mercredi 5 juillet 2017

J



L’Abbé Sévère du Petit Père Païen
J comme Jéhovah, Jaloux, Monothéisme.

Ô Dionysos !
Les Galiléens T’appellent Jésus, Les Égyptiens Osiris, Les Phéniciens Adonis et les Phrygiens Attis.
Chaque nom par lequel chacun sur Terre invoque son Dieu n’est, en vérité, autre que le Tien,
Ô Dionysos !

Comme notre bon Empereur Septime Sévère, j’aurai pu poser sur mon laraire, en bonne place auprès des Lares Familiers, du Génie et d’une image d’Apollonius de Tyane, une effigie du Socrate des Juifs. Mais je sais, malheureusement, une chose que le Prince ne savait pas : si un Païen peut rendre un culte au Dieu des Chrétiens, ce dernier ne le souhaite pas, car il ne tolère pas d’autres Dieu que Lui. Et les Païens en ont largement fait les frais !

Mais ces temps-là semblent bien révolus, ce que certains de nos coreligionnaires semblent paradoxalement regretter…Qui n’a pas lu ou entendu les sempiternelles jérémiades qu'ils se plaisent à tresser à longueur de temps comme nos ancêtres tressaient des couronnes aux saintes images ? Nous avouons être lassé par cette victimisation perpétuelle, d’autant plus que ces épanchements lacrymaux s’accompagnent plus souvent qu’à leur tour d’appels au meurtre, à la destruction des lieux de culte Monothéistes et autres joyeusetés aux délicieux relents génocidaires.

Baptisé nous-mêmes, nous sommes parfaitement conscient de ce que nous devons au Christianisme qui baigne notre civilisation, ainsi d’ailleurs qu’aux deux autres Monothéismes issus d’Abraham. Certains de nos sages, comme Numenius d’Apamée, n’ont d’ailleurs pas hésité à ranger les Hébreux parmi les peuples détenteurs sagesse divine (Fragment 1a - Des Places). Et les Monothéismes abrahamiques ont produit, du temps de leur splendeur, des monuments incomparables de la culture commune des Hommes ; car assurément, qui oserait séparer les cathédrales de la foi de leurs constructeurs Chrétiens ? Et qui pourrait sans ridicule nier le caractère foncièrement Juif d’un joyau comme le Zohar, ou l’essence profondément coranique des « Illuminations de la Mecque » d’un Ibn ‘Arabi ? La liste serait encore longue des trésors dont le Monothéisme nous a régalé…

En outre, un Paganisme authentiquement résurgent ne saurait se résumer à un pamphlet anti-Chrétien mêlant l’amertume au ressentiment sans autre argumentation ; un authentique Païen, sûr de sa foi retrouvée, a autre chose à faire que de se perdre en imprécations sans fin tel un enfant capricieux et rancunier. Nous ne saurions que faire, en effet, d’une religion qui se définirait exclusivement par ce qu’elle n’est pas, et, par suite, aurait une existence purement négative, en un mot, d’une religion hystérique, sans contenu autre qu’oppositionnel. Le burning time qui n’en finit pas de fumer fait tousser les Chrétiens comme les Païens ; mais il est vrai que la mode est à la concurrence mémorielle : chacun aime tirer la persécution à lui.

Car une telle religion, paradoxalement, n’auraient jamais été aussi dépendante de celle qu’elle prétend abhorrer. Mais il est vrai que beaucoup de Païens assument à leur corps défendant les calomnies et les clichés que les Monothéismes ont toujours collé aux Paganismes, à moins, même, qu’ils ne soient des Chrétiens inconscients qui ont remplacé le mot « Dieu » par le mot « Nature ».

Mais il n’est pas moins clair que, si nous sommes Païens et non Chrétiens, Juifs ou Musulmans, ce n’est pas un hasard : nous avons l’intime conviction que notre foi est meilleure, au moins pour nous, si ce n’est pour la majorité des hommes et des femmes. Si les Monothéismes, dans lesquels, pour la plupart, nous avons été élevés, ne nous vont pas à l’âme, c’est, par Zeus, qu’il doit y avoir de bonnes raisons. Plutôt donc de nous plaindre ad vitam aeternam d’avoir mal aux pieds à cause des chaussures qu’on nous a forcé à porter, essayons donc de comprendre pourquoi elles nous ont fait si mal.

Ainsi, un Païen contemporain, conséquent et tourné vers l’avenir, se doit-il d’enquêter sur un certain nombre de problèmes posés actuellement par la prédominance (quoique déclinante) des trois Monothéismes Abrahamiques, et particulièrement des deux plus répandus qui sont aussi les deux plus agressifs, le Christianisme et l’Islam. Il s’agira cependant d’être nuancé (mais beaucoup parmi nous confondent nuance et faiblesse ou argutie), car ces deux religions sont loin de former les blocs monolithiques qu’elles auraient souhaité être. Aussi, nous aurons soin de distinguer leurs formes traditionnelles, modérées ou ésotériques qui se rapprochent de notre sensibilité Païenne (comme le Soufisme d’un Rumî, d’un Mansur Al-Hallâj, la Kabbale d’un Isaac Louria ou les Traités d’un Maître Eckhart, par exemple), de leurs versions modernes, intransigeantes, brutales et littéralistes, qui tendent à infecter le monde actuel.

Pour autant, il ne s’agira pas non plus de dédouaner les Monothéismes Abrahamiques de leurs aberrations : l’Islam n’est, certes, pas DAESH, mais DAESH est une version de l’Islam, et n’est pas séparable du fait Musulman. La même analyse vaut pour des mouvements fondamentalistes Chrétiens, comme les courants évangélistes qui sévissent en Amérique du Nord et en Amérique Latine, où se mettent en place d’inquiétantes milices du Christ rappelant les fameux parabolani d’Alexandrie qui mirent à mort Hypatie, ou encore les Témoins de Jéhovah (à qui cet article est dédié !) qui vendent leur lamentable spiritualité de tergal, profitant de la misère spirituelle de nos contemporains à l’âme rouillée par l’utilitarisme forcené du monde moderne. On sous-estime d’ailleurs, en France et en Europe, la puissance malfaisante de telles organisations.

Or, la multiplication de ces Églises ou de ces communautés de « purs » est contenue dans l’ADN même du Monothéisme : celui-ci est, dès le départ, atteint d’une sorte de maladie de la temporalité qui le pousse périodiquement à vouloir revenir à ses origines fantasmées comme « pures et parfaites ». Et c’est un paradoxe quand on sait, d’une part, que les Monothéismes se sont construits sur le rejet du temps cyclique traditionnel au profit du temps linéaire de l’Histoire et, d’autre part, qu’ils sont nés d’une rupture radicale avec le Tradition, et que leur essence est d’être une fuite en avant dans une perpétuelle innovation : la kainotomia (« nouveauté » « incongruité ») que dénonçaient nos ancêtres grecs, ou la suprstitio qui scandalisait tant les Romains.

C’est donc cette innovation aberrante qu’il convient pour nous d’étudier attentivement afin de la comprendre pour mieux s’en prémunir. Aussi notre tâche doit-elle d’abord consister à enquêter sur l’origine de cette aberration, tant sur le plan historique que sur le plan mythique. Ensuite, il est crucial, dans un contexte religieux, de se poser la question du sens : quelles entités adorent les Monothéistes, vues du Polythéisme, et comment fonctionnent-elles ? Enfin, il conviendra de mettre en évidence les contenus les plus toxiques de la cénotomie, afin d’espérer en neutraliser les effets.

Où et quand est né le Monothéisme ? Si la mythologie biblique lui donne deux ancêtres, Abraham et Moïse, l’Histoire, quant à elle, a du mal à en distinguer l’émergence. Deux lieux et deux civilisations semblent se détacher dans ces origines confuses ; or, ces deux civilisations sont liées par d’assez étroites relations, ce qui, cependant, n’implique pas forcément entre elles des relations causales, comme l'écrit l’égyptologue allemand Jan Assmann

Chronologiquement, la première civilisation où le Monothéisme semble avoir pointé son nez est l’Égypte du Nouvel Empire, au XIVe avant l’ère vulgaire, avec la Réforme Amarnienne. C’est la première fois qu’est attestée une volonté, non seulement d’adorer une seule divinité, mais surtout de la considérer comme exclusive des autres et de tenter d’effacer ces dernières. C’est là la différence fondamentale entre hénothéisme et monolâtrie. Si la religion égyptienne traditionnelle est en effet nettement hénothéiste (comme l’atteste un autre illustre égyptologue allemand, Erik Hornung), cette tendance deviendra aberrante chez le prince Akhénaton, au point d’évoluer en monolâtrie, voire en monothéisme (ce dernier terme fait encore débat). 

Si l’hénothéisme consiste à se focaliser sur une divinité du panthéon et à en faire l’objet de dévotions particulières, celles-ci ne sont pas exclusives, et le Dieu privilégié reste adoré en relation avec les autres divinités. La monolâtrie, au contraire, consiste à établir des liens exclusifs entre un Dieu et un peuple donné, au mépris des autres divinités qui sont ignorées ou considérées comme ennemies. Cette dernière forme religieuse est assez courante au Proche-Orient durant le premier millénaire avant l’ère vulgaire, comme l’atteste un spécialiste de l’Histoire religieuse de l’Orient ancien, Jean Bottero.

Mais en quoi consiste donc cette fameuse Réforme Amarnienne dont nos modernes historiens sont si friands ? Elle fut portée par le prince Amenhotep IV, durant une vingtaine d’années environ, au Nouvel Empire, de 1353 à 1336 avant l’ère vulgaire. Ce prince avait développé d’une manière toute personnelle une théologie solaire en vogue à cette époque, notamment auprès de certains lettrés, épris de rationalisme et ennemis du foisonnement mythologique et des spéculations mythiques,  qui caractérisait alors une pensée religieuse soucieuse d’ordonner le grandiose édifice de la religion des netjeroù.

Accédant au trône à dix ans, le jeune roi ne tarda pas à imposer ses vues au clergé des Deux-Terres. Quelques années après son avènement, il imposa la religion de son Dieu, Aton, dont il prétendit bien vite être le seul prêtre et le seul interprète ici-bas. Il changea son propre nom en Akhenaton et donna à son Dieu une titulature royale ; il fit fermer les temples du Dieu Amon, en fit briser les images et marteler les noms sculptés ; il persécuta son clergé et alla même jusqu’à quitter la capitale religieuse de l’Egypte, Thèbes, pour faire construire ex-nihilo, en plein désert, une nouvelle capitale qu’il nomma Akhetaton : « l’Horizon d’Aton », sur le site de l’actuel Tell Al-Amarna.

La théologie amarnienne tranche par sa simplicité (Biblique ?) avec les savantes spéculations des temples traditionnels : seul le disque solaire étant visible, et seul ce disque étant source de vie et d’activité, et donc utile aux Hommes, il est seul digne d’être adorer comme divinité. Tout le reste n’est que littérature. Exit les mythes de création et leur richesse symbolique, exit le drame cosmique du parcours infernal du soleil et de ses luttes nocturnes contre le Néant : le roi décrète la Nuit nulle et non avenue, qu’il rend égale à la mort et au non-être. D’ailleurs, dans ce monde sans relief ontologique, seule compte désormais la vie matérielle : la survie de l’âme n’est plus à l’ordre du jour et il n’est plus question d’Osiris. C’est sans doute pourquoi Jan Assmann (cité par Thierry Benderitter sur http://www.osirisnet.net/docu/akhenaton/akhenaton_01.htm )  n’hésite pas à parler à propos de l’hérésie Amarnienne de première tentative pour sortir de la religion, reprenant le discours de Marcel Gauchet à propos du Christianisme.

Mais la Réforme Amarnienne a aussi un aspect politique, voire social : seul représentant de l’Aton sur la Terre, le roi exerce désormais un pouvoir absolu qu’aucun nisout n’avait encore détenu dans la monarchie pharaonique traditionnelle : ses courtisans s’adressent à lui en l’appelant « mon soleil » (Lettre d’Amarna n°138 citée par T.Benderitter ibid.). Il est clair qu’il veut ainsi se débarrasser de l’encombrant clergé d’Amon, et que ce coup d’éclat religieux est en même temps un coup d’Etat politique. Autoritaire, il ordonne qu’on brise les statues du Dieu de Thèbes, dont il dénigre violemment l’utilité : elles ne sont, dit-il, que des blocs de pierre sans valeur…Seules désormais les images abstraites du Disque (Fig.1) et surtout celles du couple royal s’étaleront sur les monuments de la capitale du désert

Fig.1 Akhénaton et Nefertiti en adoration :

 
Celle-ci est d’ailleurs construite à marche forcée, au prix de la surexploitation des ouvriers, dont les conditions de travail sont beaucoup plus dures qu’ailleurs en Égypte et en d’autres périodes. Les temples à l’Aton qui s’y élèvent reprennent un plan très simple qui tranche avec celui des sanctuaires d’Amon. Si le but de ces derniers était de conduire l’homme de l’aveuglante lumière à la clairvoyante pénombre par une espèce de pédagogie du Mystère, dans le temple atonite, au contraire, tout est désormais à ciel ouvert, écrasé par les rayons du Disque en leur uniforme puissance : rien ne doit être caché.

Mais, d’après les historiens, l’hérésie atonite fut d’une portée limitée : malgré son zèle, le roi théomaque fut en effet peu efficace et peu systématique, et, immédiatement après sa mort, il fut voué à une rigoureuse damnation memoriae. Son sarcophage fut brisé, ses noms systématiquement martelés et sa capitale se vida de ses habitants, rendue au désert encore plus vite qu’elle n’en était sortie. Son successeur, le Général Horemheb, fut même gratifié par les annalistes de 59 ans de règne pour effacer jusqu’à sa mémoire historique. Et, après vingt ans d’aberration théologique, l’Égypte revint à la religion d’Amon, que les Chrétiens, successeurs spirituels d’Akhenaton, n’abattront que quelque 1700 ans plus tard.

Mais n’était-ce là qu’un regrettable épisode de folie dans un océan de sagesse ? Rien n’est moins sûr : Sigmund Freud, dans L’homme Moïse et la Religion du Monothéisme, a émis l’hypothèse que le prophète biblique, prince égyptien apparenté aux Ramessides, aurait transmis aux esclaves hébreux alors captifs dans les Deux Terres des éléments de théologie Atonite, et aurait ainsi réactivé cette hérésie avec le succès que l’on sait. Assmann rejette cependant cette théorie, notamment à cause de l’écart temporel trop important, d’environ un siècle, entre les deux personnages d’Akhénaton et de Moïse.

Si nous n’avons aucune raison a priori de contester cette assertion, il reste que les dates de l’Exode et de la supposée présence des hébreux en Égypte sont très imprécises, et que les fourchettes proposées sont assez larges. Au-delà de l’Histoire visible, nous restons persuadé que les Dieux agissent d’une manière transtemporelle et selon la logique d’une hiérohistoire, en influençant les âmes humaines de manière occulte. Ainsi, la doctrine pernicieuse du pharaon hérétique s’est-elle tapie dans le sable comme une vipère à cornes, en attendant d’être réveillée…

Et ce fut Moïse qui réveilla l’hérésie endormie, promise à une extraordinaire fortune. Avec Akhénaton, l’Égypte s’était en quelque sorte reniée en sortant une première fois d’elle-même ; avec Moïse, c’est physiquement que le Monothéisme sortit d’Égypte et commença à se répandre, car, même si le Judaïsme constitua une exception dans le monde Antique, il acquiert désormais avec l’Exode une dimension étatique et nationale.

Mais le fait que l’existence de Moïse ne soit pas historiquement prouvée, contrairement à celle d’Akhénaton, ne constitue pas le moindre des paradoxes ; en effet, le livre de l’Exode fut écrit sans doute très tardivement (VIIe siècle voire plus tard) et son contenu est essentiellement mythique. De plus, Jean Bottéro, comme Jean Soler, nous affirment que la religion Mosaïque n’est probablement pas un Monothéisme au sens strict du terme, mais plutôt une Monolâtrie de Yahvé (« Jéhovah »), une de ces religions nationales telles qu’on pouvait en trouver chez les voisins des Hébreux avec l’Assur des Assyriens ou le Mardouk des Babyloniens.

Selon ces deux spécialistes, le Monothéisme au sens strict du terme n’apparaît pas avant le retour de l’Exil à Babylone, avec la réforme religieuse d’Esdras et la codification de ce qui sera plus tard appelé la Bible, au Ve siècle. Mais pour Assmann, l’essentiel est d’ordre culturel : ce que le Livre nous donne à lire n’est pas relatif à des événements historiques datables, mais à des événements mythiques révélant les structures mentales du Monothéisme, que Moïse en soit, ou non, l’auteur réel.

Or, il revient à l’égyptologue allemand d’avoir mis à jour ces structures mentales avec une implacable acuité. Le roman national des Hébreux, à travers ses deux héros, l’un humain et l’autre divin, nous montre la genèse d’une monstrueuse nouveauté, qu’il appelle, dans son livre clé Le Prix du Monothéisme, la distinction Mosaïque. Celle-ci consiste à introduire la notion de « vrai » et de « faux » dans un domaine qui leur était jusque-là étranger : le domaine religieux. Il y a donc désormais un vrai « Dieu » et des faux « dieux », le premier étant celui d’Israël, les seconds étant ceux des « Nations ». 

Cette distinction théologique se double d’une deuxième distinction faite entre les hommes, cette fois, et portant non plus sur un critère de vérité, mais sur un critère de pureté/sainteté. Ainsi, pour la première fois dans l’Histoire des idées, les notions morales se superposent aux notions métaphysiques et vont jusqu’à se confondre avec elles. Le « vrai » Dieu choisit un peuple comme « son » peuple, et les autres Dieux conduisent des peuples non élus, que Yahvé peut s’il le souhaite livrer au pouvoir du Peuple Élu. 

Enfin, et c’est le plus funeste corollaire de cette révolution, la Distinction Mosaïque s’accompagne d’une démarche de pseudo-spéciation (Erikson 1968), identifiant à l’humain ce qui est conforme à la Torah, et reléguant ce qui s’y oppose à l’animalité, justifiant ainsi sa destruction. A leur propos cependant, Assmann fait l’hypothèse que les massacres décrits dans la Bible au moment de la guerre des Hébreux contre Canaan ne sont sans doute pas complètement réels, mais sont la transposition symbolique de la genèse idéologique du peuple Juif comme peuple de Dieu, retranchant de son sein les éléments irréductibles perçus dès lors comme « étrangers », pour tout dire Cananéens. Or, les Hébreux de Judée, l’archéologie en atteste (comme la Bible d’ailleurs, à mots couverts), sont restés longtemps Polythéistes, comme le montre le massacre des prophètes de Baal dans le Livre des Rois (I Rois, 18 :40).

Avec la Distinction Mosaïque, élaborée en fait au Ve siècle de l’ère vulgaire en même temps que la Bible, et ses deux redoutables corollaires, la mécanique néfaste du Monothéisme est déjà en place, et sa marche implacable le conduira progressivement à la conquête du monde, non pas grâce à ses auteurs, contre laquelle d’ailleurs elle se retournera pour les broyer, mais par leurs hérétiques héritiers, les Chrétiens, puis les Musulmans. En effet, les Chrétiens furent les premiers à retourner la violence exclusiviste du Monothéisme contre les Juifs, à l’égard desquels ils se rendirent coupable d’une captation d’héritage caractérisée…

Puis, les Musulmans, à leur tour, furent touchés par le syndrome du Peuple Élu et déchaînèrent sur le monde la violence du Djihad pour le soumettre à la loi du Dieu Unique. Or, un des paradoxes du Monothéisme (différent assurément de celui dont parle Henry Corbin) consiste à proclamer l’absolue unicité de Dieu tout en vivant dans un état de guerre interne permanente

Devant l’étrange spectacle d’un Monothéisme en état de division permanente, non seulement entre confessions, mais à l’intérieur même des confessions, tout Païen pieux et conséquent ne peut que rester perplexe. En effet, cette panhérésie qu’est le Monothéisme semble être la mère de toutes les hérésies :  la rage de l’unité paraît n’y avoir d’égal que la passion de la division, jusqu’à ce que la fureur de l’excommunication mutuelle finisse par une complète pulvérulence individuelle (ce qui d’ailleurs n’est peut-être pas si loin). Comment, dès lors, cette faiblesse intrinsèque ne les a-t-elle pas détruits ? Ont-ils donc le même Dieu, comme ils l’affirment, ou trois Dieux différents ? Et comment se fait-il qu’ils aient réussi à faire main basse sur une large moitié du monde pendant si longtemps ?

A ce stade de notre réflexion, un flash-back s’impose ; il convient de retourner en Égypte pour enquêter sur le Dieu néfaste qui a poussé Akhénaton à infliger à la Terre Aimée sa funeste réforme. Il s’agit de Seth (Fig.2), que les Grecs appellent Typhon (Fig3). Mais qui est ce Dieu ? Assurément une personnalité extrêmement complexe, qui fut sans doute une importante figure dynastique dans les périodes archaïques de l’Égypte Pharaonique. A basse époque, sa personnalité se cristallise comme adversaire d’Osiris et de son fils Horus, évoluant alors vers des formes de plus en plus négatives et proches d’une personnification du Mal.

Fig.2 : le Dieu Seth sous sa forme animale


Fig.3 : représentation du Dieu Typhon

 
Il est d’abord une personnification du Désordre, du Chaos et de sa force tempétueuse. C’est pourquoi son domaine est le Désert, lieu hostile dont le rouge honni s’oppose à la Verte Vallée, et dont les vents de sable brulant semblent vouloir tuer toute vie et toute fécondité (Fig.4). Il est le meurtrier d’Osiris dont il disperse les membres, Puissance centrifuge et destructrice, rebelle à l’autorité unificatrice du roi, que personnifie son Frère. 

Fig.4

 
Pourtant, il est à son corps défendant un auxiliaire précieux de la Monarchie Cosmique, car, à la proue de la Barque Solaire, il harponne de sa fureur le serpent Apophis (Fig.5), autre figure du Mal, qui essaie de gober le soleil toutes les nuits pour l’empêcher de se lever. Ainsi, les Egyptiens nous apprennent au seuil de l’Histoire cette vérité métaphysique fondamentale : le Mal est divisé contre lui-même, et il ne peut en être autrement.

Fig.5 : Apophis (Apep) le serpent du Chaos.

 
Typhon, imitateur et ennemi malheureux de Zeus, est pour nous celui dont Sophocle, dans sa pièce Œdipe Roi (Péan des supplications) dit : « le Dieu réprouvé entre les Dieux ». L’identité de ce Deus Alienus est celle d’un soleil antérieur, soleil des mondes révolus qui viendrait hanter les mondes futurs pour les faire dégénérer. Son comportement est donc celui d’une sorte de trou noir, d’un orbite vide frappant tout regard qui croiserait son trajet de cécité spirituelle. Or Seth, dans le conflit qui l’oppose à Horus à propos de l’héritage d’Osiris, frappe de préférence l’œil de son adversaire et le rend infirme, c’est-à-dire incomplet.

Maître de tromperie et d’illusion, Typhon est le Fumeux, l’Aveugle (Fig.3). Il est le Dieu de l’hybris, l’enflure et la démesure, qui gonfle la réalité pour la faire apparaître autre que ce qu’elle est, sous un faux jour qui parodie la lumière de Zeus, pour lequel il veut se faire passer. Dieu à rebours, il est le Seigneur de l’Immonde, l’ennemi du monde qu’il cherche par tous les moyens à faire capoter, car toute existence lui est odieuse, dans la mesure où elle se déroule hors du Principe.
Or, dans son combat contre l’Être, le fauteur de désert à un allié, Apophis, l’œil du Chaos (Fig.5), le serpent héliophage, l’ennemi des matins. C’est par lui que Seth déchaîne son pouvoir et instille à ses victime le venin du néant : c’est en quelque sorte son sceptre, ce qui lui tient lieu de foudre obscure et rampante, par laquelle il règne sur les Démons pervers qui sont ses sbires.

Mais ce Jupiter Fourvoyant ne peut agir seul ; il est normalement, eut égard à son statut divin très particulier, condamné à l’impuissance. Car il n’est pas une divinité ordinaire, et sa place est très particulière dans l’assemblée des Immortels. Il est le reflet inversé du Saint Axe, c’est-à-dire de la Personne Divine qui organise autour d’elle le Plérôme, et qui personnifie l’Intellect (Noûs). Dans un système hénologique traditionnel, ce rôle peut être tenu par toute divinité, et peut être désigné sous le nom d’Optimax (Dominus Optimus Maximus) : c’est le cas par exemple du Zeus Grec ou du Jupiter Latin dont le foudre matérialise l’axis mundi ; ce peut être le cas d’Odin, de Lug ou de Rê, etc. Chacune des divinités du plan équatorial du Plérôme Divin peut donc être dressée sur ce pavois cosmique (Fig.6).

Fig.6 : le Plérôme divin et l'antagonisme entre Chronos et Typhon

 
Or, ce n’est pas le Cas de Typhon. Il ne peut cohabiter, de par sa nature titanique, avec les autres Dieux, car il s’oppose intrinsèquement à eux, puissances cosmiques personnifiées, comme puissance du Chaos. C’est pourquoi, en tant que déserteur d’existence, ce Dieu érèbos est en même temps le Dieu érèmos : solitaire, isolé, asocial parmi les Dieux, le Misothée. Il est ainsi la personnalité idéale pour être l’idole isolée des Monothéistes.

Mais il ne peut non plus être dressé en tant qu’essieu suprême de la roue divine, car son parti-pris pour le néant lui rend cette fonction inaccessible, quoiqu' infiniment désirable. C’est la raison pour laquelle Typhon est un Dieu foncièrement agressif et jaloux : il cherche constamment à conquérir ce qu’il croit lui revenir, sans jamais pouvoir y parvenir, et sans comprendre que c’est pour lui peine perdue puisqu’il n’a pas accès à l’hypostase, le Mal étant par définition parhypostatique.

Ainsi, ce Pseudieu est-il à la fois inférieur à tous les Dieux, selon l’essence, mais, par épisodes, plus puissant qu’eux tous, selon l’existence. Hérissé de haine et du ressentiment d’un Chaos qui refuse de devenir Cosmos, il est le Caprice et l’Arbitraire, dressés comme le tourbillon de poussière (Fig.7) qui masque son vide central, l’œil du néant. Son arme est la peur, l’aversion automatique et l’inversion systématique, la dissimulation et le détournement.

Fig.7 

 
C’est en raison de sa vacuité intrinsèque qu’il est obligé, pour usurper la divinité, de parasiter une hypostase réelle. Aussi se sert-il pour cela de l’action des Démons nuisibles dont il est le seigneur et dont Apophis est le guide, pour corrompre un Dieu du Panthéon. Pour exploiter la faiblesse du Prince Akhénaton, il emprunta par exemple le masque du Dieu Soleil, le Grand Disque d’Or. Pour tromper Moïse, il prendra celui du Dieu Kronos : c’est le plus beau trophée qu’il ait à son actif. Car c’est ce dernier, nous le savons, qui personnifie l’Intellect Universel, et qui détient donc à titre premier l’Axe Divin (Fig.6)
C’est ainsi que, dans le microcosme, lorsque l’âme usurpe les prérogatives de l’Intellect, et, dressant comme un serpent la raison oppositionnelle, scinde cette âme en deux et l’enferme dans la prison des dilemmes stériles, elle la déchire entre rationalisme et sentimentalisme, idéal et foi. De cette manière, Seth a excité la raison du Prince d’Égypte ainsi que son désir de suprématie. En ce qui concerne Kronos, il s’est placé comme son reflet, à l’aplomb exact de son rayonnement, afin de maximiser sa puissance d’inversion. Les oreilles démesurées de l’âme rouge sont les oreilles du soupçon, lames d’un terrible ciseau qui castre l’intellect en le segmentant en autant de mensonges mentaux. 

Les Démons pervers, nous enseigne Jamblique, espionnent les désirs humains et s’immiscent dans les opérations rituelles par le truchement de ces désirs qui agissent comme autant de brèches dans l’âme. Et c’est ainsi que le désir d’Athéisme fut pris en charge par Typhon, qui permit aux Monothéistes de fonder les religions cénotomiques.

Après la destruction d’Akhetaton, Seth cacha donc Apophis dans le désert, comme une vipère des sables ; et c’est Moïse qui, cette fois, fut mordu dans sa fuite. Lors de son séjour chez Jethro, il a réveillé Kronos de son sommeil de pierre, activant un Dieu jusque-là inconnu, Yahvé, qu’il fit pour ainsi dire entrer en éruption.

Car des traditions solidement attestées assimilent le Dieu de la Bible à Kronos.

Son nom a très tôt été rapproché de Chronos, le Temps Éternel, qu’il personnifie en tant qu’Aïôn (Fig.8), l’Aîné des Immortels, l’Aïeul divin. Cette figure divine, qui correspond à l’Éternel de la Bible ou « Ancien des Jours », a de nombreux équivalents au Proche Orient, comme El parmi les Cananéens. Ce dernier entra jadis en conflit avec son fils Baal, jeune Dieu analogue au grec Zeus ; mais en Palestine, c’est Chronos qui l’emporta : ses prophètes l’ont, pour ainsi dire, empêché d’avoir un fils…D’où, peut-être, l’inévitable naissance du Christianisme…

Fig.8 : Aïôn, le Temps éternel.

 
Autre point commun entre Chronos et le Dieu de la Bible : son problème de coexistence avec les autres Dieux. On sait que le Dieu grec est théophage : il dévore ses enfants au fur et à mesure qu’il lui en naît. Le El Biblique est aussi, à sa manière, un déivore, puisqu’il ne supporte pas, de son propre aveu (Exode. 20 :30), d’autres Dieux en sa présence (Elohim), lui qui est le Dieu par excellence (El). Les Anciens ont souvent rapproché cet insatiable appétit du fait que le Dieu soit le Père du temps, qui dévore toutes choses. Comme Maître du temps sous tous ses aspects, de l’éternité cyclique à la durée linéaire. De fait, en contractant alliance avec le Peuple Élu, l’Éternel inaugure l’Histoire linéaire, cette course de relais dont le témoin sera ensuite transmis aux Chrétiens, puis aux diverses idéologies Athées.

En tant qu’Ancien des Jours, Yahvé est aussi le Démiurge, dans la mesure où il précède le monde. Ce n’est pas exactement le cas de son collègue Chronos, car le contexte Hellénique ne l’y autorise pas. Pour autant, le fils d’Ouranos possède des aspects éminemment démiurgiques, notamment dans les versions Orphiques de ses mythes. Son équivalent Indien, en revanche, détient de manière prégnante cette caractéristique : c’est Brahma (Fig.9) :


Ce dernier, en effet, crée le monde par le truchement de la parole performative, comme l’Élohim de la Genèse. Or, Brahma n’est pas un Dieu recommandable, loin s’en faut. Enivré par sa toute-puissance, il éprouve, qui plus est, un désir trouble pour sa propre fille qui personnifie sa magie créatrice. Dans son ébriété ontologique, le Démiurge se prend alors pour le seul Dieu, et rien d’étonnant alors qu’il puisse s’écrier « Il n’en est pas d’autre que Moi ». Mais cet orgueil indécent le fait déchoir de sa station démiurgique, comme Chronos dont l’appétit hybristique suscita Zeus pour le reléguer dans le sommeil des âges révolus.

Dans le cas de Brahma, son épouse, la Parole Personnifiée (Vâc) le maudit : il tiendrait toujours, désormais, des propos condamnables, et devrait braire comme un âne. Ainsi, l’arrogant démiurge, le Divin Menteur qui accapare la divinité, dénigre les mythes et introduit la confusion en faisant prendre les Démons pour des créatures néfastes, est trahi par sa propre ombre, qui brait. Ce mythe révèle clairement, nous semble-t-il, la complicité de Chronos et de Typhon.

Mais cette complicité est cependant à nuancer, car elle se complique d’une irréductible inimitié ; si l’on poursuit en effet le parallèle entre Chronos et Yahvé, on peut éventuellement en établir un entre Typhon et Satan ; le serpent de la Genèse pouvant aisément être rapproché d’Apophis

Comment Typhon a-t-il pu corrompre le Deuxième Dieu, l’Intellect Divin qui ne saurait ni mentir ni être lui-même objet d’illusion ? Chacune des divinités, dont Chronos est le modèle (en langage mythique, le Père), possède pour ainsi dire deux faces. L’une se tourne vers son origine et principe, et transmet l’influx de l’Un qu’elle a reçu aux objets de sa providence, quand l’autre, coupée de ce même principe, refuse tout compromis avec ce qui vient après elle. La première face est lumineuse et apaisée, divine au sens premier, alors que la seconde apparaît comme courroucée, violente, rebelle et titanique.

Les Titans, princes primordiaux, refusent l’Ordre Divin pour régresser dans l’indistinction des origines. Ils sont aux Dieux ce que le singe est à l’homme. Comme leur collègues Indiens les Asura et comme les Fomoirés Irlandais, ils sont des formes instables et chaotiques, des forces féroces, des Dieux sauvages qui régnaient sur la nature avant que l’Homme y posât le regard. Ils sont caractérisés par leur violence et leur hybris : ce sont eux, d’ailleurs, qui tuèrent et dépecèrent l’Enfant Dionysos, à l’instar de Seth qui tua et démembra Osiris. Contrairement aux Dieux qui forment une parfaite communauté chorale, ils forment une horde confuse, une foule agitée de désirs chaotiques qui s’entrechoquent. Or, Chronos est le cadet des Titans…Et l’aîné des Dieux.

Ceci implique donc sa duplicité fondamentale (agkylométis, « retors », dit Hésiode). En tant que Deuxième Dieu, il a dédoublé l’Unité Ineffable par son acte tranchant ; et cette duplicité première se lit encore dans son caractère axial. En effet, l’Axe Divin qui dépasse toute hauteur se prolonge aussi dans l’hémisphère inférieur, jusqu’au point le plus bas qu’on puisse imaginer : ainsi dit-on de Chronos qu’il fut précipité au Tartare par son fils (Fig.6). Cette ambiguïté fondamentale vient sans aucun doute de son acte primordial d’exi-stence, cette castration qu’il infligea à Ouranos, dont il trancha la transcendance, la séparant irrémédiablement de l’immanence.

Car l’Intellect prit pour objet ce qui ne devait ni ne pouvait précisément pas l’être : l’Un sans second. Celui-ci s’est en quelque sorte « sacrifié », offert à cette saisie. Tout se passe comme s’il s’était laissé réifier pour servir d’objet, afin de fonder l’Intellect comme sujet primordial. Voulant saisir ce qui ne lui appartient pas, cependant, le Dieu à la Faucille n’embrasse que le vide et tombe dans l’extériorité, déchu désormais de l’Unité imparticipable dans l’unité participable. C’est cette plongée qu’exploite Typhon, qui le fait régresser au stade de Titan.

C’est ce que symbolise son exil au Tartare, et ce qui lui permet pourtant, paradoxalement, de camoufler cette défaite en victoire. Car, si le Non-Être est au-dessus de l’Être, le Principe Suprême ne peut apparaître au niveau des étants que sous un mode ténébreux et négatif. L’Intellect apparaît alors par contraste comme le premier des Éons, le Protopator, et peut se faire abusivement passer pour l’origine absolue. C’est ce que dénonce Numenius d’Apamée ( Fragment 16), reprenant les Oracles Chaldaïques (7), et c’est justement ce que font Yahvé et ses séides.

Cet acte fondamental de rupture dans les cieux mythiques est l’archétype de la Distinction Mosaïque sur terre (voir supra). Il s’agit de la Parastase, qui consiste pour un Dieu à se mettre à part, à se tenir à l’écart du Panthéon dont il dépend, en niant ses relations ontologiques avec les autres divinités. Normalement, cette possibilité est assumée par Typhon, mais celui-ci peut, comme nous l’avons vu, la communiquer dans certaines circonstances. Cette Parastase est la conséquence de l’Apostase primordiale de l’Un, c’est-à-dire de son écart perpétuel par rapport à l’Être, et de son retrait dans sa transcendance. 

Mais celle-ci est détournée, parodiée par l’acte aponoïaque (esprit de reniement) de Typhon, qui consiste à vouloir acquérir une existence distincte de son Principe. C’est là l’origine du Mal métaphysique qui se développe à partir de la Dyade Primordiale et fait dégringoler l’être le long d’une échelle hénologique descendante, jusqu’à la particularisation, voire l’atomisation, la poussière dont Typhon est, comme on le sait, le Maître. Cette hénorrhagie (épanchement d’unité) ou ontorrhagie (épanchement d’être), issue de la blessure initiale que Chronos infligea à son Père, s’accompagne d’un processus d’aliénation graduelle, où l’Un devient quelqu’un (ti-théos, ti-hen : Titan). Dieu devient donc, en quelque sorte, un Quidam, l’Individu suprême, et ce suparticulier empêche à son tour ses créatures d’échapper au devenir individuel, en exerçant sur eux la tyrannie et l’arbitraire typique de l’individu.

Ainsi, le Dieu des Monothéistes est-il un archétype qui a réussi à se faire passer pour autre chose. Pour cela, il a dû reléguer les autres archétypes à l’état de spectres, les dégrader au rang de fiction insanes, eux et leurs mythes, haussant du même coup le sien au rang de révélation historique objective. Il vient d’inventer son arme absolue, l’idolâtrie. Et Chronos, endormi dans les chaînes causales qui l’enserrent, rêve qu’il est Prométhée et songe à conquérir le monde, pour y restaurer l’Âge d’Or. N’est-il pas le Maître du Temps, le Seigneur des Ruptures et des Continuités, le Roi des Révolutions autophages toujours recommencées ?

Et par la même supercherie, ce Dieu réussit à faire passer son mythe pour autre chose, l'Histoire, c'est à dire le processus nécessaire qui doit conduire à lui. Et cette subversion céleste se poursuivra inévitablement sur terre avec la série des révolutions idéologiques qui vont aboutir à notre modernité. La première de ces révolutions coïncide avec la première révélation, celle de la Torah. Comme dans la Théogonie d’Hésiode, on assiste alors à la répétition d’une série de subversions récurrentes venant balayer des situations antérieures de verrouillage ontologique. Une fois le manège lancé, plus rien ne l’arrête. Ainsi, le Judaïsme devint lui-même victime du syndrome du Peuple Élu lorsque les Chrétiens confisquèrent et détournèrent la Tradition de Moïse pour se proclamer le verus israël. Et les Juifs subirent alors le cruel destin de Chronos : l’exil. 

A son tour, l’Islam se proclama, par la bouche du cadet des prophètes, la Religion Primordiale, celle d’Abraham. Retour de flamme de la nostalgie révolutionnaire de l’Âge d’Or en un temps désormais désespérément linéaire s’écoulant de plus en plus vite vers le néant. Ainsi va la cavalcade sans fin des Chevaliers Titaniques, de sédition en sédition, de superstition en subversion, de schisme en schisme et d’hérésie en hérésies, atteignant son comble avec le Protestantisme qui pousse à son paroxysme le schizothéisme, pour finalement aboutir au Théisme, puis à l’Athéisme.

Et dans un monde désormais déserté par la Présence Ineffable, et dont le sacré achève de s’évaporer, les idéologies profanes se multiplient, qui proposent des prothèses d’Absolu, des Totalités anecdotiques et machinales. Elles portent toutes la marque de Typhon et procèdent comme le fourmilion qui, au fond de son entonnoir de sable, jette de la poudre aux yeux des fourmis esseulées et affairées pour finir par les happer par les pinces du piège de la dualité. Ainsi est-on passé des Religions du Désert au Désert de la Religion, des Religions Monothéistes à la religion monétaire et de la Foi au fiduciaire, à la Déreligion

Et tout cela était déjà en germe dans la Réforme Atonite : les différences entre le Monothéisme et les religions qui l’ont précédées sont en effet intégralement présentes dans la pensée du prince Akhénaton, bien que certaines d’entre elles aient attendu la révolution Mosaïque pour être développées. Or elles ne consistent pas essentiellement en un problème de nombre, comme le montre Assmann, qui préfère parler de « religions primaires » et de « religions secondes » pour désigner respectivement « Monothéisme » et « Polythéisme ». La notion de Polythéisme a d’ailleurs été inventée par les Chrétiens au XVIIe siècle pour remplacer le terme « idolâtrie » employé jusque-là, et qu’ils jugeaient trop offensant. 

Les différences entre Polythéisme et Monothéismes résident essentiellement dans la perception de la nature de Dieu et des rapports entre Dieu et la nature. Elles sont au nombre de sept, selon nous : 1. d’abord la notion exclusive ou inclusive de la divinité, qui entraîne 2. un nouveau rapport à l’image et à la représentation, d’où découle, d’une part, 3. une dialectique ésotérisme/exotérisme inversée, 4. un rationalisme hypertrophié et donc 5. un nouveau rapport au monde et à son éternité, puis, logiquement, 6. une nouvelle relation au temps dans l’historicisme, et enfin 7. un rapport à la totalité et au pouvoir exigeant un universalisme réducteur.
Nous nous proposons de développer ces sept points dans un article ultérieur ; en attendant, il nous semble important d’insister sur le fait que la différence entre Monothéisme et Polythéisme.

Contrairement à une idée reçue, la différence entre les religions Aînées et les Monothéismes ne réside pas essentiellement dans le nombre des divinités invoquées. C’est pourquoi nous aimons à répéter que, « nous, Romains, sommes comme les Juifs, à quelques Dieux près ». Il s’agit là, bien évidemment, d’une boutade, qui ne prétend pas autre chose qu’à être une manière de provocation : il ne faut pas réduire le numen au numerus

D’abord, le Monothéisme croit (ou feint de croire), qu’il n’y a aucune différence fondamentale de nature entre les Dieux multiples du Polythéisme et son Dieu unique. Or, rien n’est plus faux : le Polythéisme n’est pas un Monothéisme à répétition, car les Dieux du Polythéisme ne sont pas tout-puissants, et ont chacun leur mode d’action propre et complémentaires ; c’est pourquoi ils ne peuvent être envisagés qu’à l’intérieur d’un Panthéon, qui regroupe en son sein toutes les Puissances de la Réalité, c’est-à-dire le Plérôme (plénitude) de ces Puissances. Dans un cas on a donc un Dieu tout-puissant, un couteau suisse en quelque sorte, et dans l’autre, toutes les puissances, c’est-à-dire une boîte à outils.

Or, la supercherie Monothéiste consiste à faire passer pour une aberration de l’esprit, c’est-à-dire pour une superstition, le fait d’avoir une pléthore de Dieux inutiles. Et ce procès en stupidité se retourne aisément contre leurs auteurs, qui montrent à ce propos une incompréhension totale de leurs interlocuteurs. Heureusement, certaines âmes lucides parmi les Monothéistes ont reconnu cela en qualifiant les religions Païennes d’ « angélothéisme » (Frithjof Shuon), montrant que les Dieux et Déesses du Paganisme jouaient un rôle analogue aux anges du Monothéisme

Il est juste également de reconnaître qu’à l’époque tardive des Paganismes Européens, le culte pouvait avoir parfois un aspect très extérieur et très collectionneur. C’est ce prétexte que saisirent sans vergogne les apologistes Chrétiens pour fustiger les Religions Aînées, en les accusant de parathèse (terme stoïcien qualifiant une juxtaposition en amas, sans lien organique entre les éléments) et en les décrivant comme collectionnaires. Ils tenaient ainsi une justification facile de leur thèse principale qui consiste à reléguer les Dieux dans le domaine titanique et faire du mot « Démon » un synonyme exclusif d’esprit pervers.

Et cette tromperie justifia le darwinisme spirituel, schéma mental détestable et généralisé consistant à faire passer pour une évolution vers la perfection ce qui est au mieux une étrange innovation, et au pire une regrettable régression. Ce schéma a d'ailleurs servi à justifier la colonisation des autres continents par les Occidentaux et la relégation de leurs habitant à un statut proche de l'animalité en raison de leur état superstitieux de "primitifs". Mais là encore, l’accusation se retourna contre eux, car l'évolution de leur doctrine parfaite eut tôt fait de considérer toute religion comme le signe, à son tour, d'un état primitif.

Les colonisateurs se retrouvèrent donc en situation coloniale, et ce n'est que justice, car quel Sage peut fonder une quelconque sagesse sur l’exclusion et le mépris de la majorité de l’humanité ? Quelle spiritualité authentique peut ainsi privatiser le Divin et condamner la moitié des humains à la damnation éternelle ? (Ce qui est d’ailleurs, au passage, une absurdité métaphysique). 

Retour à l’Égypte et à la religion cyclopéenne d’Aton : c’est bien les Monothéismes, depuis le meurtre d’Hypatie, perpétré par les moines fanatiques d’Alexandrie en 415 de leur ère, jusqu’aux meutes des fous furieux de DAESH qui forcent les statues à se prosterner à coup de masse, qui montrent leur caractère titanique. Ainsi, les proscynètes (« ceux qui se prosternent, comme font les chiens »), sicaires de l’Arès d’Arabie, veulent, tels des Procuste intellectuels, que le monde entier soit à leur image, amputé de l'essentiel.

Dans cette guerre des Zélotes contre les Gélotes, des crieurs contre les rieurs, nous sommes du côté du rire et de la fête, c’est là notre guerre sainte à nous, celle de Dionysos ; et nous n’y auront d’autres armes que celles la poésie et la danse. Quant au nombre, comment faut-il compter ? En termes de singularité ou en termes d’unité ? Car les Dieux ne sont ni un, ni plusieurs ; ils sont indénombrables, et tout dénombrement des Dieux ne peut-être que symbolique, sous peine d’être un démembrement. Et c’est pourquoi notre conviction est que l’Unité est une chose trop sérieuse pour être laissée aux Monothéistes.


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