L’Abécédaire du Petit Père Païen
H comme Humain, Humanité,
Humanisme.
C'est donc, Ô Asclepius, une grande merveille que l'Homme, un animal
digne de respect et d'adoration (Corpus Hermeticum, II, 3)
Il n’est pas, à mon sens, chose plus lamentable que la haine de soi. Elle émet une sorte
d’odeur métaphysique infecte qui a le don de nous révulser. Il semble aisé
d’expliquer cette répulsion : l’Être en tant que tel reflète la perfection
de l’Un : toute division ne peut littéralement que l’abîmer, le dégrader
par décomposition.
Or, il est de plus en plus courant de rencontrer, dans les
milieux Néopaïens ou ailleurs, des discours
empreints de cette auto-détestation, où l’on peut lire les réquisitoires
les plus accablants contre un malheureux Homo
Sapiens dépeint avec une complaisance
masochiste comme l’auteur automatique de tous les maux de l’Univers.
Assurément, si l’Homme est un loup pour l’Homme, le voici devenu, en plus, un
bouc émissaire pour l’Homme.
Selon ces propos, inlassablement ressassés par des humains crépusculaires fatigués de leur
humanité, et sans doute hérités du mea
maxima culpa judéo-chrétien, l’humain serait à la terre ce que le cancer
est à la chair. Sans lui, assurément, Dame Nature se porterait bien mieux. Il
eût donc été préférable que Sapiens
ne fût jamais né, voire qu’il mît fin, séance tenante, à sa propre
existence : de l’anthropophobie
comme l’un des Beaux-Arts, section chair mortifiée.
Et de rappeler à l’envi qu’Homo Sapiens n’est qu’un être
minuscule et anecdotique dans l’immense univers, un acariâtre acarien tapis dans la moquette, un détestable pou dans la chevelure luxuriante de la Déesse, et
sans doute aussi, pour faire bonne mesure, l’abominable Caïn qui effaça de la
terre son malheureux et innocent jumeau, Abel de Neandertal.
Il va sans dire que ces discours ne laissent pas de nous étonner, et cela pour trois raisons.
Pour commencer, on se demande bien comment un individu humain en bonne santé peut tenir des propos aussi
violents sur lui-même…A moins, bien sûr, que, consciemment ou non, il
s’exclue de l’humanité le temps de commettre sa diatribe. Comme si son imprécation
avait pour effet magique de lui permettre d’assumer le personnage de Mère
Nature ou d’un Démiurge vengeur décidé à en finir avec la nuisible engeance
humaine, comme dans le mythe biblique bien connu.
Cette schizophrénie
spécifique à l’homo modernus se retrouve dans le fait que les auteurs de ces
vertueux pamphlets considèrent la Nature
comme une entité définitivement fixée et parfaitement définie, a priori vertueuse et absolument
séparée du fait humain, qui serait, quant à lui, son exact opposé. Comme si l’Homme n’était pas, justement, un
animal, et par ce fait même un membre et un produit de cette même Nature
adulée. Mais les auteurs de ces brulots n’en sont pas à une contradiction près,
nous assurant ici que l’homme doit se contenter d’être un animal comme les
autres, et, la ligne suivante, n’hésitant pas à le présenter comme le pire, le
seul qui soit aussi « mauvais », bref : l’exception dans le Mal.
Et là encore, nos justiciers masqués ne reculent devant
aucune contradiction, lorsqu’ils assignent des catégories morales, et par conséquent purement humaines, à cette
fameuse Nature ; catégorie dont la susnommée n’a que faire, car elles ne
s’appliquent que dans le domaine de l’humaine conscience, au dire même de nos physiolâtres
patentés.
Et pourtant…
Il est évident que l’espèce humaine, pour animale qu’elle
soit, n’est pas une espèce comme les
autres. On ne peut nier son caractère prédateur, et même, pourrait-on dire,
son statut de prédateur absolu,
ayant élevé l’art de la prédation à un niveau quasi métaphysique.
Et si on ne peut que déplorer les destructions qu’il inflige à son environnement et être légitimement
inquiet des conséquences de ces dernières sur la pérennité de la vie sur terre,
c’est justement le caractère universel et catastrophique de ces destructions
qui nous mène à penser que l’Homme, malgré ses dimensions ridicules au regard
de l’univers connu de nos sens, n’est pas
un vivant ordinaire, ni un animal parmi les autres, mais un animal sacré. Il est le primate divin, le Primate
au sens propre du terme, premier des
animaux et derniers des Dieux.
Car ce singe fou,
exilé des arbres, est en même temps un Dieu
distrait. Il est à la fois la manifestation
cosmique de l’Un, incarnant la présence de celui-ci à la totalité de
l’univers, jusqu’à ses aspects les plus infimes et les plus concrets, et la Nature se dressant elle-même pour partir à
la reconquête de sa propre origine, afin que l’Être ne soit jamais nulle part étranger à lui-même.
Aussi, l’humain
a-t-il pour première (et peut-être pour seule) caractéristique de n’avoir pas
de nature ; ou plutôt, sa nature consiste précisément à n’en point avoir.
En cela, il présente une analogie avec l’Un Ineffable, dont la nature est
inexprimable à un tel point qu’elle peut être dite, par analogie, inexistante.
C’est peut-être cette particularité qui a conduit les Monothéistes à affirmer
que l’Homme est à l’image de Dieu ; en tout cas, si nous attribuons quant
à nous aux Divinités des symboles animaux exprimant ici-bas leur nature, nous
pouvons dire que l’animal humain est la
monture symbolique du Dieu Suprême.
Sa nature est un diaphragme, une infime membrane, l’interface ténue qui sépare le visible de l’invisible, le pesant
du pensant. L’Homme, en vérité, est le
firmament sublunaire, un ciel cherchant un ciel.
Il s’ensuit que l’Homme est à la fois un isthme et un
passeur (fig. 1). Lorsqu’il se
cantonne à sa nature humaine et qu’il s’y complet, il est en effet le pire des animaux, le plus cruel et le
plus destructeur. Il est alors, pourrait-on dire, infranimal. Mais
lorsqu’il cherche à perfectionner sa propre nature et à tendre vers la Divinité
dont il a l’intuition d’être, pour ainsi dire, le délégué dans le monde
sensible, alors il cesse d’être humain
et devient Dieu par apothéose. Il est en quelque sorte supranimal.
L’humanité n’est donc jamais donnée une fois pour toutes,
elle est perpétuellement à la conquête
d’elle-même, et son hominisation ne s’est jamais achevée. Et comme en toute
conquête il est des avant-gardes et des arrière-gardes, être un humain est à la fois un héritage et un choix : c’est
un patrimoine à faire fructifier sous peine de le perdre. Paradoxalement, un authentique humain est quelqu’un qui a
choisi de l’être : celui qui se contente de l’être ne saurait en
vérité se prévaloir de l’humanité que comme pure promesse. Et si, comme le dit
l’adage embryologique, l’ontogénèse récapitule la phylogénèse, on peut affirmer
que la noogénèse récapitule et transcende l’ontogénèse : la conquête de l’Humanité par elle-même dans
la culture et par l’esprit est la continuation de l’hominisation par d’autres
moyens.
C’est sur cette base qu’il convient de respecter l’individu humain pour ce qu’il est, à savoir le présage (Omen) d’un Dieu et une promesse de divinité. En tant
qu’individu nous-mêmes, nous sommes cohéritiers
de ce précieux dépôt au même titre que les autres, et nous ne sommes en
aucun cas fondés à le leur contester, du seul fait qu’ils sont humains.
Sur ces principes simples se fonde le spécisme sacré qui fait de nous des sujets de droit, contrairement aux autres vivants terrestres qui
sont pour nous objets impératifs de
devoirs et de sollicitude, et aux vivants célestes qui nous sont objets de culte et de piété.
Cependant,
les actes et les paroles qui émanent
de chaque individu sont nécessairement faillibles, puisqu’ils sont,
précisément, en acte ici-bas ; et à ce titre, doit être combattu tout ce
qui tend d’une part à contester à autrui
l’héritage humain (barbarie inhumaniste
en tant qu’anthropophobie), d’autre part à l’ignorer et à le dilapider (nihilisme et impiété).
Aussi, en vertu de ces vérités, il ne saurait y avoir de sous-homme d’aucune sorte que ce soit, à une
exception près : n’est sous-homme que celui dont la pensée n’est ni assez
vaste ni assez vigoureuse pour reconnaître l’identité humaine partout où elle
se manifeste. La stature humaine est
indépassable, et il s’ensuit que rompre avec la pensée anthropocentrique
est un leurre : l’expression pensée
anthropocentrique est un pléonasme. Toute tentative d’en sortir ne peut
qu’aboutir à un système inhumaniste,
absurde et brutalitaire.
Mais cette nôtre humanité, tant conspuée par les belles
âmes, n’est pas l’Humanité dans sa plénitude, celle dont l’image authentique nous est transmise par nos Traditions, loin s’en
faut. Les auteurs chagrins des réquisitoires misanthropes ne voient des hommes
que ce qu’ils peuvent en voir : leur grouillement
individuel. Et à cela, rien que de très normal : l’individu ne peut
voir que l’individu, et l’égo ne perçoit vraiment que l’égo (comme nous le
verrons dans un prochain article à propos de l’égophobie : I comme Intellect, intérieur imagination et
âme).
C’est bien sous sa forme
larvaire, c’est-à-dire individuelle, que l’animal humain se rend coupable
des lamentables déprédations qui dégradent son biotope. Ainsi, des chenilles laissées sans régulation ont
tôt fait de venir à bout de la plante nourricière qui soutenait leur existence
et, une fois celle-ci-détruite, meurent sur leur propre victime. Or, on ne saurait préjuger du papillon sur la
chenille, ni de la cétoine sur le ver blanc, et jamais un tas de sable ne
permit à quiconque d’imaginer la splendeur du cristal.
Car l’Homme est un
animal à métamorphoses. Mais ces métamorphoses, contrairement à celles des
autres vivants, ne sont pas d’ordre biologique, elles sont d’ordre métabiologique. Sapiens peut être en effet comparé à un certain amphibien du
Mexique appelé Amblystome (Ambystoma Mexicanum ), plus connu sous
l’étrange nom d’Axolotl (fig.2 et 2 bis). Cette créature possède une
caractéristique peu commune appelée néoténie,
qui consiste à permettre à l’Amblystome de se reproduire à l’état larvaire si
les conditions aquatiques sont favorables. Ainsi, il reste à l’état d’Axolotl
pourvu de branchies. En revanche, si une sécheresse rend le milieu aquatique
précaire en faisant baisser le niveau d’eau, les larves subissent leur
métamorphose naturelle et les adultes pulmonés sortent de l’eau pour chercher
des milieux plus favorables.
Fig. 2 : Axolotl
Fig. 2bis : Ambystoma Mexicanum
Ainsi en est-il de l’individu
cavernicole, plongé dans les profondeurs du monde sensible.
Qu’appelle-t-on en
réalité l’individu ? C’est la stature
mineure de l’humain, par opposition à la Personne qui est sa stature majeure. L’individu est l’humain limité
à son statut psychosomatique, c’est-à-dire à l’émulsion émotive qu’est le
mélange existentiel de substance pensante et de substance pesante. Il est
l’homme en tant qu’assigné à son animalité, c’est-à-dire l’Homme tombé sous
lui-même (fig.3)
Cet homme-là est celui qui naît et celui qui meurt, et son existence étroite est rigoureusement
déterminée par les lois de l’espace-temps et de la matière ; son
pouvoir est limité dans l’exacte mesure où il se perçoit, à tort, comme
dépendant d’un corps. Il se sent en
permanence entraîné par le flot des évènements et en conçoit une formidable
angoisse. Mais son impuissance apparente ne doit pas faire illusion, car il
est dépositaire de par sa nature indéterminée d’un infini désir qui est à la fois la cause de son indicible cruauté et
de son avidité sans bornes, mais aussi celle de son éclosion à la divinité,
pour peu que son désir infini soit
transmué en désir de l’Infini.
La confrontation tragique de sa limitation existentielle et
de l’infinité essentielle de son désir constitue une véritable bombe, qui fait de Sapiens un être entièrement explosé, c’est-à-dire éclaté vers
l’extérieur. Le désespoir constitutif de l’individu humain relégué à lui-même
le pousse à se fuir et à partir à la conquête
des extérieurs, dans le vain espoir d’y trouver ce qui lui manque. Aussi
est-il atteint de la manie de l’exploration,
qui est sa façon à lui d’exploser ; et c’est pourquoi, tant collectivement
qu’individuellement, il se disperse en
une enflure infinie, sur le plan du nombre comme sur celui de
l’ombre ; or cette enflure finira par faire exploser le Cosmos lui-même,
sans doute, et l’explosion symbolique de la cosmovision traditionnelle sous les
coups de boutoir d’un Copernic et d’un Galilée n’en est probablement que
l’anticipation épistémologique.
En attendant, c’est bien cette engeance pulvérulente qui couvre la terre, qui la souille et la
détruit : c’est le fait de l’homme ordinaire, dont les conflits
proliférant sans fin sont le moteur de cette fameuse « Histoire » dont il se glorifie,
tout en rêvant d’en sortir. Mais sortir de l’Histoire signifierait précisément
qu’il a cessé d’être individu, et qu’il est sorti du sempiternel dilemme entre ce qui relève de l’individuel et ce qui
ressort du collectif. Cela signifierait qu’il a accompli en lui une inversion de perspective, et qu’au lieu
de se complaire dans l’illusion d’être une totalité alors qu’il n’en est qu’un
fragment, il accepte au contraire d’être une partie assumant mystérieusement la
totalité. Ce serait là, assurément, la seule
révolution qui vaille, celle de l’Astre
Humain sur son orbite existentielle.
Mais tant que ce renversement de perspective n’est pas
advenu, l’homme reste un animal de foule,
un être de poussière, et ses talents
cosmopoétiques
restent latents. Il demeure cet être incertain et flou, suspendu entre le statut de chose, qui le fait régresser vers le
néant lors de ses épisodes récurrents de mort, et celui de vivant qui tend désespérément à s’élever vers l’état
personnel sans jamais y parvenir, trébuchant sans cesse d’incarnation en
incarnation. Il reste incarcéré dans le monde des choses, dont l’accumulation tente en vain de compenser
son immense frustration ; souillé par la propriété qui le réifie, il
vit une vie de mort, aimant ce qui doit
être utilisé et usant de ceux qu’il doit aimer en une
auto-instrumentalisation mortifère. Pour être finalement lui-même usé par le
temps qu’il croyait maîtriser.
Mais d’où provient ce
grouillement humain ?
Sans aucun doute d’un processus
dysanthropique intervenu dans le
cours de l’existence humains en des temps mythiques, « antérieurs » à
l’Histoire et donc au temps linéaire tels que nous le concevons dans nos
existences ordinaires. Nombreux sont les mythes
qui rendent compte des origines de
l’humanité terrestre. Ils semblent se contredire, mais chacun recèle une vérité
sur un plan particulier.
Indéniablement, c’est le Mythe Orphique qui rend le mieux compte de ce processus dysanthropique aboutissant à l’éclatement de l’Humanité Archétype en
une collection d’individus isolés dans leur autonomie et opposés les uns aux
autres comme au reste de l’Univers. Ce mythe raconte que les Titans révoltés contre Zeus voulurent
se venger en s’en prenant au dernier des rejetons de ce dernier, Dionysos Zagreus. Ils l’attirèrent avec
des jouets (parmi lesquels se trouvaient des osselets, une toupie et un miroir,
entre autres), provoquant ainsi sa distraction,
et le surprirent. Ils le dépecèrent alors, le mirent à cuire et le mangèrent.
Mais Zeus,
prévenu du crime, foudroya les Titans
théophages, les réduisant en cendres. Puis, le temps passant, les pluies
rendirent ces cendres fertiles et des vers
vinrent y grouiller pour s’en repaître : or, ces vers sont les ancêtres des hommes (vir)
et de l’humanité. Celle-ci advint dans le cours des millénaires par
métamorphoses successives à partir de ces larves primordiales.
Ainsi l’humanité
actuelle provint-elle des décombres d’une catastrophe primordiale, par une longue évolution, telle une vapeur qui
s’élève lentement depuis ses plus obscures profondeurs pour gonfler le cosmos, à partir des strates
préexistentielles jusqu’à la perfection sommitale du ciel que symbolise la sphéricité du crâne humain, à la fois
écrin de cette bulle d’éther
intelligible issue de la divinité dispersée, enfermée en lui, et écran
empêchant la lumière céleste des mondes supérieurs de l’embrasser et de lui
permettre de recouvrer son origine.
L’Homme fut donc confondu
dans le Tout dont il devait contribuer à la perfection en distinguant toutes
choses et en l’unissant à toutes les autres en un même regard. Régressant à
un stade fusionnel, l’élan animal vers le ciel aboutit à cet être hybride et amphibie, à la fois nu
pour refléter l’Un céleste et velu pour imiter sa mère la terre : l’Ensevelu,
enfoui sous la nature qui devait être son piédestal.
Or cette haleine
enfouie, résurgence du Logos au centre de la Nature Muette, est cet animal vertical qui est en même temps,
comme le dit Platon, « une
plante céleste » (Timée 90 a-b). L’Homme,
descendu de l’arbre, doit nécessairement y remonter, car il est lui-même un
« arbre en exil » (Abbé Dredon). Car cette flamme humide prisonnière de la matière endormie, cherche
désespérément à remonter à la surface de l’« océan de dissemblance »
(Platon) pour s’unir à sa source caché au revers du
firmament. Par son élan vital, puis animal, et enfin rationnel, cette foudre perdue, dont l’Homme est le fourreau,
chauffe le mélange matériel, le dresse et le fait muter jusqu’à ce qu’il
devienne translucide à la lumière intelligible, c’est-à-dire réceptacle du
verbe des Dieux (fig.4).
Car l’Homme est ainsi
nommé parce qu’il nomme, et parce que, ce faisant, il est semblable au
Dieu : homothéos. De la lui vient, malgré sa condition matérielle et
terrestre (Homo à la même racine que humus, la terre), son éminente dignité,
que d’autres mythes relatent.
Les Egyptiens
racontent, par exemple, dans leur fameux
Livre des Morts (Chap. CLIV) que l’Homme fut créé par tous les Dieux et
toutes les Déesses, « alors que les
bêtes qui rampent furent créées par divers Dieux et différentes Déesses ».
Ainsi, l’Homme est bien un animal, mais il est l’animal total, le Panimal.
Il est potentiellement porteur de la totalité, que symbolise encore cette
sphère qui lui tient lieu de tête, sans doute façonnée ainsi par la bulle
d’éther qui s’y trouve enfermée, que l’on a coutume d’appelée
« âme », et qui soupire sans trêve après ses justes séjours célestes…
Mais les mêmes Egyptiens rappellent en même temps que les
hommes furent précipités ici-bas par les pleurs
du Soleil, dont ils sont les larmes tombées dans la rouge poussière. Ainsi,
l’humanité résulte-t-t-elle d’un chagrin
divin, et comme les Dieux, dit-on, ne sauraient connaître la tristesse, on
peut en déduire que l’humain n’est autre qu’une éclipse du divin : un homme naît précisément où un Dieu
s’absente…
Enfin, dans le propos
d’Hermès appelé Koré Kosmou, l’homme de chair est dit être façonné à
partir du résidu de matière céleste qui a servi au Démiurge à façonner les
signes du Zodiaque, puis les animaux. Ainsi, l’Homme est-il à la fois le Premier et le Dernier des vivants :
premier dans l’ordre spirituel et
dernier dans l’ordre temporel. Les Anciens ont donc vu dans toute son
ampleur le caractère paradoxal de
l’Homme, misérable et digne, prince empêtré dans les
contradictions de son existence, à la fois le meilleur et le pire des animaux.
Ils ont vu cela car ils ont vu l’essentiel : le caractère axial de l’Homme, microcosme tuteur du macrocosme, mais
devenu son tueur (fig.5).
L’Homme, en son état
primordial, a pour fonction de réaliser en lui l’anamorphose du monde, de le récapituler et de l’accomplir en lui.
C’est là son acte parfait, son seul
acte, l’acte axial par excellence.
Cet acte n’est autre que le sacrifice,
ce miraculeux miroir qui ramène toute réalité corporelle vers son modèle idéal,
par le clair brasier de la conscience où le monde subit sa parfaite cuisson.
L’Homme, en tant qu’axe du monde posté en son juste milieu, l’embrasse et
l’embrase afin que l’Intellect puisse y être partout présent. L’Homme est donc l’animal liturgique qui rend le monde
comestible au Dieu. C’est pour lui par conséquent que Khnoum, le Démiurge, fait tourner son tour mondial, afin qu’il
devienne l’Urne de l’Un, et la Jarre du
Verbe.
C’est par le truchement de l’Homme que s’accomplit
l’irrigation totale de la matière par le Logos, qui est irisation de toute
opacité par la lumière intelligible : c’est donc à l’humanité qu’il
revient de droit de célébrer les noces
cosmiques du Ciel et de la Terre. Cet hiérogamie
se réalise d’abord, et à titre premier, dans l’être intime de l’homme, qui est
le grand prêtre du sacerdoce cosmique :
il est le Médiateur par excellence, l’étai universel dressé sur le sol
substantiel et soutenant de son axe la voûte essentielle.
C’est pourquoi la formule qui nous fut transmise par Orphée pour nous servir de viatique
dans l’Au-delà, « Je suis Fils de la Terre et du Ciel Étoilé »,
est en vérité l’aveu de notre identité
même. Et cette ouranophorie, vocation
première et absolue de l’Homme, est réalisée nécessairement par sa forme
parfaite, celle du Héros, ou du Roi qui
en est l’incarnation institutionnelle. C’est sans doute là que gît la
signification de cette épisode mythique où Héraclès
se substitue un temps à Atlas
pour soutenir le Ciel, lorsqu’il dut aller quérir les pommes du Jardin des
Hespérides.
Ainsi, l’Homme couronne la création, comme le pyramidion
couronne la pyramide (fig.6). Sans le premier, image
réduite de la seconde, cette dernière resterait incomplète. Il est le Tout manifesté entièrement dans
sa partie, réalisant ainsi l’intégration réciproque de la partie et du tout et
réconciliant l’être et l’existence.
Clé de voûte du Cosmos, son roi (rex) a inversé dans le verbe la
pesanteur fatale de la chose (res). Et la nature est ainsi
perfectionnée par la Nature même, puisque la Nature Naturante achève par
sa présence même la Nature Naturée.
Peu à peu, l’âme du
Monde s’est concentrée en l’Homme, pendant que se décantaient les siècles à
partir du brouet primordial. Pût alors avoir lieu la résurgence centrale du Logos enfoui sous les décombres des mondes
antérieurs, après la catamnèse qui les détruisit. L’Homme
est donc l’échelle cosmique de l’anamnèse du monde, sa remembrance, car c’est en lui qu’il
recouvre son unité et cesse d’être un monceau de blocs d’êtres épars.
C’est à l’Homme qu’il revient de relier entre eux les étages
du monde comme des vertèbres, à lui de « rassemble ce qui est épars »,
réalisant la concordance entre « ce qui est en haut et ce qui est en bas »
(fonction symbolique). L’Homme, c’est le Monde qui se souvient qui il est, qui se souvient qu’il est Dieu.
Il est la corde vocale de l’univers, tendu entre spiritualité et sexualité, car
c’est par lui que se réalise l’articulation des Mondes. Ceux-ci attendirent
quatre milliards d’années l’oracle de la chair humaine. Telle est son
magistère.
Mais pourquoi le
Démiurge a-t-il eu besoin de confier à l’Homme cette mission de co-démiurgie ?
Il y a la science,
sans laquelle le chaos n’eut pu être organisé en Cosmos, et il y a la conscience, qui relie la science à
elle-même afin de lui permettre d’exister dans l’efficace. En d’autres termes, L’Homme doit transplanter le monde dans le
jardin de son âme par l’art de contemplation ; il est la clé du Temple
du monde bâti par le démiurge, qui ne peut venir l’habiter en hôte véritable
qu’on ne lui ait ouvert la porte. La mission de l’Homme est donc de se connaître lui-même afin de connaître
simultanément l’univers et les Dieux, comme le lui enjoint le précepte delphique. Seule cette
connaissance peut faire de l’univers en puissance, pensé par le Démiurge, un
Cosmos en acte, dont chaque sujet peut jouir et témoigner.
Ni tout à fait Monde,
ni tout à fait Dieu, l’Homme est le lieu précis où se fait la
rencontre : il en est le trait
d’union, caractère muet mais qui s’entend pourtant lorsqu’il s’écrie
« Mon Dieu ! », en un aveu le plus souvent inconscient,
mais auquel Pythagore faisait
peut-être allusion en ses Vers Dorés (61-62) :
« Zeus notre Père, de certes bien des maux tu délivrerais les hommes / Si
à tous tu montrais de quelle Déité ils se servent ».
C’est à l’Homme et à
lui seul qu’il revient de réaliser l’unité de l’Être : sans lui,
l’œuvre du Démiurge ne peut être qu’imparfaite, car elle n’est qu’une moitié de création : le
monde est encore peuplé de monstres, et c’est la raison pour laquelle Zeus lui-même dut féconder la plus
vigoureuse des mortelles pour engendrer
le Héros des héros. Car en ce monde (cela soit dit sans impiété !) les
Dieux sont comme impuissants et ont besoin que leur volonté soit prise en
charge par celles des hommes, comme le montre Alain Daniélou dans une de ses nouvelles (Les Contes du Labyrinthe,
éditions du Rocher 1990).
C’est par le truchement du Logos confié à l’Homme que le Cosmos peut être rendu parfait, grâce
à la poésie qui n’est autre, comme
l’indique son nom même, qu’une création. Ainsi, dans la magie du Verbe, le Dieu et l’Homme se répondent afin que
toutes choses se correspondent ici-bas et au-delà, pour faire, comme le dit
le Trismégiste, le « miracle
d’une seule chose » (Tabula Smaragdina). C’est
donc à bon droit que nos ancêtres les Gaulois de mémoire bénie, ayant bien
compris le caractère héroïque de toute poésie véritable, on peint leur propre Héraclès, qu’ils appellent Ogmios, sous les traits d’un vieil
homme dont la langue est reliée aux oreilles de ses auditeurs par des chaînes
d’or. Et ils disent en outre de lui qu’il est l’inventeur des caractères
d’écriture (fig.7 et 8).
Fig. 7 : Hercules Gallicus. XVIème siècle. Auteur inconnu
Fig 8 : Ogmios et les Oghams. Jaap de Boer
Si la fonction co-démiurgique de l’Homme est par excellence
celle du Roi, dont le règne parfait
consiste en une action sans agir, analogue au rayonnement solaire qui révèle
toute chose à elle-même, il revient au Prêtre,
cependant, de réaliser ici-bas la
présence divine. Au demeurant, si prêtre et roi sont distincts en leur
essence, ils peuvent fort bien être confondus quant à l’existence, et tout humain est potentiellement et
conjointement l’un et l’autre.
On appelle ainsi le « prêtre » du fait qu’il prête son être au Dieu qu’il sert ;
et pour en devenir l’écrin le plus parfait, il doit rendre son existence la
plus pure possible, la moins entachée par les vicissitudes du devenir,
c’est-à-dire prête à être.
Car l’humain est, comme il a été dit plus haut, le seul
animal apte à recevoir intégralement la
divinité, dans la mesure où il est l’Animal
Intérieur, le seul ayant colonisé l’invisible. Son écosystème, en effet,
s’étend non seulement à la totalité de l’univers matériel, mais encore, par la
culture et par le culte qui en est la forme achevée, aux mondes supérieurs.
C’est un métabiotope.
L’Homme est pour ainsi dire la corporification de l’Idée suprême, l’Animal Intelligible. Lorsque Dieu dessina sa vie sur terre, son
dessein prit la forme de l’Homme, comme trace
de la main divine dans l’étendue matérielle, dont les empreintes digitales
formèrent les circonvolutions de son cerveau et de son ventre. C’est pourquoi
le corps de l’Homme est marqué par le
Quinaire, nombre particulièrement prisé de Pythagore qui y a vu un « nombre nuptial ».
Expression parfaite
de la Vie (V – Vita- Vir- Verbum),
le corps quintessentiel de l’homme
est une étoile d’éther devenu étoile de
terre pour éclairer la matière. Par sa chair en effet, la poussière du
chaos est organisée en « Vie animale parfaite » (Sohravardi). Cosmisée en son être panorganique,
elle agit comme un ferment cristallin destiné à cristalliser le reste opaque du Cosmos (fig.9).
Par son sacerdoce, l’Homme doit exprimer (au deux sens du terme) les racines ontologiques plantées dans la terre existentielle (comme le
soma
dans les Veda), selon une syntaxe
cosmique qui permet d’expliciter le monde. C’est sans doute la raison pour
laquelle l’humain est lui-même tiré de
la terre, comme la Mandragore, le « Petit Homme Planté » (fig.10),
cet homme radical ou rhizhomme. Son extraction de la terre
correspond à l’âme particulière se détachant de l’âme du monde. Emprunté ainsi
au néant et à la mort, l’Homme, fils de Dis
Pater, comme le disent les Gaulois, y laisse une alvéole, son placenta, qui
est pour lui comme une dette.
Fig. 10 : la Mandragore, planche 20 du Traité de matière médicale de Plantearius, XVème siècle. (BNF ; embruns.net)
Il paye cette dette en participant, à son propre niveau
ontologique, à la Gigantomachie qui voit s’affronter de toute éternité les Dieux
et leurs adversaires. Il revient donc à l’Homme de lutter contre Typhon, le Séparateur (Diabolon), le Prince de la
Poussière, en un combat symbolique
qui est celui de la Sagesse.
Or cette Sagesse est l’activité
la plus parfaite de l’âme. Une Sagesse en vérité n’est autre qu’une nature émancipée, une nature consciente
d’elle-même ; et qu’est-ce que l’Homme si ce n’est, comme l’écrivait Elisée Reclus, « la
Nature prenant conscience d’elle-même » ? Lutter pour la
Sagesse, c’est donc nourrir Maât,
qui est le socle même de l’être, d’ici comme de là-bas.
C’est là le seul et
unique combat, celui de l’unification, de l’omnification, bataille
menée par l’homme comme omnifex, en tant qu’image efficace du Démiurge, sous la
conduite et l’égide d’Athéna. Cette omnification agonistique, c’est d’abord
la sculpture de l’Homme par lui-même en tant qu’artisan de lui-même. Car les
Dieux, lorsqu’ils aiment à se manifester, le font en la forme humaine : l’homme est leur théophanie préférée, leur Agalma, ainsi d’ailleurs que leur victime préférée (mais ils durent se
contenter d’offrandes non humaines de peur de voir s’épuiser leur présence
ici-bas).
Dans son combat pour l’amour de la Sagesse, l’humain, comme
l’a dit Orphée, doit s’efforcer de
séparer en lui ce qui relève de l’élément
titanique et mortel de ce qui relève de l’élément Dionysiaque et immortel. Bien souvent, lorsque Typhon a le dessus, il pulvérise
l’Homme et le disperse comme la rouge poussière du désert, aux quatre vents des
vains désirs. En résulte alors un grouillement
de vermine, en lequel il tente de confiner l’Homme, comme son frère Osiris qu’il incarcéra traîtreusement
dans un cercueil. Ainsi l’humain ordinaire est-il confiné dans l’infime
indéfini de l’infirmité de sa condition individuelle : c’est le processus dysanthropique
que nous avons décrit plus haut, celui qui aboutit à l’individu.
Mais pour contrer ce processus, il faut enclencher celui qui
donne le dessus au Démembré, celui qui permet à Osiris, dont le frère Seth
avait dispersé les membres, de retrouver son unité et de recouvrer sa royauté.
Cette reconquête ne peut se faire qu’avec le concours de la Vierge Armée, Minerve, car elle seul vient à bout de la
vermine (fig.11). Or, le mythe
que nous a transmis Orphée nous
enseigne en effet qu’après que les Titans eurent dispersé les membres de Zagreus, ce fut sa sœur, Athéna, qui vint pieusement recueillir son
cœur, urne précieuse de sa quiddité, et qui, grâce à cet organe de la totalité, véritable soleil de chair du microcosme humain,
put reconstituer le corps du Glorieux Fils de Zeus.
Fig. 11 : Hercule et Minerve ; bronze étrusque.
Ce mythe contient assurément, pour nous qui sommes désireux
des hauteurs, un précieux enseignement : c’est par l’intériorité, par le retrait en soi-même, que l’humanité peut
restaurer sa nature première, sa stature
supérieure : celle de la Personne,
qui domine l’individu de rien moins que de la taille de sept cieux. La reconquête de soi, c’est celle de l’Hypostase, dimension verticale et
sacrée de l’Être que nous avons en commun avec les Dieux, alors qu’avec les
autres vivants nous avons en commun celle de l’individu.
Lorsque l’Un sans second, en effet, se manifeste à lui-même,
c’est sous la forme de l’Hypostase
qu’il le fait (ce que nos frères Hindous appellent Purusha, le Télanthrope
(fig.12)) ; cette
Hypostase est essentiellement un Intellect contemplant une Nature dans son
absolue perfection. On appelle ainsi l’Hypostase parce qu’elle se tient immédiatement au-dessous de la
non-nature ineffable et impersonnelle de l’Un. En tant qu’Intellect connaissant
parfaitement toutes choses contenues dans sa Nature, cette Hypostase est Sagesse (Ainsi la Sagesse peut être dite à la fois
mère et fille de la Personne, comme Métis
et Athéna). En conséquence, pour l’Homme comme pour le Dieu, se réaliser comme Personne, c’est
nécessairement acquérir la Sagesse, et réciproquement : demandez le
donc à Ulysse ainsi qu’à Zeus lui-même si vous avez un
doute !
Car Zeus dut à la ruse de sa mère, Rhéa, d’échapper au sort que Chronos
réservait à tous ses enfants ; il peut donc être légitimement
considéré comme enfanté par la Sagesse, et, par la suite, il épousa Métis, qui personnifiait cette même
astuce, et en conçut après l’avoir lui-même mangée la Sagesse Divine en acte et
en arme, à savoir Pallas Athéna (fig.13). Et c’est depuis ce temps
qu’on l’appelle le Bien Avisé, Zeus Métiéta.
Fig. 13 : Naissance d'Athéna ; vase à figures noires.
Quant à l’Homme au
Mille Tours (Polymétis), il n’en est pas moins maître de Sagesse, et c’est
par celle-ci sans doute qu’il dut d’avoir la vie sauve, et qu’il conquit sa propre Personne.
Lorsqu’il se trouva aux prises avec le Cyclope
Polyphème, bavard, inculte et cruel, il sauva sa vie et celle de ces
compagnons en l’aveuglant par un pieu durci au feu qu’il planta dans son œil
unique. Lorsque le monstre, braillant, appela au secours ses congénères et que
ces derniers s’enquirent du nom de l’agresseur, Polyphème ne put répéter que
celui qu’Ulysse lui avait donné : Outis,
« Personne » ou « pas celui-là », équivalent approximatif
de « Ruse » (Métis).
La Personne est donc
bien le secret de la restauration de l’humanité intégrale, le mentor de
toute émancipation authentique. Il nous est difficile, en tant qu’individu, de
l’appréhender, comme il fut difficile au jeune Télémaque au Visage de Dieu de concevoir que son père n’était pas
mort, puis de le reconnaître. Disons que l’individu est comme une graine à
partir de laquelle germe la Personne, et qu’ainsi seule la mort du premier,
sous une forme ou sous une autre, permet l’épanouissement de la seconde.
Ou encore, l’individu
est à la personne ce que la chenille est à l’imago : si le premier
relève du particulier, la seconde du
singulier. Les deux sont des
modalités inégale de l’Unique, la Personne étant ouverte au Total et à
l’Universel qui la dépasse, en tant qu’Univir, alors que l’individu est
enfermé dans un quant-à-soi qui la limite et l’oppose à toutes choses, la
plaçant dans la situation paradoxale du tout-sauf-moi
qui en fait l’exact opposé de la Personne Divine comme plus-que-tout.
L’individu est
poussière quand la Personne est cristal ; l’individu est ordinaire
quand la Personne est ordinale, la
Personne est polaire quand l’individu est populaire ; la Personne intègre
quand l’individu exclut ; alors que l’individu est essentiellement social,
la Personne est métasociale.
En outre, seul
l’individu est mortel. La Personne semble lui dire, comme Héraclès à Procuste : « je suis trop grand pour ce
cercueil ». Le premier correspond au moi
et à la lune et la seconde au Soi et
au soleil : on peut dire que la Personne
est l’intégrale de l’individu. Il faut, symboliquement, douze moi pour
faire un Soi. Et c’est par ses douze travaux que l’Alcide devint Héraclès et qu’à travers le rideau de feu de l’Oeta, il épousa en Hébé sa propre jeunesse éternelle.
Enfin, si l’individu admet pour sommet la raison, qu’il juge indépassable et qui
l’entrave par les fers des dilemmes asservissants, la Personne grandit par l’oraison et transgresse en permanence
ses propres limites, atteignant ainsi celles de l’Univers lui-même. L’Individu,
en effet, reste confiné dans l’opposition âme/corps et se complet dans cette vie schizoïde. Depuis Descartes,
d’ailleurs, toutes les portes de sorties du monde schizanthropique
ont été fermées : toute humanité,
désormais, se doit d’être navrée et tout roi d’être méhaigné ; tout pouvoir est maudit et aucun chevalier ne
viendra plus guérir le souverain malade.
Car la Personne, l’humain authentique, de par sa position
centrale de lien universel, est trichotomique :
l’Homme est l’alliage de trois réalités,
et il n’est tel que lorsqu’il les réunit en son centre. Il est un Nom qui se nomme lui-même comme Corps, Âme et Esprit (fig.14),
(ou Sôma, Psychê, Noûs) tressés sans
pouvoir être séparés, mais distincts sans pouvoir être confondus (c’est
pourquoi, quand une personne est profondément ébranlée dans son identité, on
dit qu’elle est en détresse).
Ces trois
composantes de l’Homme Intégral sont dans le microcosme les correspondances
des trois mondes qui constituent
l’Univers : le monde matériel qui
est celui des corps, le monde
imaginal qui est celui de l’âme, et le monde
intelligible qui correspond à l’Intellect, que nous étudieront bientôt, et
qu’on nomme parfois « esprit », ce qui donne lieu malheureusement a
beaucoup de confusions. Ces trois étages sont aussi trois états du corps social
(fig.15)
que sont le Prêtre (Pontifex), le Roi (Rex) et l’Ouvrier (Artifex).
Fig. 15 : Tres Ordines
Il est bien difficile, dans les sociétés actuelles (surtout
les sociétés occidentales), de concevoir la Personne, voire même d’en soupçonner ne serait-ce que l’existence.
Toutes les conditions sont réunies en effet pour que nous confondions en permanence personne et individu, et pour que nous
nous égarions dans les méandres du labyrinthe psychique en croyant évoluer dans
les sphères intellectuelles : c’est le syndrome d’Icare, qui illustre celui des spiritualités au rabais
dont nous avons parlé plus haut à la lettre E. Icare a placé sur ses épaules
des ailes externes, artificielles, et surtout, a prétendu sortir du Labyrinthe
sans avoir célébré l’indispensable sacrifice qui consiste à tuer l’Animal en
nous-mêmes le Minotaure. Et c’est
pourquoi la cire de son âme immature a fondu sous les rayons implacables de
l’Intellect, car ses ailes n’étaient pas celles de l’âme, mais résultaient d’un
artifice : il fut donc englouti à nouveau par le tourbillon du Devenir.
L’avènement de la Personne, lorsqu’il se produit, est
discret : il est comme une puberté
cachée. Il coïncide avec la découverte
intime et progressive des leptosomes, nos corps subtils enfouis depuis la
nuit des temps sous l’épaisseur de la volupté dans la moiteur du moi, et qui,
par leur bourgeonnement, rendent caducs les plaisirs matériels, comme
l’adolescence rend caducs les jeux de l’enfance sans toutefois leur enlever
leurs charmes innocents. Comme des perce-neiges, émergent alors des personnages
intérieurs qui préfigurent l’avènement en nous de la Personne, aussi surement
que les crocus annoncent l’arrivée du printemps, signes qui ne trompent pas.
La conscience, pour commencer, cesse progressivement d’être
évanescente : elle devient presque charnelle et prend consistance ;
le corps est alors perçu essentiellement dans ses relations avec l’âme, comme
sa somatisation, pour ainsi dire ; il devient émotion, il se fait état
d’âme, souffle coagulé ; les symboles
acquièrent comme une dimension alimentaire et deviennent savoureux, alors que ce qui ne symbolise rien émet
comme une odeur désagréable ou répugnante. L’âme, longtemps sevrée de
nourriture, doit à ce moment éviter de se gaver de sagesse savoureuse : le
rôle des Traditions est justement
d’éduquer à cette alimentation mystique. Elles évitent en outre de se replier
entièrement vers l’intériorité en nous imposant une sociabilité, ne serait-ce
que rituelle.
Mais nous étions encore restés là dans la luxuriance de
l’âme, relativement extérieure. Le
moment décisif advient lorsque la tête devient fruit : nous entrons là
dans la grande intériorité, dont le
cœur est la porte sainte qui en garde le secret. Nous pénétrons alors dans les ordres métabiologiques, en entrant dans
la vastitude intérieure du cœur comme dans la crypte du Temple Intérieur. Nous serons emportés alors de cœur en
cœur et de corps en corps, car un corps peut en cacher un autre et un ciel recèle
toujours un astre qui conduit vers un ciel plus haut.
Mais tout cela reste
inaccessible à l’individu, car l’échelle sainte se monte à l’envers. Il
faut mourir à soi-même et inverser sa
propre pesanteur pour prétendre tomber dans le ciel. C’est de cette
inversion dont nous parlions plus haut : c’est le renversement de la tête et du cœur (fig.16)
qui permet de réaliser ce saut paradoxal,
afin de rendre visite à sa propre
absence.
Le cœur, alors, se renverse et se fait flamme, devient vivant et
autonome comme un scarabée dont les six pattes seront les six directions du
corps sphérique parfait appelé télosome ; il montera sur l’axe
humain, alors que la tête, coupée, se
renversera et deviendra vase, libérant le nuage du cerveau qui condensait
l’égo et projetait le corps d’ombre (fig.17) de celui qui croyait être mais
n’était ni homme, ni présent. Alors que le cœur monte pour prendre son
envol, la tête descend pour devenir terre, c’est-à-dire dernier ciel, neuvième
sphère, œuf velu.
Mais ce dont il est question ici n’est presque plus valable
aujourd’hui. Le retard existentiel qu’on
pris les âmes tardives, qui rouillent dans l’âge de fer, s’est aggravé à la
mesure de l’accélération de l’Histoire. L’espèce humaine aura bientôt
épuisé toutes ses possibilités, et même si le temps quantitatif est encore très
long avant que le monde soit réinitialisé, le temps qualitatif est
presque entièrement écoulé désormais : les derniers épisodes de la série
historique seront insipides.
Le degré de confusion
rend à présent la réalité presque indiscernable dans le crépuscule, et les
mots sont devenus aussi vils que la monnaie qui désormais tend à remplacer tout
être réel par son double insignifiant. Le comble de l'individualisme
post-moderne est atteint : la monde est livré aux mains d'un garnement
capricieux. Jadis, un enfant au cheveux blancs, surgi d'un sillon, donnait au
monde les Livres de Sagesse. Aujourd'hui, sorti d'une urne vaine, un vieillard
infantile impose sa folie.
Mais, contre vents et marées, il faut bien se garder de transgresser la Personne.
Car l’humain, aussi insignifiant soit-il en tant
qu’individu, garde toujours la possibilité d’accéder au statut personnel. Et nul papillon n’est devenu tel sans s’être
d’abord tortillé dans la poussière du chemin.
Aussi, je te salue, engeance
tangente à l’Infini, Roi des Rêves, et je te souhaite un doux sommeil, toi en qui la Nature trouvé son repos comme
Sagesse ! Salut à toi, Démon
Dément, Dieu bipolaire, Ô Singe Bleu des canopées cosmiques !
Et je nous souhaite un bon retour chez Soi !
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