arbri…
C’est par ces mystères arborescents qu’il nous sera donné,
âmes larvaires, de procéder à nos métamorphoses : chacun guidé par notre
propre verbe, que nous ne savons pas encore déchiffrer, nous nous retrouverons,
un beau jour, confrontés au tronc de notre arbre, celui qui est notre jumeau,
et pas celui d’un autre. Alors nous en commencerons l’ascension, à partir des vases glauques ou nous trainions jusque-là.
Puis, à l’instar de la larve, nous émergerons de l’étang et, sous la clarté d’un
soleil nouveau, nous briserons nos carapaces et deviendrons ce que nous n’avons
jamais cessé d’être : la libellule
du verbe aux ailes irisées.
Suivons l’Arbre en sa
course immobile vers l’infini, recueillons-nous dans la viridité spirituelle du bouquet intégral de
toutes les essences. Nous aurons ainsi réalisé notre entrelacement intime avec
la divinité du monde. Ô bienheureux immortels qui habitez à jamais la lumineuse
canopée du monde, donnez à notre âme l’efflorescence de votre providence !
Je sais que nous nous
retrouverons en temps opportuns dans les frondaisons de l’Arbre Certain.
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