mercredi 9 janvier 2013

     ...Plus rien ne s'oppose à la joie.

     Avec les Saturnales, on entre de plein pied dans lumineuse nuit de l'hiver, on embarque pour le voyage à travers temps, on commence l'approche du point paradoxal où tout se renverse. Les Italiens appellent fort joliment  capodanno le jour de l'an, la "tête de l'an" : on chemine désormais dans des temps culminants où le faîte de l'année se vit au pas de fête.

     Une fois ouvertes les portes du grenier, toute potentialité se trouve libérée avec les semences, les logoi spermatikoi qui, sous forme de présages et de voeux, font de cette période sans activité (agricole tout au moins) une matrice nivale en travail de l'année qui vient. Mais dans cette vacuité, dans cette durée disponible, tout peut arriver.

     Car ce sont des "temps déraisonnable" que ces temps derniers : ce sont des jours de chaos que ces jours si brefs à la pointe extrême de la durée, où l'on hésite entre temps et éternité. On touche là, à mon sens, à l'eschatologie Païenne, celle de l'éternel retour, de l'apocatastase où, à la pointe extrême d'un quotidien transfiguré, on goûte la saveur de l'éternel dans les profondeurs même du temporel, dans le ventre du Temps en personne. Et c'est le Dieu Saturne qui nous invite à cette étrange transgression, lui qui est l'ambiguité même : le sage proscrit, le père aimant et dévorateur, le cruel souverain de l'âge d'or.

     Deux jours après que les grains sont sortis des silos pour être moulus, le 17 décembre, commencent les Saturnales, festivités du crépuscule de l'an qui évoquent elles mêmes le livre de Macrobe, oeuvre majeure du crépuscule de la romanité, et dont nous tirons l'essentiel de nos information sur cette fête. C'est lui, notemment, qui nous donne l'étiologie de la fête qu'il fait remonter aux temps mythiques, avant même la fondation de l'Urbs, aux origines de le civilisation.

     Fils cadet du Ciel Primordial, Caelus, que les Grecs appellent Ouranos, , et de Tellus, la Terre (à moins que ce ne fut Vesta), il détrôna son père, ayant obtenu de son frère aîné, Titan, le droit de régner à sa place. Mais Titan y avait mis une condition : il fallait que Saturne, pour y satisfaire, fit périr sa prospérité afin que la succession fut assurée aux fils de Titan.

     Or, Saturne épousa Ops (que les Grecs nomment Rhéa), l'Abondance personnifiée, qui lui donna cinq enfants, sauvés chacun par un subtil stratagème. Mais Titan découvrit qui'il s'était fait gruger, et emprisonna Saturne et son épouse. Devenu grand, Jupiter déclara la guerre à son oncle et à ses cousins, puis, une fois victorieux, libéra ses parents.

     Mais il s'aperçut bien vite que son fourbe de père complotait contre lui et menaçait son trône : il le chasse alors du ciel et le condamne à l'exil et à une éternelle errance  sur la Terre.

     On n'aura pas manqué de remarquer d'importantes différences avec la version Grecque du mythe où Kronos dévore ses enfants de son propre chef pour ne paas avoir à leur céder le pouvoir. Rhéa sauve le dernier d'entre eux, Zeus, en lui substituant une pierre qu'elle fait avaler à son glouton d'époux. Le père vomit alors ses enfants qui, devenus adultes, le détrônent sous la conduite de Zeus, et l'expédient au Tartare.

     Toujours est-il que notre Saturne latin, rendu à la condition de simple mortel, dut errer sur la terre et finit par arriver en Italie (Saturnia Tellus), dans le Latium, où il est fraternellement reçu par le roi Janus, le Dieu aux deux visages qui préside aux commencements. Non seulement le Bifrons accueillit le Dieu exilé, mais il partagea encore son trône avec lui. On dit que le règne des deux premiers rois du Latium fut un règne idyllique. Saturne, premier habitant du Capitole, tira dit-on, les hommes de leur isolement et de leur barbarie, et leur apprit à vivre ensemble en leur enseignant l'agriculture. Il n'y avait alors ni violence ni crime, c'était un âge d'abondance où toutes choses étaient communes. La fête des Saturnales est censée nous faire revivre cet âge d'or chaque année, comme si celle-ci était tangeante, en ce point, à l'éternité .

     Qui est Saturne ? Un très ancien et très important Dieu latin, dont la très riche personnalité à malheureusement été cachée derrière son équivalent Grec Kronos avec lequel il à été promptement assimilé. C'est un Dieu très ambigü et difficile à cerner, car il mêle, pour commencer, des aspects chthoniens et des aspects célestes.

     Saturnus semble être à l'origine une divinité agraire, représentée sous les traits d'un viellard voilé portant une faucille et parfois claudiquant, s'aidant d'une béquille. Son nom pourrait dériver de la racine sat "semer" (mais cette étymologie donnée par les anciens a été abandonnée, ainsi d'ailleurs que son statut de Dieu agraire).

     On penche plutôt aujourd'hui vers saturo "rassasier, repaître, nourrir", "remplir de, pourvoir abondemment, assouvir".

     Il est également intéressant, lorsqu'on étudie une figure divine, de s'intéresser à ses parèdres : Saturne en a deux. La première et la plus connue est sans surprise Dame Abondance (Ops/Opis) que les Grecs ont assimilé à leur Rhéa/Cybèle.

     Mais il y a aussi son contraire, une vielle Déesse latine très inquiétante du nom de Lua Mater ou Lua Saturni, dont le nom provient de luo, et à qui l'on dédiait les armes des ennemis vaincus dont on faisait un holocauste. Elle est la Déesse de la destruction et du déclin, celle qui désunit, disloque et dissout (luere, solvere).

     L'évocation de cette Déesse nous amène à celle des aspects sinistres et funestes du Roi de l'Age d'Or : c'est lui, dit-on, qui reçoit les gladiateurs morts des munera de décembre (financés d'ailleurs sur ses propres deniers, car son temple était l'arca qui contenait le Trésor des Romains - aerarium saturni). On parle avec insistance, à propos de Saturne, de sacrifices humains, notemment à la fête des Argea du 14 mai, où l'on précipitait des hommes dans le Tibre en son honneur. Ces sacrifices sont bien sûr repoussés à des temps immémoriaux, avant qu'Hercule, de passage en Italie, ne les abolisse et ne fasse remplacer les victimes humaines par des mannequins d'osier.

     Et cela nous ramène à la fête et à l'un de ses aspects les plus caractériqtiques : le 20 décembre en effet, les gens avaient pour coutume de s'offrir mutuellement de petites figurines humaines de terre cuite  (sigillaria) qu'on suspendait ensuite au seuil des maisons ou dans des chapelles. On les achetait dans des marchés spéialisés (appellés également sigillaria), et l'on se souhaitaient en ces occasions un grand nombre d'années (polla chronia, en Grec !). D'aucuns n'ont pas manqué de voir en ces figurines des substituts sacrificiels ou des figures symboliques des âmes, actives et abondantes en ces temps excessifs.

     Malgré ces caractéristiques très Romaines, la fête des Saturnales, une des festivités majeures de la mos maiorum, n'est pas une fête isolée, elle correspond à un paradigme présent dans toutes les anciennes sociétés agraires : c'est une fête de renversement de cycle, où l'on crée le chaos qui réactualise les temps primordiaux afin de faire émerger les potentialités nouvelles et la germination d'une nouvelle abondance. Le Capricorne, signe de saturne, est celui de la terre inculte.

     De fait, un des aspects les plus marquants des Saturnales est que la logique habituelle des choses y est suspendue, et que les valeurs du quotidien y sont même inversées. C'est la fameuse "Liberté de Décembre" : les esclaves sont provisoirement libres et vivent sur un pied d'égalité avec leurs maîtres, avec qui ils partagent des banquets et qui vont même jusqu'à les servir. Au cri de Iô Saturnalia, on manifeste publiquement sa joie en laissant libre cours a ses envies. Le Dieu lui même, dont la statue a les pieds liés de bandelettes de laine, se voit délié à l'occasion de la fête, alors qu'on lui sacrifie selon le rite grec, à lui dont le chef est voilé, un porcelet, comme il se doit a une divinité tellurique.

     Cette joyeuse liberté, symbolisée par le port du bonnet Phrygien (pileus libertatis), s'accompagne de toutes sortes de licences et de débordements : satires, moqueries, mascarades... On tire au sort le saturnalicius princeps qui devient le roi de la fête et crée, par ses ordres tyranniques et dérisoires, un monde absurde et carnavalesques où les valeurs communes sont renversées. Il est en général affublé d'un masque aux couleurs criardes tirant sur le rouge et est censé incarner quelque divinité infernale, Saturne ou Pluton, préposée à la garde des âmes des défunts. Il leur permet ainsi de revenir en ces temps incertains où toutes les catégories se mélangent pour favoriser le succès des récoltes futures.

     Censées avoir été instituées par Janus lui même, ces festivités duraient à l'origine trois jours, mais leur durée fut portée ensuite à quatre, puis cinq, et même sept jours sous Dioclétien, jusqu'aux Larentalia du 23 décembre, que nous verrons dans une prochaine publication. On est frappé par cette propention des Saturnales à s'éterniser, comme si le Dieu voulait, obéissant à son appétit cosmique, avaler l'année entière...

     Et cela nous porte à envisager le point le plus délicat de Saturne, sa parenté avec le Kronos Grec (déjà envisagée plus haut), et surtout sa confusion plus ou moins tardiva avec Chronos, l'Aiôn personnifié, divinité du Temps.

    S'il me semble dangereux de faire des confusions et de ne pas savoir distinguer les personnalités divines, il me semble tout aussi regrettable de s'interdire les rapprochements, surtout quand ceux-ci sont riches en enseignements, comme c'est à mon sens le cas ici. Car nous donnons aux Dieux des significations humaines et, pour les besoins de notre entendement limité, nous dinstingons des domaines divins là où les Bienheureux vivent d'une vie unitaire et ineffable.  Car l'action divine nous échappe en son essence et assurément les Dieux refusent de se laisser enfermer dans les catégories de la raison discursive portées par le langage articulé. Il faut donc avoir la sagesse d'envisager des faisceaux divins, et d' accepter que les symboles, les théonymes et les mythes soient en quelque manière fluctuants : plus nous cherchons à connaître les Immortels, plus nous sommes frustrés. Nous verrons que les épiclèses s'avèrent pour celà d'une aide précieuse, ce que nous avons déjà constaté plus haut dans le cas de Consus (voir message du huit janvier).

     Le Chronos des Grecs intervient très souvent dans les cosmogonies orphiques, et son homonymie avec le premier maître des Dieux a donné lieu a de nombreuses spéculations métaphysiques. Pour Porphyre par exemple, dans l'Antre des Nymphes, ainsi que pour les Mithriaques, le temps des Saturnales symbolisait l'anticipation d'une heureuse immortalité, comme en témoigne le mythe où Chronos, roi de l'Ile des Bienheureux où il est endormi, veille sur les Héros Morts et la race des Hommes de l'Age d'Or devenus des "Bon Démons", d'après Platon.

     Tangeante à l'Eon immortel et au ciel par le solstice d'hiver, la roue de l'Année, assimilée par le Néoplatonicien Porphyre au cosmos matériel et à l'Antre des Nymphe décrite par Homère dans l'Odyssée à l'occasion du retour d'Ulysse en Ithaque, s'apprête à libérer les âmes héroïques par cette "Porte des Dieux" ouverte en son sommet. A sa base au contraire, correspondant au solstice d'été, la "Porte des Mortels" laisse entrer dans la grotte mondaine les âmes destinées à s'incarner ici bas.

     Les choses prendrons donc, à mesure qu'on s'enfonce dans cette Nuit des Temps, un caractère de plus en plus obscur et de plus en plus inquiétant. Après que l'on aura fêté une nouvelle fois Dame Abondance aux Opalia du 19 décembre, en réponse à sa fête estivale du 25 Août, les Dieux laisseront la place à d'énigmatiques Déesses, avant de revenir à la lumière victorieuse du 25 décembre. Mais il faudra, pour en arriver là, passer par le seuil étroit de Perséphone...
    

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