L’Abécédaire du Petit Père Païen
V comme Vérité,
Science, Faits alternatifs, Complotisme.
« Celui qui veut se connaître lui-même doit d’abord
ouvrir ses chakras » (Socrate)
Nous avons, dans le précédent article, envisagé cette
maladie infantile du Paganisme, l’ufologie,
comme spiritualité introuvable. Nous allons aujourd’hui nous pencher sur
une autre aberration courante parmi nos coreligionnaires, celle qui consiste à
considérer la recherche de la vérité
comme un détestable travers de la
civilisation judéo-chrétienne.
Car il est de nombreux Païens pour qui la vérité n’est qu’un
détail négligeable, un agaçant problème
d’intendance : l’essentiel, disent-ils, est dans le « fond »
et non dans la « forme » ; ainsi, peu importe l’exactitude si le
message « passe ». Assurément, pour ces gens-là, Socrate, l’auteur
incontestable de la phrase que nous avons mise en exergue, est mort en buvant
une coupe de glyphosate, après avoir été condamné à mort par un certain Monsantos en raison de son amour
excessif de la nature et parce qu’il incitait la jeunesse au véganisme.
Cette haine de l’exactitude et de la forme au profit d’un
supposé fond bien plus « essentiel » se traduit le plus souvent,
d’ailleurs, par un souverain mépris pour
l’orthographe et la grammaire de sa propre langue. Ne suffit-il pas, en
effet, au lecteur, d’entendre l’oralité du message, pour que « ça lui
parle », selon la formule consacrée ?
Nous assistons là, à n’en pas douter, à une redoutable dérive de la pensée, où le
sens devient producteur de vérité, et où une vérité qui ne fait pas sens est
considérée comme nulle et non avenue. Cette funeste évolution avait déjà été
dénoncée en son temps avec une acuité toute prophétique par George Orwell qui, dans son
célébrissime roman, 1984, déroule la vision hallucinante d’un homme
qu’on torture pour qu’il finisse par avouer que deux et deux font cinq.
Ainsi, il semble que la pensée
totalitaire, que l’on avait crue défaite, se soit en fait sournoisement
infiltrée dans l’opinion de nos contemporains et qu’elle ait, en quelque sorte,
percolé à travers les foules et les
décennies pour imprégner désormais une part non négligeable de l’humanité.
Cette imprégnation délétère a pour premier effet d’atomiser encore plus les
individus, qui, désormais, s’agglomèrent par groupe de vérités relatives de
plus en plus hostiles et exclusifs les uns des autres.
Peu à peu semble décliner
la référence à une culture commune, dans laquelle tout un chacun pourrait
se retrouver pour dialoguer à partir de valeurs universellement reconnues, à
l’instar d’une monnaie qui aurait cours pour faciliter les échanges de tous et
de toutes et permettant l’enrichissement général. Désormais, c’est, au mieux,
la méfiance réciproque qui règne, et, au pire, l’hostilité des factions.
Celle-ci se manifeste notoirement à travers le développement
récent des fameuses « théories du
complot », dont le succès est particulièrement manifeste sur la toile,
et notamment dans le monde Païen, dans la mesure où celui-ci, pour des raisons
liées au petit nombre et à la dispersion de ses membres, est essentiellement
présent sur le web.
Parmi les théories farfelues qui infectent ainsi le cyberpaganisme, le récentisme est une des plus virulentes, car les Païens sont
particulièrement sensibles à ce qui touche à l’Histoire. Cette théorie trouve
son origine en Russie, et fut développée par un universitaire, Anatoli Fomenko, qui mit au point une
« Nouvelle Chronologie »
selon laquelle l’Histoire telle que nous la connaissions jusqu’à présent serait
« trop longue » d’environ mille ans.
Pour ce mathématicien, en effet, l’Histoire antique ne serait qu’une invention due aux jésuites du
XVIIème et XVIIIème siècle, invention fondée sur une mauvaise
interprétation de certains textes historiques, voire motivée par l’intention
d’occulter toute un pan de l’Histoire de l’Humanité dans le but de servir la
grandeur de l’Eglise Catholique au détriment de la grandiose civilisation russe
Orthodoxe.
Or, cette version du récentisme n’aurait assurément pas de quoi enthousiasmer un Païen,
dans la mesure où elle raye d’un trait de plume ce qui importe le plus à ce
dernier, tout en exaltant ce qu’il a tendance, au contraire, à trouver plutôt
indigeste, à savoir l’âge d’or de la Chrétienté occidentale.
C’était sans compter, cependant, avec l’insatiable
imagination des conspirationnistes. Car, outre des versions allemandes, le
récentisme russe fit des petits en France.
Mais ces rejetons facétieux eurent à cœur d’inverser
les thèses d’origines tout en en gardant le côté délirant et joyeusement
paranoïaque. Un certain Frédéric Mariez,
en effet, acclimata les thèses russes (déjà relayées dans l’hexagone il est
vrai par d’autres amateurs de « ré-information ») pour en faire
l’armature idéologique de son « Mouvement
Matricien ».
Et c’est là, tout particulièrement, que se trouve impacté le
monde néopaïen. Car le Mouvement Matricien affirme que l’Histoire a bel et bien
été trafiquée, mais dans un sens inverse de celui qu’expose Fomenko. Les 743 ans qui furent, selon eux, rajoutés
intentionnellement à la chronologie de l’Histoire dite « officielle »
ne se situent pas dans l’Antiquité, mais au Moyen-Âge. Exit, donc, l’âge
d’or de la Chrétienté occidentale : dis-moi quel est ton âge d’or et je te
dirai quelle ablation de l’Histoire pratiquer, cher confrère…La chronectomie ne doit en aucun cas être
confiée à des amateurs !
Pour Frédéric Mariez et ses disciples, donc, c’est le Moyen-Âge qui, en gros, est à
jeter. Pourquoi tant de haine ? Tout simplement parce que, d’après
lui, les sociétés antiques étaient pour
la plupart matriarcales : jusqu’au début de l’ère vulgaire, à peu
près, régnait l’âge d’or de la société « matricienne », faite d’une douce et libertaire horizontalité
mêlant liberté sexuelle et communauté de biens et d’idées…Ou peu s’en faut…
…Jusqu’à ce que survienne l’horrible Patricien et ses prétentions aristocratico-patriarcales. A partir
de là, tout bascule. Peut-être parce que, selon
un des précurseurs de cette théorie, François de Sarre, un cataclysme d’une
violence sans précédent est venu désorganiser l’humanité en effaçant toute
trace fiable (bien sûr !) du monde précédent. Toujours est-il que, de
cet affrontement grandiose entre Isis et
Yahvé, le dernier sort vainqueur et réécrit l’Histoire à son profit, la
falsifiant allégrement en rajoutant 743 ans de Moyen-Âge bien dégoulinant
d’obscurantisme : vous reprendrez bien encore une tranche
d’Inquisition ?
Ces thèses Matriciennes furent particulièrement virales, il y a quelques mois, sur le web Païen. Elles y suscitèrent
quelques houleux débats et provoquèrent quelques querelles homériques dont, il
est vrai, nous avons le secret. Cela s’explique facilement, comme nous l’avons
déjà évoqué plus haut, par le contenu très sensible de ces thèses pour une
spiritualité Polythéiste particulièrement attentive aux questions touchant à
l’ancestralité et à la dimension spirituelle du genre.
Pourtant, les Païens
devraient justement être les derniers poissons à mordre à un tel hameçon.
Et, au-delà de notre microcosme, tout humain authentiquement épris de
spiritualité, toute âme authentiquement
religieuse (au sens où nous l’entendons et que nous avons exposé dans
l’article R comme Religion de ce blog) se doit de rejeter avec la dernière vigueur ce types de thèse et le
type de pensée qui les sous-tend, car elles sont exactement aux antipodes de toute démarche
véritablement spirituelle, et, en particulier, Païenne.
Pour commencer, toute
manipulation du temps historique est un attentat contre la mémoire. Or, le Païen est d’abord celui qui se souvient,
qui garde en lui le souvenir des Héros d’antan et des Dames du temps jadis,
afin de perpétuer leur vertu et la tradition
qui, précisément, permet sa transmission à travers vies et trépas. Or, les falsificateurs de mémoire ont toujours
été de ceux qui voulurent tuer les peuples en effaçant leurs traditions, en
faisant taire leurs récits séculaires, afin d’effacer toute trace des vérités
qu’ils jugeaient nuisibles à la refondation d’un monde qu’ils voulaient
« pur » de toute réalité indésirable.
« Du passé
faisons table rase », cet adage révolutionnaire popularisé par Eugène
Pottier dans l’Internationale, a marqué les utopies mortifères, de droite et de gauche, qui maculèrent la
modernité : refus des traditions antérieures (nihilisme chronologique), ou
refus des traditions d’autrui (nihilisme spatial). Or, ce nihilisme a commencé
à sévir bien avant notre époque : la Révolution
Mosaïque avait déjà tenté d’effacer les traditions polythéistes du
Proche-Orient en en réécrivant les récits sacrés dans la Bible sous une
forme à la fois univoque et exclusive.
Mais la remise en cause systématique des chronologies
historiques, et des faits en général, présente un danger bien plus grave encore, qui ne concerne plus, cette fois, le
seul champ idéologique. Ce n’est plus en effet la simple mémoire horizontale du
devenir qui est en jeu ici, mais la mémoire
verticale, l’anamnèse, celle qui
nous relie à notre origine spirituelle et à notre identité éternelle, et qui
permet à notre individualité de ne pas mourir d’asphyxie dans le monde de la
contingence, tel un scaphandrier dont on aurait coupé l’alimentation en air.
La multiplication
indéfinie des « vérités alternatives » a pour effet de pulvériser
la notion même de vrai, et de brouiller ainsi sans recours tous les repères qui
permettraient à l’âme d’enquêter sur sa propre origine. Ainsi, à l’ère de la « post-vérité » tout retour de
l’individu concret vers son identité réelle devient impossible, et tous,
dès lors, se noient dans l’océan d’un relativisme
sans fin. Tel un malheureux Ulysse qui serait devenu un Sisyphe des mers,
celui qui se laisse fasciner par ces vérités alternatives sera désormais
incapable de concevoir une vérité qui soit à la fois unique, progressive et
hiérarchique.
Nous voilà arrivés à la question
cruciale du vrai en matière de Religion. Cette question fut, dit-on, posée
par le Procurateur de Judée à Jésus, le Socrate des Juifs, après que
celui-ci lui ait dit être venu pour « rendre témoignage de la
vérité » : « Qu’est-ce que la
vérité ? » répondit Ponce Pilate (Jean, 18 : 37-38). Dans les Monothéismes, la question du vrai
est tellement fondamentale qu’elle est une des raisons de leur éternel
déchirement, ainsi que de leur conflit récurrent avec le reste du monde. Pour nous, Païens, elle est devenue
tellement gênante que nous avons tendance à l’éluder. Pourtant, grâce à
Platon et à son école, entre autres, nous disposons de tous les outils
nécessaires pour vivre un rapport sain à la Vérité.
Pour nous, le Vrai
est nécessairement l’attribut de l’Être. Mais l’Être n’épuise pas la
réalité : celle-ci, telle une montagne infinie, possède un versant
manifesté, que nous appellerons le versant ontologique, et un versant
non manifesté, que nous pourrions appeler le version anontologique. Ce
dernier contient des possibilités en nombre indéfini, qui sont appelées ou non
à se manifester, c’est-à-dire à sortir de leur potentialité : c’est ce que
l’on appelle l’existence (du latin ex-sistere :
« se tenir hors (de) »). D’autres, en revanche, ne se manifesteront
jamais, et dormiront pour toujours dans l’insondable abîme de l’Un. C’est un
peu comme ces replis de roche où la lumière du soleil ne pénètre jamais.
En tant qu’êtres où
l’Être s’est concentré lui-même pour se connaître en tant que tel, nous nous
devons à la Vérité. Notre mission est, de plus, de la réaliser en nous-mêmes, comme totalité d’abord, et de l’exalter comme Vérité des vérités, ensuite,
c’est-à-dire comme Être se reconnaissant comme être à l’infini. Pour ce faire, il nous est interdit de pactiser avec le
non-être, car alors tout l’édifice que nous nous devons d’élever
s’écroulerait. C’est là ce que les Indiens appellent la sainte obligation de satya,
l’injonction souveraine d’être véridique
pour être conforme à l’Être (sat) perçu comme un des trois
attributs majeurs de la Divinité en soi avec la Conscience et la Béatitude (Sat-Chit-Ananda). Selon l’adage hindou,
en effet, la Vérité est ce qui conduit
vers l’Être (sate hitam satyam).
La véracité est donc
la plus haute exigence qui soit, non seulement morale, mais encore métaphysique.
Elle caractérise en effet l’Être le plus
pur qui soit : l’Être primordial, le plus proche possible de
l’origine, le jaillissement de la Manifestation à l’état natif. C’est le satya
yuga de l’Inde ou l’âge d’or
de la Grèce. Elle est en même temps la qualité
de l’Être le plus haut, son intensité maximale : le satya
loka des sages de l’Inde et le Monde
Intelligible de nos Anciens, celui de l’« être
en tant qu’être » (ho ontos on),
et non de l’être dérivé, muable et
trompeur, du devenir. Or, c’est bien dans ce dernier que nous pataugeons,
nous qui habitons le kali yuga, l’âge de fer où s’obscurcit la vérité et où monte le flot de la confusion, notamment dans ce qui
devrait pourtant être le réceptacle privilégié du Vrai, le langage.
Reste à comprendre de
quoi l’on parle lorsqu’on parle de vérité, car nous voilà mis dans la
position ô combien inconfortable du Procurateur de Judée. Dans les conditions
actuelles de température psychique et de pression ontologique, qu’est-ce que la Vérité ?
Celle du monde où
nous nous trouvons, car nous ne disposons pas d’une révélation qui nous en
tienne lieu, Dieux merci. L’évangile du
Païen est la nature, c’est-à-dire l’environnement
où la Providence à placé notre âme ici et maintenant. Âme incarnée dans un
monde corporel, donc, nous devons soumettre notre entendement aux lois qui
régissent cette réalité. C’est la leçon qui nous convient aujourd’hui, et
jusqu’à nouvel ordre. Cela signifie concrètement que la connaissance qui nous est
donnée d’avoir est la connaissance
empirique et son extension, la science
expérimentale et exploratoire telle qu’elle s’est développée à partir du XVIème
siècle.
Celle-ci est légitime
dans son domaine, qui est l’univers matériel (au sens large), c’est-à-dire
le monde constitué d’énergie et de matière, perceptible et mesurable par nos
sens corporels et leurs extensions technologiques que sont les outils
scientifiques. Cette science-là ne peut
prétendre explorer la totalité du réel, et n’est, comme elle le proclame
elle-même en tout humilité, qu’une suite d’erreurs continuellement corrigées et
tendant de manière asymptotique à une vérité qu’elle sait ne jamais pouvoir
saisir.
Quoique bien peu satisfaisante, pourtant, elle doit nous servir de garde-fou pour éviter les
délires par lesquels l’âme va se perdre dans un bourbier sans fin en croyant
attraper l’infini. En un mot, son
humilité toute terrestre nous préserve de l’hybris, et de la chute de celui
qui marche la tête dans les étoiles. Aussi, pour nous, pas de terre plate ni de terre creuse ; nous récusons le
dialecte flou des âmes crépusculaires qui hantent ces temps terminaux.
De manière générale, cependant, les modes de connaissances doivent s’adapter aux réalités qui leur
correspondent : à réalité subtile, connaissance subtile. Ainsi, il
existe bien des modes de connaissance
supérieurs à la connaissance empirique, et fonctionnant selon d’autre
principes. La science sacrée dont il est question ici s’appuie sur les mythes et les symboles, en suivant les lois de l’analogie.
Ainsi peut-on parler, sans crainte du paradoxe, d’une vérité des mythes, qui ne s’oppose pas
aux vérités scientifiques, parce qu’elles sont vraies sur un autre plan ontologique. Le mythe ne saurait donc être
qualifié de mensonge ni d’erreur, et, réciproquement, les « faits
alternatifs » ne sont en aucun cas des mythes, mais des fictions pures et
simples qui, contrairement à ces derniers, n’ont aucune puissance salvatrice.
Mais si cette connaissance, qu’on peut qualifier de gnosis pour la distinguer de l’epistémé
empirique, est incontestablement supérieure par son caractère intérieur et indépendant des déterminations du temps et de l’espace, elle n’en
apparaît pas moins, dans notre monde, comme ténue et évanescence de par sa
subtilité même. Et, s’il est vrai qu’elle est adaptée à un degré de réalité
supérieur au nôtre, et pour tout dire plus intense, elle reste, en ce monde, largement ignorée, à cause, paradoxalement, de
l’éclat même de son évidence et de son caractère fulgurant : l’éternité
peut nous sembler fugace à l’égard du temps, alors que c’est l’inverse qui est
vrai. Ainsi, les vérités éternelles ne
peuvent apparaître comme ayant force de loi dans le monde du devenir, régi
par l’écoulement continuel des formes ; et leur efficacité apparente ne
pourra que s’amenuiser au fur et à mesure que prévaudront les lois de l’Âge
Sombre.
Si elles furent jadis en harmonie, comme l’étaient
d’ailleurs la Sagesse et la Poésie, les
vérités empiriques de la science et la vérité intuitive du mythe ne purent que
s’éloigner avec le temps. De l’ouverture progressive de ce hiatus provient
une des déchirures majeures de notre temps : la faille épistémique qui morcelle
l’être engagé dans la modernité.
Depuis Ockham, puis Copernic et Galilée, et, pour finir,
depuis le grand coup de lame de
Descartes qui achève de navrer la conscience occidentale, les
« données de la foi », pour parler Chrétien, semblent
irrémédiablement tourner le dos à celles de la Raison et de la science qui s’en
réclame, comme si, d’ailleurs, la Raison devait nécessairement déserter le
domaine des mythes et des symboles. C’est la lancinante question de l’aggiornamento des religions qui
transperce de part en part la modernité occidentale et sa conscience maladive.
La conscience moderne souffre en effet d’une
schizophrénie congénitale : comment concilier, dans un monde
désenchanté, les données sacrées transmises par la Tradition avec celles que la
science dite positive fournit à notre connaissance discursive ? Les
grandes institutions monothéistes ont longtemps répondu à ce dilemme par un déni
pur et simple, consistant à bloquer l’émergence de la parole
scientifique. Bien que certaines d’entre elles, comme l’Église Catholique,
aient fini par trouver un compromis cognitif plus ou moins satisfaisant, le
Monothéisme n’a pas rompu pour autant avec la tentation littéraliste, comme en
témoignent actuellement les nombreux courants obscurantistes, que ce
soit dans l’Islam (salafisme) ou dans le Christianisme (Églises
évangéliques nord-américaines).
Ce tragique hiatus, qui tend à devenir un gouffre béant est,
en vérité, le témoin de l’enfoncement
progressif de l’épave cosmique dans les abysses du non-sens, jusqu’à son
renflouement cyclique, à la fois inespéré et providentiel, et sa réintégration
dans l’harmonie universelle. C’est peut-être là le sens de ce curieux mythe platonicien qui fait passer
l’Être par des phases alternatives de
gouvernance divine et d’errance d’un monde livré à lui-même, les premières
correspondant aux règnes de Cronos
et les secondes à celui de Zeus.
Or, un Païen
contemporain ne saurait échapper à la fracture épistémique qui disloque notre monde.
Les Paganismes, fondés avant tout sur l’orthopraxie,
doivent pouvoir, quant à eux, sortir de ce dilemme par le haut, en
sachant distinguer les plans ontologiques où vient se situer leur
action. Lorsqu’il entre sur l’aire sacrée, en effet, le Païen, par la vertu du
rite, se situe dans un domaine qui n’est plus du ressort de la pensée
discursive, mais de la pensée mythique et symbolique. Ce sont donc les
données de la tradition qui, à l’intérieur de la parenthèse temporelle du rite,
prévaudront nécessairement. Ainsi, pour le Païen officiant, le soleil a,
effectivement, comme dit Héraclite, « la
taille d’un pied ».
La vérité du rite est une vérité existentielle, basée
sur la perception empirique immédiate de l’environnement. Sa raison d’être est
de relier l’instant présent à l’évènement intemporel, afin de donner à
l’individu conditionné une issue vers les états d’êtres trans-individuels qui
le surplombent. Ainsi, pour le prêtre en action, la Terre est effectivement
plate et sise au centre du monde, et, pour que l’âme du myste soit
réellement initiée, le ciel doit devenir l’échelle à sept astres qui lui
permettra de sortir du monde par « en haut », c’est à dire de faire
éclore son âme par-delà le temps et l’espace. Adapter les mythes et les
rites aux lois de la physique moderne serait donc un pur non-sens, du même
ordre que, par exemple, célébrer un Christ mort sur la chaise électrique.
Ainsi, la fracture cognitive ne s’exprime pas de la même
manière pour nous que pour les Monothéistes.
Ces derniers auront beaucoup plus de mal à y échapper, sachant qu’une de leurs
spécificités majeures consiste à introduire les catégories du vrai et du faux
dans le domaine divin, conduisant à confondre les plans ontologiques en évacuant le mythe dans la sanie du
mensonge ou en le dégradant en narration historique. Une telle position les
condamne au cruel dilemme de jeter la
vérité gnostique avec l’eau du mythe et d’idolâtrer la vérité empirique
fossilisée dans une Histoire Sainte devenue sainte Histoire. Plutôt qu’un
« drame de l’illettrisme », nous assistons plutôt ici au drame du littéralisme : c’est
l’idolâtrie de la vérité empirique qui bloque l’accès à la vérité symbolique,
et qui déchire l’âme entre athéisme et
superstition. La Foi, se dégradant en crédulité, ne peut que produire, en
même temps, la suspicion.
Et c’est par celle-ci que, dans un deuxième temps, se
produit la détérioration ultime de la
connaissance. Lorsque la vérité mythique a achevé de se dégrader en
littéralisme au point d’en devenir méconnaissable ou insignifiante, alors la vérité littérale elle-même finit par être
remise en question par le soupçon qu’elle a elle-même déclenché : elle
a flatté en l’individu humain la tendance naturelle à la méfiance, ce démon de
l’envie et de la jalousie qui ronge toute partie isolée du Tout. Ainsi, sous les apparences de la rigueur et du
scepticisme, se déchaîne le relativisme débridé de l’égo libertin, friand
de critique. Sur un autre plan que celui de la connaissance, on ne s’étonnera
donc pas que les sociétés les plus puritaines soient en même temps les plus
hypocrites, et que s’y déchaînent clandestinement les vices les plus débridés.
Les théories du
complot, qui fleurissent actuellement sur le web, se nourrissent de ce paradoxe : c’est la liberté apparemment
sans limite de la toile qui leur permet de donner libre cours à cet hypercriticisme qui parodie de la
science empirique. Et ce conspirationnisme marque probablement, non seulement
la fin de toute religion, mais
probablement aussi celle de toute spiritualité.
En temps normal, la religion a pour fonctions, entre autres,
d’encadrer et de contrôler l’irrigation de l’âme par l’Intelligence. Celle-ci
se manifeste notamment par la faculté
naturelle de l’âme à tout relier. Cette reliaison naturelle est une des caractéristiques fondamentales de
l’humanité, celle qui lui permet, notamment, d’épouser l’intention divine en percevant l’action de la Providence
dans son environnement.
Or, le complotisme fonctionne
comme une religion devenue folle, et qui se met à tout relier
systématiquement, dans une âme privée de tout principe directeur : c’est
le nom moderne de la superstition.
Dans une telle âme se produit alors comme une réaction en chaîne, qui fait
proliférer les complots de manière obsessionnelle. Ainsi, la paranoïa
s’est substituée à la Pronoïa, et le concert universel
s’est changé en un cancer psychique dont les métastases infinies changent toute
totalité en partie comme Midas changeait toute chose en or.
Ayant ainsi perdu tout sens de l’universel et du cosmique, les complotistes voient en autrui la
réplique de leurs propres phobies ; leur passion n’est autre que l’impossibilité pathologique de voir les
choses telles qu’elles sont. Ils se rassurent en croyant que ce qui dépend
d’eux dépend en réalité d’autrui, et transfèrent ainsi la responsabilité
incombant à chaque individu de devenir une personne sur un « ils » impersonnel qu’ils rendent responsable de tous leurs
maux.
Cet « Ils » désigne une méchante caste à l’origine
de tous leurs problèmes : au lieu de chercher le mal qui est en eux, ils
le projettent sur l’écran de ce qu’ils appellent le système, sur la paroi du fond de la caverne où ils végètent. Ce
fameux « système » toujours
nommé et jamais pensé n’est, en réalité, que la forme qu’ils donnent à leur
propre soupçon. Et les conjurés qu’ils prétendent dénoncer ne sont jamais que
leurs propres ombres : car ils sont eux même les archontes jurés dont les
machinations les aliènent. Ce jeu de
dupe est typique de l’individualisme post-moderne porté à son paroxysme :
l’arbitraire et l’amalgame, ennemis de la raison, sont devenus les maîtres de
la maison. Il n’est de conjuration que lorsqu’il y a tyran : ce sont les prétendants, agents conjurés de la distemplation.
Cette solution de facilité qui fait que nous nous identifions à ces entités en
ignorant que nous leur prêtons nos propres existences nous coupe l’accès à
toute remise en cause radicale de nos automatismes mentaux et moraux. L’enquête inquiète et vaine que nous menons
contre nous-mêmes nous fait procrastiner notre émancipation et l’émergence du
Soi…
Il n’y a pas d’autre
conspiration, en vérité, que celle de l’égo, qui est un complot contre
l’éternel et l’universel, et le nom de conspiration est le moins approprié qui
puisse être. Car comment donner à ce qui n’est qu’une insomnie perpétuelle de la conscience malade, divisée contre
elle-même par l’aiguillon de la jalousie, ce beau nom qui parle d’une haleine
cosmique unissant tout en une même vie ? Comment appeler du nom de contemplation inspirée ce qui n’est que
l’opposé de tout rêve et de toute
poésie ?
Car le complot
s’oppose assurément au rêve, au sens où il est la vision d’un mensonge dans
la réalité, alors que le songe est la perception d’une vérité sous l’apparence
de la fiction. Quant à la poésie, elle
est à n’en pas douter l’exact inverse du complot, en tant qu’elle est un élan d’adhésion confiante et
inconditionnelle au réel, quand celui-ci est un divorce perpétuel de la
conscience et du sens. Voilà pourquoi il se développe dans nos sociétés :
il est le pendant du sentimentalisme
niais qui y prolifère à loisir. Dans la poésie, l’intuition se marie à
l’intention en des noces transpersonnelles qui confirment les fiançailles
éternelles du dedans et du dehors. Dans le délire complotiste, au contraire,
celui de Penthée, c’est au
démembrement de toute conscience et aux funérailles de toute innocences que
l’on assiste. C’est l’intériorisation de l’Etat policier, le totalitarisme pour
tous.
Désormais, l’émerveillement
natif des premiers âges a fait place au soupçon systématique, qui érige la
naïveté en ruse suprême, et transforme la bienveillance, désormais
criminalisée, en méfiance de tous envers chacun, sans qu’un pouvoir extérieur
n’ait pris la peine d’imposer quoi que ce soit. Le cachot s’est refermé définitivement et chacun est devenu son
propre tyran dans l’exacte mesure où il est celui d’autrui : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn »,
disait le père Hugo.
Pourtant, une autre
conspiration est possible. Nous l’appellerons la sympnée, pour ne pas la
contaminer de la malveillance blasée qui jaunit désormais la lumière de nos
jours. Cette conspiration est celle de
l’amour. C’est elle qui fomente les convergences secrètes des nervures du
sens ; c’est elle qui nous régale de ces synchronicités délicieuses par
lesquelles nous sont dévoilées les splendeurs inattendues qui font exulter nos
âmes, ces fiancées du temps, lorsqu’enfin elles cessent d’attendre celui qui ne
viendra jamais.
C’est là qu’elles
trouvent la vérité, lorsqu’elles savent que les étoiles les plus hautes
sont tapies dans l’œil d’or du crapaud, que les flammes de l’empyrée se
reflètent sur la peau de jais de la salamandre, et qu’il est dans la reptation
du serpent comme le souvenir fugace d’un éclair chtonien.