L’Abbé Sévère du Petit Père Païen
J comme Jéhovah, Jaloux, Monothéisme.
Ô Dionysos !
Les Galiléens T’appellent Jésus, Les Égyptiens Osiris, Les Phéniciens
Adonis et les Phrygiens Attis.
Chaque nom par lequel chacun sur Terre invoque
son Dieu n’est, en vérité, autre que le Tien,
Ô Dionysos !
Comme notre bon Empereur Septime Sévère, j’aurai pu poser
sur mon laraire, en bonne place auprès des Lares Familiers, du Génie et d’une
image d’Apollonius de Tyane, une effigie du Socrate des Juifs. Mais je sais,
malheureusement, une chose que le Prince ne savait pas : si un Païen peut
rendre un culte au Dieu des Chrétiens, ce dernier ne le souhaite pas, car il ne
tolère pas d’autres Dieu que Lui. Et les Païens en ont largement fait les frais !
Mais ces temps-là semblent bien révolus, ce que certains de
nos coreligionnaires semblent paradoxalement regretter…Qui n’a pas lu ou
entendu les sempiternelles jérémiades
qu'ils se plaisent à tresser à longueur de temps comme nos
ancêtres tressaient des couronnes aux saintes images ? Nous avouons être
lassé par cette victimisation
perpétuelle, d’autant plus que ces épanchements lacrymaux s’accompagnent
plus souvent qu’à leur tour d’appels au meurtre, à la destruction des lieux de
culte Monothéistes et autres joyeusetés aux délicieux relents génocidaires.
Baptisé nous-mêmes,
nous sommes parfaitement conscient de ce que nous devons au Christianisme qui baigne notre civilisation,
ainsi d’ailleurs qu’aux deux autres Monothéismes issus d’Abraham. Certains de
nos sages, comme Numenius d’Apamée,
n’ont d’ailleurs pas hésité à ranger les Hébreux parmi les peuples détenteurs
sagesse divine (Fragment 1a - Des Places). Et les Monothéismes abrahamiques ont produit, du temps de leur
splendeur, des monuments incomparables
de la culture commune des Hommes ; car assurément, qui oserait séparer les
cathédrales de la foi de leurs constructeurs Chrétiens ? Et qui pourrait
sans ridicule nier le caractère foncièrement Juif d’un joyau comme le Zohar, ou l’essence profondément
coranique des « Illuminations de
la Mecque » d’un Ibn ‘Arabi ?
La liste serait encore longue des trésors dont le Monothéisme nous a régalé…
En outre, un Paganisme
authentiquement résurgent ne saurait se résumer à un pamphlet anti-Chrétien
mêlant l’amertume au ressentiment sans autre argumentation ; un
authentique Païen, sûr de sa foi retrouvée, a autre chose à faire que de se perdre en imprécations sans fin tel
un enfant capricieux et rancunier. Nous ne saurions que faire, en effet, d’une religion
qui se définirait exclusivement par ce qu’elle n’est pas, et, par suite, aurait
une existence purement négative, en un mot, d’une religion hystérique, sans contenu autre qu’oppositionnel. Le burning
time qui n’en finit pas de fumer fait tousser les Chrétiens comme les
Païens ; mais il est vrai que la mode est à la concurrence
mémorielle : chacun aime tirer la persécution à lui.
Car une telle religion, paradoxalement, n’auraient jamais été aussi dépendante de celle qu’elle prétend
abhorrer. Mais il est vrai que beaucoup de Païens assument à leur corps
défendant les calomnies et les clichés que les Monothéismes ont toujours collé
aux Paganismes, à moins, même, qu’ils ne soient des Chrétiens inconscients qui
ont remplacé le mot « Dieu » par le mot « Nature ».
Mais il n’est pas moins clair que, si nous sommes Païens et
non Chrétiens, Juifs ou Musulmans, ce n’est pas un hasard : nous avons l’intime conviction que notre
foi est meilleure, au moins pour nous, si ce n’est pour la majorité des
hommes et des femmes. Si les Monothéismes, dans lesquels, pour la plupart, nous
avons été élevés, ne nous vont pas à l’âme, c’est, par Zeus, qu’il doit y avoir
de bonnes raisons. Plutôt donc de nous plaindre ad vitam aeternam d’avoir mal aux pieds à cause des chaussures
qu’on nous a forcé à porter, essayons donc de comprendre pourquoi elles nous
ont fait si mal.
Ainsi, un Païen contemporain, conséquent et tourné vers
l’avenir, se doit-il d’enquêter sur un
certain nombre de problèmes posés actuellement par la prédominance (quoique
déclinante) des trois Monothéismes Abrahamiques, et particulièrement des deux
plus répandus qui sont aussi les deux plus agressifs, le Christianisme et
l’Islam. Il s’agira cependant d’être nuancé
(mais beaucoup parmi nous confondent nuance et faiblesse ou argutie), car
ces deux religions sont loin de former les blocs monolithiques qu’elles
auraient souhaité être. Aussi, nous aurons soin de distinguer leurs formes traditionnelles, modérées ou ésotériques qui
se rapprochent de notre sensibilité Païenne (comme le Soufisme d’un Rumî, d’un
Mansur Al-Hallâj, la Kabbale d’un Isaac Louria ou les Traités
d’un Maître Eckhart, par
exemple), de leurs versions modernes,
intransigeantes, brutales et littéralistes, qui tendent à infecter le monde actuel.
Pour autant, il ne s’agira pas non plus de dédouaner les Monothéismes Abrahamiques de leurs
aberrations : l’Islam n’est, certes, pas DAESH, mais DAESH est une version de l’Islam, et n’est pas
séparable du fait Musulman. La même analyse vaut pour des mouvements fondamentalistes Chrétiens, comme les
courants évangélistes qui sévissent
en Amérique du Nord et en Amérique Latine, où se mettent en place
d’inquiétantes milices du Christ rappelant les fameux parabolani d’Alexandrie
qui mirent à mort Hypatie, ou encore
les Témoins de Jéhovah (à qui cet
article est dédié !) qui vendent leur lamentable
spiritualité de tergal, profitant de la misère spirituelle de nos
contemporains à l’âme rouillée par l’utilitarisme forcené du monde moderne. On
sous-estime d’ailleurs, en France et en Europe, la puissance malfaisante de telles
organisations.
Or, la multiplication
de ces Églises ou de ces communautés de « purs » est contenue dans
l’ADN même du Monothéisme : celui-ci est, dès le départ, atteint d’une
sorte de maladie de la temporalité
qui le pousse périodiquement à vouloir revenir à ses origines fantasmées comme
« pures et parfaites ». Et c’est un paradoxe quand on sait, d’une part, que les Monothéismes se sont
construits sur le rejet du temps
cyclique traditionnel au profit du temps linéaire de l’Histoire et, d’autre
part, qu’ils sont nés d’une rupture
radicale avec le Tradition, et que leur essence est d’être une fuite en avant dans une perpétuelle
innovation : la kainotomia (« nouveauté »
« incongruité ») que dénonçaient nos ancêtres grecs, ou la suprstitio
qui scandalisait tant les Romains.
C’est donc cette innovation
aberrante qu’il convient pour nous d’étudier attentivement afin de la
comprendre pour mieux s’en prémunir. Aussi notre tâche doit-elle d’abord
consister à enquêter sur l’origine de
cette aberration, tant sur le plan
historique que sur le plan mythique.
Ensuite, il est crucial, dans un contexte religieux, de se poser la question du sens : quelles entités adorent les Monothéistes,
vues du Polythéisme, et comment fonctionnent-elles ?
Enfin, il conviendra de mettre en évidence les contenus les plus toxiques de la cénotomie, afin d’espérer
en neutraliser les effets.
Où et quand est né le
Monothéisme ? Si la mythologie biblique lui donne deux ancêtres,
Abraham et Moïse, l’Histoire, quant à elle, a du mal à en distinguer
l’émergence. Deux lieux et deux
civilisations semblent se détacher dans ces origines confuses ; or, ces
deux civilisations sont liées par d’assez étroites relations, ce qui,
cependant, n’implique pas forcément entre elles des relations causales, comme l'écrit
l’égyptologue allemand Jan Assmann.
Chronologiquement, la première civilisation où le
Monothéisme semble avoir pointé son nez est l’Égypte du Nouvel Empire, au XIVe
avant l’ère vulgaire, avec la Réforme
Amarnienne. C’est la première fois qu’est attestée une volonté, non seulement d’adorer une seule divinité,
mais surtout de la considérer comme exclusive des autres et de tenter d’effacer
ces dernières. C’est là la différence fondamentale entre hénothéisme et monolâtrie.
Si la religion égyptienne traditionnelle est en effet nettement hénothéiste
(comme l’atteste un autre illustre égyptologue allemand, Erik Hornung), cette tendance
deviendra aberrante chez le prince Akhénaton, au point d’évoluer en monolâtrie, voire en monothéisme (ce dernier terme fait encore débat).
Si l’hénothéisme
consiste à se focaliser sur une divinité
du panthéon et à en faire l’objet de dévotions particulières, celles-ci ne
sont pas exclusives, et le Dieu privilégié reste adoré en relation avec les
autres divinités. La monolâtrie, au
contraire, consiste à établir des liens
exclusifs entre un Dieu et un peuple donné, au mépris des autres divinités
qui sont ignorées ou considérées comme ennemies. Cette dernière forme
religieuse est assez courante au
Proche-Orient durant le premier millénaire avant l’ère vulgaire, comme
l’atteste un spécialiste de l’Histoire religieuse de l’Orient ancien, Jean Bottero.
Mais en quoi consiste donc cette fameuse Réforme Amarnienne dont nos modernes
historiens sont si friands ? Elle fut portée par le prince Amenhotep IV, durant une vingtaine
d’années environ, au Nouvel Empire, de 1353
à 1336 avant l’ère vulgaire. Ce prince avait développé d’une manière toute
personnelle une théologie solaire en
vogue à cette époque, notamment auprès de certains lettrés, épris de
rationalisme et ennemis du foisonnement
mythologique et des spéculations mythiques, qui caractérisait alors une pensée
religieuse soucieuse d’ordonner le grandiose édifice de la religion des netjeroù.
Accédant au trône à dix ans, le jeune roi ne tarda pas à
imposer ses vues au clergé des Deux-Terres. Quelques années après son
avènement, il imposa la religion de son
Dieu, Aton, dont il prétendit bien vite être le seul
prêtre et le seul interprète ici-bas. Il changea son propre nom en Akhenaton et donna à son Dieu une
titulature royale ; il fit fermer
les temples du Dieu Amon, en fit briser
les images et marteler les noms
sculptés ; il persécuta son clergé et alla même jusqu’à quitter la
capitale religieuse de l’Egypte, Thèbes, pour faire construire ex-nihilo, en plein désert, une nouvelle capitale
qu’il nomma Akhetaton :
« l’Horizon d’Aton », sur le site de l’actuel Tell Al-Amarna.
La théologie
amarnienne tranche par sa simplicité (Biblique ?) avec les savantes
spéculations des temples traditionnels : seul le disque solaire étant visible, et seul ce disque étant
source de vie et d’activité, et donc utile aux Hommes, il est seul digne d’être
adorer comme divinité. Tout le reste n’est que littérature. Exit les mythes de création et leur
richesse symbolique, exit le drame
cosmique du parcours infernal du soleil et de ses luttes nocturnes contre le
Néant : le roi décrète la Nuit
nulle et non avenue, qu’il rend égale à la mort et au non-être. D’ailleurs,
dans ce monde sans relief ontologique,
seule compte désormais la vie matérielle :
la survie de l’âme n’est plus à l’ordre du jour et il n’est plus question d’Osiris. C’est sans
doute pourquoi Jan Assmann (cité par
Thierry Benderitter sur http://www.osirisnet.net/docu/akhenaton/akhenaton_01.htm
) n’hésite pas à parler à propos de
l’hérésie Amarnienne de première
tentative pour sortir de la religion, reprenant le discours de Marcel Gauchet à propos du Christianisme.
Mais la Réforme Amarnienne a aussi un aspect politique, voire social :
seul représentant de l’Aton sur la
Terre, le roi exerce désormais un pouvoir
absolu qu’aucun nisout n’avait encore détenu dans la monarchie pharaonique
traditionnelle : ses courtisans s’adressent à lui en l’appelant « mon
soleil » (Lettre d’Amarna n°138 citée par T.Benderitter ibid.). Il est clair qu’il veut ainsi se
débarrasser de l’encombrant clergé d’Amon, et que ce coup d’éclat religieux est en même temps un coup d’Etat politique. Autoritaire, il ordonne qu’on brise les statues du Dieu de Thèbes,
dont il dénigre violemment l’utilité : elles ne sont, dit-il, que des blocs de pierre sans valeur…Seules
désormais les images abstraites du
Disque (Fig.1) et surtout celles
du couple royal s’étaleront sur les monuments de la capitale du désert…
Fig.1 Akhénaton et Nefertiti en adoration :
Celle-ci est d’ailleurs construite à marche forcée, au prix
de la surexploitation des ouvriers,
dont les conditions de travail sont beaucoup plus dures qu’ailleurs en Égypte
et en d’autres périodes. Les temples à l’Aton qui s’y élèvent reprennent un
plan très simple qui tranche avec celui des sanctuaires d’Amon. Si le but de
ces derniers était de conduire l’homme de l’aveuglante lumière à la
clairvoyante pénombre par une espèce de pédagogie du Mystère, dans le temple atonite, au contraire, tout est
désormais à ciel ouvert, écrasé par les rayons du Disque en leur uniforme
puissance : rien ne doit être caché.
Mais, d’après les historiens, l’hérésie atonite fut d’une portée limitée : malgré son zèle,
le roi théomaque fut en effet peu efficace et peu systématique, et,
immédiatement après sa mort, il fut voué à une rigoureuse damnation memoriae.
Son sarcophage fut brisé, ses noms systématiquement martelés et sa capitale se vida de ses habitants, rendue au désert encore plus vite qu’elle n’en était sortie. Son
successeur, le Général Horemheb, fut
même gratifié par les annalistes de 59 ans de règne pour effacer jusqu’à sa mémoire historique. Et, après vingt ans
d’aberration théologique, l’Égypte
revint à la religion d’Amon, que les Chrétiens, successeurs spirituels
d’Akhenaton, n’abattront que quelque 1700 ans plus tard.
Mais n’était-ce là qu’un regrettable épisode de folie dans
un océan de sagesse ? Rien n’est moins sûr : Sigmund Freud, dans L’homme
Moïse et la Religion du Monothéisme, a émis l’hypothèse que le prophète
biblique, prince égyptien apparenté aux Ramessides, aurait transmis aux esclaves hébreux alors captifs dans les Deux Terres
des éléments de théologie Atonite, et aurait ainsi réactivé cette hérésie
avec le succès que l’on sait. Assmann rejette cependant cette théorie,
notamment à cause de l’écart temporel
trop important, d’environ un siècle, entre les deux personnages d’Akhénaton
et de Moïse.
Si nous n’avons aucune raison a priori de contester cette assertion, il reste que les dates de
l’Exode et de la supposée présence des hébreux en Égypte sont très imprécises,
et que les fourchettes proposées sont assez larges. Au-delà de l’Histoire
visible, nous restons persuadé que les Dieux agissent d’une manière transtemporelle
et selon la logique d’une hiérohistoire, en influençant les
âmes humaines de manière occulte. Ainsi,
la doctrine pernicieuse du pharaon hérétique s’est-elle tapie dans le sable
comme une vipère à cornes, en attendant d’être réveillée…
Et ce fut Moïse qui
réveilla l’hérésie endormie, promise à une extraordinaire fortune. Avec
Akhénaton, l’Égypte s’était en quelque sorte reniée en sortant une première
fois d’elle-même ; avec Moïse, c’est physiquement que le Monothéisme
sortit d’Égypte et commença à se répandre, car, même si le Judaïsme constitua une exception dans le monde Antique,
il acquiert désormais avec l’Exode
une dimension étatique et nationale.
Mais le fait que l’existence de Moïse ne soit pas
historiquement prouvée, contrairement à celle d’Akhénaton, ne constitue pas le
moindre des paradoxes ; en effet, le livre de l’Exode fut écrit sans doute
très tardivement (VIIe siècle voire plus tard) et son contenu est essentiellement mythique. De plus, Jean Bottéro, comme Jean
Soler, nous affirment que la religion Mosaïque n’est probablement pas un Monothéisme au sens strict du terme, mais
plutôt une Monolâtrie de Yahvé
(« Jéhovah »), une de ces religions nationales telles qu’on
pouvait en trouver chez les voisins des Hébreux avec l’Assur des Assyriens ou le Mardouk
des Babyloniens.
Selon ces deux spécialistes, le Monothéisme au sens strict
du terme n’apparaît pas avant le retour de
l’Exil à Babylone, avec la réforme
religieuse d’Esdras et la codification de ce qui sera plus tard appelé la Bible, au Ve siècle. Mais pour Assmann,
l’essentiel est d’ordre culturel :
ce que le Livre nous donne à lire n’est pas relatif à des événements
historiques datables, mais à des événements
mythiques révélant les structures mentales du Monothéisme, que Moïse en
soit, ou non, l’auteur réel.
Or, il revient à l’égyptologue allemand d’avoir mis à jour
ces structures mentales avec une implacable acuité. Le roman national des Hébreux, à travers ses deux héros, l’un humain
et l’autre divin, nous montre la genèse d’une monstrueuse nouveauté, qu’il
appelle, dans son livre clé Le Prix
du Monothéisme, la distinction Mosaïque. Celle-ci
consiste à introduire la notion de
« vrai » et de « faux » dans un domaine qui leur était
jusque-là étranger : le domaine religieux. Il y a donc désormais un vrai
« Dieu » et des faux « dieux », le premier étant celui
d’Israël, les seconds étant ceux des « Nations ».
Cette distinction théologique se double d’une deuxième distinction faite entre les
hommes, cette fois, et portant non plus sur un critère de vérité, mais sur un critère de pureté/sainteté. Ainsi,
pour la première fois dans l’Histoire des idées, les notions morales se superposent aux notions métaphysiques et
vont jusqu’à se confondre avec elles. Le « vrai » Dieu choisit un peuple comme « son »
peuple, et les autres Dieux conduisent des peuples non élus, que Yahvé peut
s’il le souhaite livrer au pouvoir du Peuple Élu.
Enfin, et c’est le plus
funeste corollaire de cette révolution, la Distinction Mosaïque s’accompagne d’une démarche de pseudo-spéciation (Erikson
1968), identifiant à l’humain ce qui est conforme à la Torah, et reléguant ce
qui s’y oppose à l’animalité, justifiant ainsi sa destruction. A leur propos cependant, Assmann
fait l’hypothèse que les massacres
décrits dans la Bible au moment de la guerre des Hébreux contre Canaan ne
sont sans doute pas complètement réels, mais sont la transposition symbolique de la genèse idéologique du peuple Juif comme
peuple de Dieu, retranchant de son sein les éléments irréductibles perçus
dès lors comme « étrangers », pour tout dire Cananéens. Or, les
Hébreux de Judée, l’archéologie en atteste (comme la Bible d’ailleurs, à mots
couverts), sont restés longtemps
Polythéistes, comme le montre le massacre
des prophètes de Baal dans le Livre des Rois (I Rois, 18 :40).
Avec la Distinction
Mosaïque, élaborée en fait au Ve siècle de l’ère vulgaire en même temps que
la Bible, et ses deux redoutables corollaires, la mécanique néfaste du Monothéisme est déjà en place, et sa marche implacable le conduira progressivement
à la conquête du monde, non pas grâce à ses auteurs, contre laquelle d’ailleurs
elle se retournera pour les broyer, mais par leurs hérétiques héritiers, les Chrétiens,
puis les Musulmans. En effet, les
Chrétiens furent les premiers à retourner
la violence exclusiviste du Monothéisme contre les Juifs, à l’égard
desquels ils se rendirent coupable d’une captation
d’héritage caractérisée…
Puis, les Musulmans,
à leur tour, furent touchés par le syndrome
du Peuple Élu et déchaînèrent sur le monde la violence du Djihad
pour le soumettre à la loi du Dieu Unique. Or, un des paradoxes du Monothéisme
(différent assurément de celui dont parle Henry Corbin) consiste à proclamer l’absolue unicité de Dieu tout en
vivant dans un état de guerre interne permanente…
Devant l’étrange spectacle d’un Monothéisme en état de division permanente, non seulement
entre confessions, mais à l’intérieur même des confessions, tout Païen pieux et
conséquent ne peut que rester perplexe.
En effet, cette panhérésie qu’est le Monothéisme semble être la mère de toutes les hérésies : la rage
de l’unité paraît n’y avoir d’égal que la passion de la division, jusqu’à
ce que la fureur de l’excommunication
mutuelle finisse par une complète pulvérulence individuelle (ce qui
d’ailleurs n’est peut-être pas si loin). Comment, dès lors, cette faiblesse intrinsèque ne les a-t-elle
pas détruits ? Ont-ils donc le même Dieu, comme ils l’affirment, ou trois Dieux différents ? Et
comment se fait-il qu’ils aient réussi à faire
main basse sur une large moitié du monde pendant si longtemps ?
A ce stade de notre réflexion, un flash-back s’impose ; il convient de retourner en Égypte
pour enquêter sur le Dieu néfaste
qui a poussé Akhénaton à infliger à la Terre Aimée sa funeste réforme. Il
s’agit de Seth (Fig.2), que les Grecs
appellent Typhon (Fig3). Mais qui est ce
Dieu ? Assurément une
personnalité extrêmement complexe,
qui fut sans doute une importante figure dynastique dans les périodes
archaïques de l’Égypte Pharaonique. A basse époque, sa personnalité se
cristallise comme adversaire d’Osiris
et de son fils Horus, évoluant alors
vers des formes de plus en plus négatives et proches d’une personnification du Mal.
Fig.2 : le Dieu Seth sous sa forme animale
Fig.3 : représentation du Dieu Typhon
Il est d’abord une personnification
du Désordre, du Chaos et de sa force tempétueuse. C’est pourquoi son
domaine est le Désert, lieu hostile dont le rouge honni s’oppose à la Verte
Vallée, et dont les vents de sable brulant semblent vouloir tuer toute vie et
toute fécondité (Fig.4). Il est le meurtrier
d’Osiris dont il disperse les membres, Puissance
centrifuge et destructrice, rebelle à l’autorité unificatrice du roi, que
personnifie son Frère.
Fig.4
Pourtant, il est à son corps défendant un auxiliaire précieux de la Monarchie
Cosmique, car, à la proue de la Barque Solaire, il harponne de sa fureur le serpent Apophis (Fig.5), autre figure du Mal, qui essaie de gober le soleil toutes les nuits
pour l’empêcher de se lever. Ainsi, les Egyptiens nous apprennent au seuil de
l’Histoire cette vérité métaphysique
fondamentale : le Mal est divisé contre lui-même, et il ne peut en
être autrement.
Fig.5 : Apophis (Apep) le serpent du Chaos.
Typhon, imitateur
et ennemi malheureux de Zeus, est pour nous celui dont Sophocle, dans sa pièce Œdipe
Roi (Péan des supplications) dit : « le
Dieu réprouvé entre les Dieux ». L’identité de ce Deus
Alienus est celle d’un soleil
antérieur, soleil des mondes révolus qui viendrait hanter les mondes futurs
pour les faire dégénérer. Son comportement est donc celui d’une sorte de trou noir, d’un orbite vide frappant tout regard qui croiserait son trajet de cécité spirituelle. Or Seth, dans le conflit qui l’oppose à Horus à propos de l’héritage d’Osiris, frappe de préférence l’œil de son adversaire et le rend infirme,
c’est-à-dire incomplet.
Maître de tromperie
et d’illusion, Typhon est le Fumeux, l’Aveugle (Fig.3). Il est le Dieu de l’hybris,
l’enflure et la démesure, qui gonfle la réalité pour la faire apparaître autre
que ce qu’elle est, sous un faux jour qui parodie la lumière de Zeus, pour
lequel il veut se faire passer. Dieu à
rebours, il est le Seigneur de
l’Immonde, l’ennemi du monde qu’il cherche par tous les moyens à faire
capoter, car toute existence lui est odieuse, dans la mesure où elle se déroule
hors du Principe.
Or, dans son combat
contre l’Être, le fauteur de désert
à un allié, Apophis, l’œil du Chaos
(Fig.5), le serpent héliophage, l’ennemi des matins. C’est par lui que Seth déchaîne son pouvoir et
instille à ses victime le venin du néant : c’est en quelque sorte son
sceptre, ce qui lui tient lieu de foudre obscure et rampante, par laquelle il
règne sur les Démons pervers qui sont
ses sbires.
Mais ce Jupiter
Fourvoyant ne peut agir seul ;
il est normalement, eut égard à son statut divin très particulier, condamné à
l’impuissance. Car il n’est pas une
divinité ordinaire, et sa place est très particulière dans l’assemblée des
Immortels. Il est le reflet inversé du
Saint Axe, c’est-à-dire de la Personne Divine qui organise autour d’elle le
Plérôme, et qui personnifie
l’Intellect (Noûs). Dans un système hénologique traditionnel, ce rôle peut
être tenu par toute divinité, et peut être désigné sous le nom d’Optimax
(Dominus Optimus Maximus) :
c’est le cas par exemple du Zeus Grec ou du Jupiter Latin dont le foudre
matérialise l’axis mundi ; ce
peut être le cas d’Odin, de Lug ou de Rê, etc. Chacune des divinités du plan
équatorial du Plérôme Divin peut donc être dressée sur ce pavois cosmique (Fig.6).
Fig.6 : le Plérôme divin et l'antagonisme entre Chronos et Typhon
Or, ce n’est pas le
Cas de Typhon. Il ne peut cohabiter, de par sa nature titanique, avec les autres Dieux, car il s’oppose
intrinsèquement à eux, puissances cosmiques personnifiées, comme puissance du Chaos. C’est pourquoi, en
tant que déserteur d’existence, ce
Dieu érèbos
est en même temps le Dieu érèmos : solitaire, isolé, asocial parmi les Dieux, le Misothée.
Il est ainsi la personnalité idéale pour être l’idole isolée des Monothéistes.
Mais il ne peut non
plus être dressé en tant qu’essieu suprême de la roue divine, car son parti-pris pour le néant lui rend cette
fonction inaccessible, quoiqu' infiniment désirable. C’est la raison pour
laquelle Typhon est un Dieu foncièrement agressif
et jaloux : il cherche constamment à conquérir ce qu’il croit lui
revenir, sans jamais pouvoir y parvenir, et sans comprendre que c’est pour lui
peine perdue puisqu’il n’a pas accès à
l’hypostase, le Mal étant par définition parhypostatique.
Ainsi, ce Pseudieu est-il à la fois inférieur à tous les Dieux, selon l’essence, mais, par
épisodes, plus puissant qu’eux tous,
selon l’existence. Hérissé de haine et du ressentiment d’un Chaos qui refuse de
devenir Cosmos, il est le Caprice et l’Arbitraire, dressés comme le tourbillon de poussière (Fig.7) qui masque son
vide central, l’œil du néant. Son arme
est la peur, l’aversion automatique et l’inversion systématique, la
dissimulation et le détournement.
Fig.7
C’est en raison de sa vacuité
intrinsèque qu’il est obligé, pour usurper
la divinité, de parasiter une
hypostase réelle. Aussi se sert-il pour cela de l’action des Démons nuisibles dont il est le
seigneur et dont Apophis est le
guide, pour corrompre un Dieu du
Panthéon. Pour exploiter la faiblesse du Prince Akhénaton, il emprunta par
exemple le masque du Dieu Soleil, le Grand Disque d’Or. Pour tromper Moïse, il prendra celui du Dieu Kronos : c’est le
plus beau trophée qu’il ait à son actif. Car c’est ce dernier, nous le savons,
qui personnifie l’Intellect Universel, et qui détient donc à titre premier
l’Axe Divin (Fig.6)
C’est ainsi que, dans
le microcosme, lorsque l’âme usurpe
les prérogatives de l’Intellect, et, dressant comme un serpent la raison oppositionnelle, scinde cette
âme en deux et l’enferme dans la prison des dilemmes stériles, elle la déchire entre rationalisme et sentimentalisme,
idéal et foi. De cette manière, Seth a excité la raison du Prince d’Égypte
ainsi que son désir de suprématie. En ce qui concerne Kronos, il s’est placé comme son reflet, à l’aplomb
exact de son rayonnement, afin de maximiser
sa puissance d’inversion. Les oreilles démesurées de l’âme rouge sont les
oreilles du soupçon, lames d’un terrible ciseau qui castre l’intellect en le
segmentant en autant de mensonges mentaux.
Les Démons pervers,
nous enseigne Jamblique, espionnent
les désirs humains et s’immiscent dans les opérations rituelles par le
truchement de ces désirs qui agissent comme autant de brèches dans l’âme. Et c’est
ainsi que le désir d’Athéisme fut pris
en charge par Typhon, qui permit aux Monothéistes de fonder les religions cénotomiques.
Après la destruction d’Akhetaton, Seth cacha donc Apophis dans le désert, comme une vipère des sables ; et c’est Moïse qui, cette fois, fut mordu dans
sa fuite. Lors de son séjour chez Jethro,
il a réveillé Kronos de son sommeil de
pierre, activant un Dieu jusque-là inconnu, Yahvé, qu’il fit pour ainsi dire entrer en éruption.
Car des traditions solidement attestées assimilent le Dieu de la Bible à Kronos.
Son nom a très tôt été rapproché de Chronos, le Temps Éternel,
qu’il personnifie en tant qu’Aïôn (Fig.8),
l’Aîné des Immortels, l’Aïeul divin.
Cette figure divine, qui correspond à l’Éternel
de la Bible ou « Ancien des
Jours », a de nombreux équivalents au Proche Orient, comme El parmi les Cananéens. Ce dernier
entra jadis en conflit avec son fils
Baal, jeune Dieu analogue au grec
Zeus ; mais en Palestine, c’est
Chronos qui l’emporta : ses prophètes l’ont, pour ainsi dire, empêché
d’avoir un fils…D’où, peut-être, l’inévitable naissance du Christianisme…
Fig.8 : Aïôn, le Temps éternel.
Autre point commun entre Chronos et le Dieu de la
Bible : son problème de coexistence
avec les autres Dieux. On sait que le Dieu grec est théophage : il dévore ses enfants au fur et à mesure qu’il lui
en naît. Le El Biblique est aussi, à
sa manière, un déivore, puisqu’il ne supporte pas, de son propre aveu (Exode. 20 :30), d’autres Dieux
en sa présence (Elohim), lui qui est le
Dieu par excellence (El). Les Anciens ont souvent rapproché cet insatiable
appétit du fait que le Dieu soit le Père du
temps, qui dévore toutes choses. Comme Maître du temps sous tous ses
aspects, de l’éternité cyclique à la durée linéaire. De fait, en contractant
alliance avec le Peuple Élu, l’Éternel
inaugure l’Histoire linéaire, cette course de relais dont le témoin sera
ensuite transmis aux Chrétiens, puis aux diverses idéologies Athées.
En tant qu’Ancien des Jours, Yahvé est aussi le Démiurge, dans la mesure où il précède
le monde. Ce n’est pas exactement le cas de son collègue Chronos, car le
contexte Hellénique ne l’y autorise pas. Pour autant, le fils d’Ouranos possède
des aspects éminemment démiurgiques, notamment dans les versions Orphiques de ses mythes. Son équivalent Indien, en
revanche, détient de manière prégnante cette caractéristique : c’est Brahma (Fig.9) :
Ce dernier, en effet, crée le monde par le truchement de la parole performative, comme l’Élohim de la Genèse. Or, Brahma n’est pas un Dieu recommandable, loin
s’en faut. Enivré par sa toute-puissance,
il éprouve, qui plus est, un désir
trouble pour sa propre fille qui personnifie sa magie créatrice. Dans son ébriété ontologique, le Démiurge se
prend alors pour le seul Dieu, et rien d’étonnant alors qu’il puisse s’écrier
« Il n’en est pas d’autre que Moi ». Mais cet orgueil indécent le
fait déchoir de sa station démiurgique,
comme Chronos dont l’appétit hybristique suscita Zeus pour le reléguer dans le
sommeil des âges révolus.
Dans le cas de Brahma,
son épouse, la Parole Personnifiée (Vâc) le maudit : il tiendrait
toujours, désormais, des propos condamnables, et devrait braire comme un âne. Ainsi, l’arrogant démiurge, le Divin Menteur
qui accapare la divinité, dénigre les mythes et introduit la confusion en
faisant prendre les Démons pour des créatures néfastes, est trahi par sa propre
ombre, qui brait. Ce mythe révèle clairement, nous semble-t-il, la complicité de Chronos et de Typhon.
Mais cette complicité est cependant à nuancer, car elle se complique d’une irréductible inimitié ;
si l’on poursuit en effet le parallèle entre Chronos et Yahvé, on peut
éventuellement en établir un entre Typhon
et Satan ; le serpent de la Genèse pouvant aisément être rapproché
d’Apophis.
Comment Typhon a-t-il pu corrompre le Deuxième Dieu,
l’Intellect Divin qui ne saurait ni mentir ni être lui-même objet
d’illusion ? Chacune des divinités, dont Chronos est le modèle (en langage mythique, le Père), possède pour
ainsi dire deux faces. L’une se
tourne vers son origine et principe, et transmet l’influx de l’Un qu’elle a
reçu aux objets de sa providence, quand l’autre, coupée de ce même principe,
refuse tout compromis avec ce qui vient après elle. La première face est lumineuse et apaisée, divine au sens premier,
alors que la seconde apparaît comme courroucée, violente, rebelle et titanique.
Les Titans, princes
primordiaux, refusent l’Ordre Divin pour régresser dans l’indistinction des
origines. Ils sont aux Dieux ce que le singe est à l’homme. Comme leur
collègues Indiens les Asura et comme
les Fomoirés Irlandais, ils sont des
formes instables et chaotiques, des forces féroces, des Dieux sauvages qui
régnaient sur la nature avant que l’Homme y posât le regard. Ils sont
caractérisés par leur violence et leur
hybris : ce sont eux, d’ailleurs, qui tuèrent et dépecèrent l’Enfant Dionysos, à l’instar de Seth qui tua et
démembra Osiris. Contrairement aux
Dieux qui forment une parfaite communauté chorale, ils forment une horde confuse, une foule agitée de
désirs chaotiques qui s’entrechoquent. Or,
Chronos est le cadet des Titans…Et l’aîné des Dieux.
Ceci implique donc sa duplicité
fondamentale (agkylométis,
« retors », dit Hésiode).
En tant que Deuxième Dieu, il a dédoublé l’Unité Ineffable par son
acte tranchant ; et cette duplicité première se lit encore dans son caractère axial. En effet, l’Axe Divin qui
dépasse toute hauteur se prolonge aussi dans l’hémisphère inférieur, jusqu’au
point le plus bas qu’on puisse imaginer : ainsi dit-on de Chronos qu’il
fut précipité au Tartare par son fils
(Fig.6). Cette ambiguïté fondamentale vient sans aucun doute de son acte
primordial d’exi-stence, cette castration qu’il infligea à Ouranos, dont il trancha la transcendance, la séparant irrémédiablement de l’immanence.
Car l’Intellect prit
pour objet ce qui ne devait ni ne pouvait précisément pas l’être :
l’Un sans second. Celui-ci s’est en quelque sorte « sacrifié »,
offert à cette saisie. Tout se passe comme s’il s’était laissé réifier pour
servir d’objet, afin de fonder l’Intellect comme sujet primordial. Voulant saisir ce qui ne lui appartient
pas, cependant, le Dieu à la Faucille n’embrasse que le vide et tombe dans l’extériorité, déchu désormais
de l’Unité imparticipable dans l’unité participable. C’est cette plongée qu’exploite Typhon, qui le fait
régresser au stade de Titan.
C’est ce que symbolise son exil au Tartare, et ce qui lui permet pourtant, paradoxalement, de
camoufler cette défaite en victoire.
Car, si le Non-Être est au-dessus de l’Être, le Principe Suprême ne peut
apparaître au niveau des étants que sous un mode ténébreux et négatif.
L’Intellect apparaît alors par contraste comme le premier des Éons, le Protopator,
et peut se faire abusivement passer
pour l’origine absolue. C’est ce que dénonce Numenius d’Apamée ( Fragment 16), reprenant les Oracles Chaldaïques (7), et c’est justement ce que font Yahvé et ses séides.
Cet acte fondamental de rupture
dans les cieux mythiques est l’archétype de la Distinction Mosaïque sur terre (voir supra). Il s’agit de la Parastase, qui consiste pour un Dieu
à se mettre à part, à se tenir à l’écart du Panthéon dont il dépend, en niant
ses relations ontologiques avec les autres divinités. Normalement, cette possibilité est assumée par Typhon,
mais celui-ci peut, comme nous l’avons vu, la communiquer dans certaines
circonstances. Cette Parastase est la
conséquence de l’Apostase primordiale de l’Un, c’est-à-dire de
son écart perpétuel par rapport à
l’Être, et de son retrait dans sa transcendance.
Mais celle-ci est détournée,
parodiée par l’acte aponoïaque (esprit de reniement) de
Typhon, qui consiste à vouloir acquérir une existence distincte de son
Principe. C’est là l’origine du Mal métaphysique qui se développe à partir de
la Dyade Primordiale et fait dégringoler
l’être le long d’une échelle hénologique descendante, jusqu’à la
particularisation, voire l’atomisation, la poussière dont Typhon est, comme on
le sait, le Maître. Cette hénorrhagie (épanchement d’unité) ou
ontorrhagie
(épanchement d’être), issue de la blessure initiale que Chronos infligea à son
Père, s’accompagne d’un processus d’aliénation
graduelle, où l’Un devient quelqu’un (ti-théos, ti-hen :
Titan). Dieu devient donc, en quelque sorte, un Quidam, l’Individu suprême,
et ce suparticulier empêche à son tour ses créatures d’échapper au
devenir individuel, en exerçant sur eux la tyrannie et l’arbitraire typique de
l’individu.
Ainsi, le Dieu des Monothéistes est-il un archétype qui a réussi à se faire passer
pour autre chose. Pour cela, il a dû reléguer
les autres archétypes à l’état de spectres, les dégrader au rang de fiction
insanes, eux et leurs mythes, haussant du même coup le sien au rang de
révélation historique objective. Il
vient d’inventer son arme absolue, l’idolâtrie. Et Chronos, endormi dans
les chaînes causales qui l’enserrent, rêve
qu’il est Prométhée et songe à conquérir le monde, pour y restaurer l’Âge d’Or. N’est-il pas le Maître du Temps, le Seigneur des
Ruptures et des Continuités, le Roi des Révolutions
autophages toujours recommencées ?
Et par la même supercherie, ce Dieu réussit à faire passer son mythe pour autre chose, l'Histoire, c'est à dire le processus nécessaire qui doit conduire à lui. Et cette subversion
céleste se poursuivra inévitablement sur terre avec la série des révolutions idéologiques qui vont aboutir à notre modernité.
La première de ces révolutions coïncide avec la première révélation, celle de la Torah. Comme dans la Théogonie d’Hésiode, on assiste alors à la répétition d’une série de
subversions récurrentes venant balayer des situations antérieures de
verrouillage ontologique. Une fois le manège lancé, plus rien ne l’arrête.
Ainsi, le Judaïsme devint lui-même victime du syndrome du Peuple Élu lorsque les Chrétiens confisquèrent et
détournèrent la Tradition de Moïse pour se proclamer le verus israël. Et les
Juifs subirent alors le cruel destin de Chronos : l’exil.
A son tour, l’Islam
se proclama, par la bouche du cadet des prophètes, la Religion Primordiale,
celle d’Abraham. Retour de flamme de la
nostalgie révolutionnaire de l’Âge d’Or en un temps désormais désespérément
linéaire s’écoulant de plus en plus vite vers le néant. Ainsi va la cavalcade sans fin des Chevaliers
Titaniques, de sédition en sédition, de superstition en subversion, de
schisme en schisme et d’hérésie en hérésies, atteignant son comble avec le Protestantisme qui pousse à son
paroxysme le schizothéisme, pour finalement aboutir au Théisme, puis à
l’Athéisme.
Et dans un monde désormais
déserté par la Présence Ineffable, et dont
le sacré achève de s’évaporer, les idéologies profanes se multiplient, qui
proposent des prothèses d’Absolu,
des Totalités anecdotiques et machinales.
Elles portent toutes la marque de Typhon
et procèdent comme le fourmilion
qui, au fond de son entonnoir de sable, jette de la poudre aux yeux des fourmis
esseulées et affairées pour finir par les happer par les pinces du piège de la
dualité. Ainsi est-on passé des Religions
du Désert au Désert de la Religion, des Religions Monothéistes à la
religion monétaire et de la Foi au fiduciaire, à la Déreligion.
Et tout cela était déjà en germe dans la Réforme Atonite : les différences
entre le Monothéisme et les religions qui l’ont précédées sont en effet intégralement
présentes dans la pensée du prince Akhénaton, bien que certaines d’entre elles
aient attendu la révolution Mosaïque pour être développées. Or elles ne consistent pas essentiellement en un
problème de nombre, comme le montre Assmann,
qui préfère parler de « religions
primaires » et de « religions
secondes » pour désigner respectivement « Monothéisme » et
« Polythéisme ». La notion de
Polythéisme a d’ailleurs été inventée
par les Chrétiens au XVIIe siècle pour remplacer le terme « idolâtrie » employé jusque-là, et
qu’ils jugeaient trop offensant.
Les différences entre Polythéisme et Monothéismes résident essentiellement dans la perception de la
nature de Dieu et des rapports entre Dieu et la nature. Elles sont au
nombre de sept, selon nous : 1. d’abord la notion exclusive ou inclusive de la divinité, qui entraîne 2. un nouveau rapport à l’image et à la représentation, d’où découle,
d’une part, 3. une dialectique ésotérisme/exotérisme inversée,
4. un rationalisme hypertrophié et donc 5. un nouveau rapport au
monde et à son éternité, puis, logiquement, 6. une nouvelle relation au temps dans l’historicisme, et enfin 7. un
rapport à la totalité et au pouvoir exigeant un universalisme réducteur.
Nous nous proposons de développer ces sept points dans un article
ultérieur ; en attendant, il nous semble important d’insister sur le
fait que la différence entre Monothéisme et Polythéisme.
Contrairement à une idée reçue, la différence entre les religions Aînées et les Monothéismes ne réside pas essentiellement dans le
nombre des divinités invoquées. C’est pourquoi nous aimons à répéter que,
« nous, Romains, sommes comme les Juifs, à quelques Dieux près ». Il
s’agit là, bien évidemment, d’une boutade, qui ne prétend pas autre chose qu’à
être une manière de provocation : il ne faut pas réduire le numen au numerus.
D’abord, le Monothéisme croit (ou feint de croire), qu’il n’y a aucune différence fondamentale
de nature entre les Dieux multiples du Polythéisme et son Dieu unique. Or,
rien n’est plus faux : le
Polythéisme n’est pas un Monothéisme à répétition, car les Dieux du
Polythéisme ne sont pas tout-puissants, et ont chacun leur mode d’action propre
et complémentaires ; c’est pourquoi ils ne peuvent être envisagés qu’à l’intérieur d’un Panthéon,
qui regroupe en son sein toutes les Puissances de la Réalité, c’est-à-dire le Plérôme (plénitude) de ces Puissances.
Dans un cas on a donc un Dieu tout-puissant, un couteau suisse en quelque
sorte, et dans l’autre, toutes les puissances, c’est-à-dire une boîte à outils.
Or, la supercherie Monothéiste consiste à faire passer pour
une aberration de l’esprit, c’est-à-dire pour une superstition, le fait d’avoir une pléthore de Dieux inutiles. Et ce procès en stupidité se retourne aisément contre leurs auteurs,
qui montrent à ce propos une incompréhension
totale de leurs interlocuteurs. Heureusement, certaines âmes lucides parmi les Monothéistes ont reconnu cela en
qualifiant les religions Païennes d’ « angélothéisme » (Frithjof Shuon), montrant que les Dieux
et Déesses du Paganisme jouaient un rôle analogue aux anges du Monothéisme.
Il est juste également de reconnaître qu’à l’époque tardive
des Paganismes Européens, le culte pouvait avoir parfois un aspect très extérieur et très collectionneur. C’est ce
prétexte que saisirent sans vergogne les apologistes Chrétiens pour fustiger
les Religions Aînées, en les accusant de parathèse (terme stoïcien qualifiant
une juxtaposition en amas, sans lien organique entre les éléments) et en les
décrivant comme collectionnaires. Ils tenaient ainsi une justification facile
de leur thèse principale qui consiste à reléguer
les Dieux dans le domaine titanique et faire du mot « Démon » un
synonyme exclusif d’esprit pervers.
Et cette tromperie justifia le darwinisme spirituel, schéma mental détestable et généralisé consistant à faire passer pour une évolution vers la perfection ce qui est au mieux une étrange innovation, et au pire une regrettable régression. Ce schéma a d'ailleurs servi à justifier la colonisation des autres continents par les Occidentaux et la relégation de leurs habitant à un statut proche de l'animalité en raison de leur état superstitieux de "primitifs". Mais là encore, l’accusation se retourna contre eux, car l'évolution de leur doctrine parfaite eut tôt fait de considérer toute religion comme le signe, à son tour, d'un état primitif.
Les colonisateurs se retrouvèrent donc en situation coloniale, et ce n'est que justice, car quel Sage peut fonder une quelconque
sagesse sur l’exclusion et le mépris de la majorité de l’humanité ?
Quelle spiritualité authentique peut ainsi privatiser
le Divin et condamner la moitié des humains à la damnation éternelle ?
(Ce qui est d’ailleurs, au passage, une absurdité métaphysique).
Retour à l’Égypte et à la religion cyclopéenne d’Aton :
c’est bien les Monothéismes, depuis le meurtre d’Hypatie, perpétré par les moines fanatiques d’Alexandrie en 415 de
leur ère, jusqu’aux meutes des fous furieux de DAESH qui forcent les statues à
se prosterner à coup de masse, qui montrent leur caractère titanique. Ainsi,
les proscynètes
(« ceux qui se prosternent, comme font les chiens »), sicaires de l’Arès d’Arabie, veulent, tels des Procuste intellectuels, que le monde entier soit à leur image, amputé de l'essentiel.
Dans cette guerre des
Zélotes contre les Gélotes, des
crieurs contre les rieurs, nous sommes du côté du rire et de la fête, c’est là
notre guerre sainte à nous, celle de Dionysos ;
et nous n’y auront d’autres armes que celles la poésie et la danse. Quant au
nombre, comment faut-il compter ? En termes de singularité ou en termes
d’unité ? Car les Dieux ne sont ni
un, ni plusieurs ; ils sont indénombrables, et tout dénombrement des Dieux ne peut-être que
symbolique, sous peine d’être un démembrement.
Et c’est pourquoi notre conviction est que l’Unité
est une chose trop sérieuse pour être laissée aux Monothéistes.
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