L’Abécédaire du Petit Père Païen
K comme
Korrigans, Fées et Lutins : Petit Peuple. Esquisse d’un traité de microthéologie.
O Muses, Dames des
Cimes, apportez-moi la plume de justesse pour peser l’impondérable avec toute
la précision requise, et pour rendre justice à l’indicible. Omen sit !
Qui n’a jamais vu, par un lumineux matin d’automne, le soleil jouer soudain sur un fil
d’araignée errant dans l’air, le rendant brusquement manifeste alors que,
trop ténu, il restait jusque-là invisible ? Ainsi le plectre d’Apollon
joue sur les cordes innombrables de la grande lyre de l’existence.
Ce qu’on a coutume d’appeler le Petit Peuple a un mode d’existence très proche de ces filaments
subtils, et c’est pourquoi beaucoup en ont entendu parler, mais bien peu en ont
perçu la réalité. Avoir accès à la Cour
des Merveilles s’avère d’ailleurs non seulement difficile, mais encore
plutôt dangereux.
La fréquentation des Elfes,
Fées, Satyres et autres Gnomes
(tant leurs noms et catégories sont nombreux) est en effet hautement
problématique, et suppose en premier lieu un état d’esprit très particulier. De même que les étoiles
n’apparaissent qu’à la faveur de l’obscurité nocturne, la « Gentilhommerie » ne se rend
visible que lorsque la conscience ordinaire est mise sous la boisseau, soit par
le sommeil, soit par une absence, soit à la faveur d’un état particulier de
conscience où cohabitent en quelque sorte absence à soi-même et « présence
d’esprit ». Les Numules (Dieux minuscules) sont
comparables à des lucioles métaphysiques, et les Muses sont des sortes de cigales surnaturelles : comme pour
leurs congénères corporelles, l’air est tellement saturé de leurs chants qu’on
finit par le plus les entendre.
Car les Gens du Pays
de Cocagne sont eux-mêmes proches et
lointains, absents et présents ;
leur espace-temps est différent du nôtre
tout en l’imprégnant intégralement : il forme la partie liminaire du monde imaginal, qui se situe entre
notre monde sensible et le monde intelligible. Ce monde est pour ainsi dire
tangent au nôtre, et l’on y a accès par de nombreuses portes, quoique celles-ci
aient tendance à se faire de plus en plus rares.
Ces portails de
l’Autre Monde ont un caractère
paradoxal : à jamais fermés au présents, ils sont en revanche
entr’ouverts à tous ceux qui, peu ou prou, sont absents : rêveurs,
déments, mystes, dormeurs ou…défunts. Ce paradoxe provient de la nature des êtres à qui l'on a affaire,
ainsi qu’au type de lieu où ces
êtres vivent. Aussi se doit-on d’exposer ici quelques notions de microthéologie
et d’écologie spirituelle.
« Où » vivent donc ces Lutins et Farfadets ?
Nulle part, répond Aristote. Partout, répondent Socrate
et Pythagore. Ces créatures sont
quelque peu quantiques avant la
lettre : elles vivent à la fois au-delà
de l’horizon et tout près de nous, jusque
dans nos maisons (comme nos Lares
latins et les Domovoï slaves, leurs cousins). C’est pourquoi, sans doute, les
Gaulois leur ont parfois donné le nom de Deae Proxumae (les Fées Prochaines).
Leur rapport au lieu
est déterminant : contrairement aux grandes Divinités qui dominent les
panthéons de leurs statures souveraines et qui sont ubiquistes, les Dieux Plébéiens sont volontiers
attachés à la topographie, à tel point qu’ils peuvent s’avérer fort différents
suivant le lieu où ils vivent. Ainsi, les Nymphes
des eaux douces s’appellent-elles Naïades,
quand celles des mers s’appellent Néréides
et celles des Océans Océanides ;
et l’on distingue volontiers des Korrigans
des landes et des Poulpiquets des vallons…
Car la surnature a
aussi ses biotopes, et ces derniers viennent parfois interagir avec ceux de
la nature. C’est au confluent de ces
deux mondes que nous pouvons, si nous avons de la chance et si les
conditions sont favorables, être le témoin de ces théophanies nymphales dans le mystère spontané des clairières et
des haies.
A la limite de notre monde et du monde imaginal existe en
effet une frange étrange où l’éther,
paradigme spirituel de notre matière,
stagne et forme une sorte de nappe, comparable à celles que le brouillard
étend parfois sur les prairies en fin de nuit. Cette nappe, la Nappe Phrénatique,
possède des propriétés particulières :
formée par la condensation de l’éther au contact de notre monde, avant
qu’il ne se décompose en quatre éléments, elle est capable de refléter, un peu
comme dans un mirage, les formes des êtres qui vivent dans la partie la plus basse du monde imaginal,
c’est-à-dire dans la canopée de l’Arbre
Divin (Fig.1).
C’est grâce à cet isthme
que nous pouvons, dans certaines conditions, apercevoir des Gens de légende. On peut comparer les rapports mutuels de notre
plan existentiel et de l’écran formé par la nappe phrénatique à ceux qui
s’établissent entre la surface topographique et celle d’une nappe phréatique : elles ne sont pas parallèles, mais se
recoupent en certains endroits précis :
ces endroits, où la nappe phréatique affleure, sont les sources. Et si l’on veut avoir accès à l’eau en profondeur, on peut
aussi creuser un puits : cela s’appelle, en termes hiérotechniques, un sanctuaire. (Fig.2).
Ces lieux très particuliers forment des sortes d’îles chthoniennes, que les anciens
Irlandais appelaient des Sidh, et qui correspondaient souvent
aux tertres funéraires. Étant donné la symétrie
existant entre les deux espace-temps, on peut aussi les comparer ces
endroits privilégiés à des lacs ou à des
marais : ce qui est éminent d’un côté étant logiquement déprimé de
l’autre, et inversement. Il va de soi que le vocabulaire topographique utilisé
(haut/bas, étendue…) est ici purement
métaphorique.
Les conditions de spatialité et de temporalité de ces Cités Invisibles sont d’ailleurs très
particulières, et ont été décrites dans de nombreux contes et légendes. Les propriétés
de notre monde, formé de matière et caractérisé par l’étendue et la durée,
s’y trouvent singulièrement modifiées
et sujettes à distorsions : on
cite l’exemple d’humains qui, après un bref séjour dans le Val d’Antan, ne peuvent reconnaitre leur cadre familier à cause de
siècles innombrables qui se sont effectivement écoulés dans ce versant de la
réalité. Cette étrange temporalité est souvent perçue comme l’extrême ancienneté du « il était une fois » : on parlera donc du
Jardin de Jadis, puisqu’on est ici
pour ainsi dire dans l’antichambre du Mythe,
dont les bataillons surnaturels sont en quelque sorte les figurants.
De même, la topographie
surnaturelle présente-t-elle, par rapport à la nôtre, quelques bizarreries : des distances considérables peuvent y
être parcourues en des durées infimes ; l’ubiquité y est monnaie courante, et les tailles des objets
sujettes à une certaine élasticité. C’est pourquoi celles et ceux qui se sont
rendus dans ces contrées doivent avoir recours, pour décrire leur expérience, à
des procédés narratifs particuliers.
On situera volontiers la Métaphorêt, par exemple,
dans un « lieu » souterrain ou
subaquatique, exprimant ainsi le fait que ce monde est
« derrière » le nôtre et forme par rapport à lui comme un « Pays sous-jacent ». On rendra
compte des rapports mutuels entre
extériorité et intériorité, très complexes et difficilement exprimables, à
l’aide d’un vocabulaire lié aux grottes
(la célèbre Antre des Nymphes de l’Odyssée XIII, 102-112) ou aux
bâtiments à l’architecture improbable : le Château d’Elfe, situé en un lieu impossible à retrouver (car c’est
un lieu intentionnel et interactif),
s’avèrera beaucoup plus vaste à l’intérieur que la contrée même qui le
contient. C’est là encore un paradoxe,
trace du pas de la Fée sur notre sol
familier.
Toutes ces étrangetés sont autant de signes de la nature
même de ces Dieux Plébéiens, nature
foncièrement étrangère à ce monde. Les Microthées ressortissent en effet de
la nature divine, radicalement différente de la nôtre. Mais contrairement aux Dieux Majeurs, Dieux Patriciens dont le
mode d’être est basé sur une forte
personnalité, les Dieux Mineurs
existent volontiers sous le mode collégial, voir collectif, du peuple ou de la nation. Leurs noms sont en effet
rarement connus, leur nombre souvent indéterminé et leur individualité même est
la plupart du temps incertaine.
Ces populations surnaturelles existent dans toutes les cultures et dans toutes les
mythologies, et leurs dénominations sont extrêmement nombreuses et variées.
Toutefois, nous pouvons, pour faciliter leur étude, les embrasser
collectivement sous l’appellation grecque de Démons (Daïmones), et nous lancer ainsi dans l’examen de quelques notions de démonétique.
L’étymologie
courante du mot Démon le fait dériver du verbe grec daiô : « distribuer, diviser ». Cela peut
s’interpréter de deux manières
possibles : soit le Démon est un distributeur
de fortunes et de sorts, soit il est lui-même
assigné par Zeus ou par le Destin à
la garde d’un individu humain ; le plus célèbre de ces Démons était
celui de Socrate, dont ce dernier disait
qu’il lui « faisait signe », et qu’il l’empêchait de commettre
certains actes préjudiciables à son âme.
Le terme grec daïmon est un terme générique qui recouvre une réalité à la fois large et
variable. Les démons sont, en général, des divinités
mineures, intermédiaires entre les
Dieux et les mortels. Si l’on considère que les Dieux peuvent être comparés
aux nerfs du grand corps cosmique,
les Démons en seraient, en quelque sorte, les terminaisons, en contact direct avec les récepteurs sensoriels ou
les muscles. Dans ce système arborescent, les Dieux majeurs peuvent par
conséquent être mis en parallèle avec les axones neuronaux, et le noyau peut
être symboliquement rapporté à l’Un (Fig.3 et 3 bis).
Les Démons peuvent donc être définis comme des esprits d’existence, des catalyseurs de présence, des agents surnaturels indéterminés mais
déterminables. On peut donner du terme Démon d’autres étymologies, cratyliennes
celles-ci (c’est-à-dire « imaginaires » pour nos philologues), dans
le but de compléter ces définitions et de rendre compte du statut démonique
dans la hiérarchie des êtres. Ainsi, le daïmon pourra être appelé ainsi
parce qu’il divise (daiô)
la Monade ; ou encore parce
qu’en lui l’éternité (aïôn, celle des Dieux) s’est changée en simple permanence (diamonê) ;
ou parce qu’il est considéré comme un moniteur
divin, un démoniteur en quelque sorte. On peut également y lire
l’expression d’un divin manifesté comme peuple
(démos),
comme lien (desmos) reliant le mortel
et l’immortel, voire comme peau de
la Personne Divine suprême (derma), interface entre le Divin et
sa Nature.
L’équivalent latin du démon, le Génie, peut à son tour nous donner quelques précisions sur la
nature théologique de ces entités. L’étymologie de genius dériverait du
verbe genere, qui signifie « produire »,
« créer ». On met ici l’accent sur l’aspect efficace de ces divinités dans le monde concret, et sur leur
profonde affinité avec le destin des
personnes et des choses, dont ils semblent être les complices, voire les agents. C’est particulièrement le cas
des Fées, dont le nom dérive
justement de fatum, et qui président à la destinée particulière des individus.
Ainsi, les Génies ou
Démons résultent-ils de la restriction
du courant d’être issu d’une divinité majeure, c’est-à-dire de sa spécialisation dans une catégorie
ontologique particulière (cosmique, psychologique, rituelle ou autre) appelée épiclèse. Une épiclèse est une épithète divine qui spécifie un mode
d’action propre à cette divinité, et qui en précise ainsi la puissance tout en
restreignant son domaine d’application.
On voit bien, dès lors, que la spécialisation s’accompagne d’une sorte de spatialisation, et que
ce processus de particularisation de la puissance divine suit un modèle arborescent. A partir du nom générique de la divinité (Par
exemple Zeus) se déploient des
fonctions de moins en moins génériques (Zeus Brontaios, le Tonnant,
Zeus Polieus,
celui de la Cité, ou Zeus Ktésios, protecteur de la
propriété), assumées par des Anges,
jusqu’à des entités limitées à des lieux
précis (le Zeus de l’autel de Démétrios) ou à des personnes précises (le Zeus personnel d’untel ou untel) assumées,
elles, par des Génies. C’est
pourquoi les Anciens aimaient à dire que le Génie est une involution particulière de Jupiter, et c’est pourquoi nous parlons
volontiers à ce propos de microthéologie.
Partant, l’immense variété de ces populations démoniques, de ces Laodémons, n’étonnera personne. Pour
tenter d’y voir un peu plus clair dans ce grouillement surnaturel, essayons d’y
distinguer quelques catégories simples.
Plusieurs classements peuvent être
envisagés, mais on peut en retenir globalement trois.
Le premier, très
pragmatique, distingue pour les humains de « bons » et de « mauvais »
démons, suivant l’effet de leur activité. Les « bons », appelés Eudémons, se manifestent par une
puissance de joie (gaudipotens) et leur nom désigne en grec le bonheur (Eudémonia). Les
« mauvais », dits Cacodémons,
sont au contraire dépositaires d’une puissance de malheur (funipotens) et sont
responsables de destructions
diverses (ils sont alors lymantiques) ou de maladies plus ou moins graves (démons nosogènes).
Ces Démons délétères ont été
représentés avec une saisissante acuité dans les tombes étrusques, avec une carnation bleuâtre et des taches
cadavériques sur le corps. Encore appelés « Alastores » ou Démons vengeurs, ce sont eux qui sont
responsables des tourments qu’éprouvent certains défunts par défaut de
protection. C’est en outre à ce genre de démons que les chrétiens ont assimilé
toute l’engeance démonique afin de discréditer la science démonétique, discrédit dont on ne saurait trop rappeler les
conséquences néfastes.
Le deuxième
classement retient pour critère l’appartenance
mythologique du Démon envisagé ; on peut en effet rattacher chacun des
Dieux mineurs à un cortège mythique :
les Satyres, par exemple, font cortège à Dionysos, ainsi
d’ailleurs que les Ménades et les Silènes. Le cortège d’Hécate est constitué de Nymphes et de Démons divers, ainsi que de Spectres.
Celui de Zeus comportera essentiellement
des Courètes, ces Démons qui,
dit-on, entretinrent jadis un grand tapage autour du berceau du Dieu afin de le
soustraire à l’appétit paternel. Ils sont probablement les cousins des Maruts, ces garçons d’orage turbulents
et rapides qui constituent le cortège du
Zeus Indien, Indra.
Car ces troupes divines, comme on l'a vu, existent
dans toutes les cultures mythologiques, et les Dieux de chaque tradition
polythéiste sont comparables à des comètes suivies de leur panache
démonique…Cette sorte de noblesse
cosmique que constituent les Dieux
vassaux détient tout logiquement des fiefs
ontologiques, qui, en général, consistent en des natures particulières
auxquelles ils ont pour mission de présider. Ils exercent sur elles une sorte
de magistrature cosmique, la physiarchie, que leur ont confié ces
Archontes de la cité universelle que sont les Dieux majeurs.
Ainsi, le troisième
classement est, quant à lui, basé sur la fonction exercée dans le cosmos
par l’entité considérée. La raison d’être de l’ordre démonique est d’établir une connexion synaptique entre l’étendu et
l’inétendu, entre le particulier et l’universel. Un Démon est comparable à
un rameau de l’intellect engagé dans la matière, afin de présider à une
existence partielle et d’être le tuteur
d’une nature particulière, dont il a pour mission d’effectuer l’anamorphose.
Parmi les démons, les uns exercent leur
tutelle sur des âmes (la psycharchie),
les autres sur des êtres non rationnels comme les animaux ou des
plantes, ; certains enfin, sur des lieux ou des objets.
Les Démons préposés
aux âmes ont déjà été envisagés dans un article précédent (I comme Intellect). Ils sont en
quelque sorte, dans ce théâtre cosmique où nous devons jouer de notre mieux les
rôles qui nous sont échus, nos souffleurs
de vie. Ils sont, dans le Mystère de l’existence, les mystagogues de nos vies et les hiérophantes de notre destin. C’est en eux et par eux que nous sommes
hypostasiés et que nous pouvons entrer en contact avec la divinité :
ils sont comme le reflet du Dieu en nous,
la forme que prend notre quête de la divinité.
Le Génie, en chacun de nous, est à ce titre le dépositaire et le garant de la valeur
intrinsèque de notre talent, c’est-à-dire de la capacité d’un individu
particulier à exprimer l’essentiel, le total, l’éternel. Ce talent est pour
ainsi dire la puissance cosmique propre à une personne : il correspond, chez les mortels, au Numen des immortels, c’est-à-dire à
leur part de puissance, à leur mode d’action propre dans le Cosmos. Le Génie est comme un type monétaire dont une existence serait une pièce. Il n’est autre
qu’un Dieu dont le domaine propre est notre âme et qui, en ce fief, peut battre monade par prérogative divine.
De plus, pour agir conformément au Destin, notre Génie doit épouser notre destinée,
c’est-à-dire notre Fortune personnelle qui
est la personnification de notre âme. Afin d’être efficace sur notre matière
intérieure, qui est son champ d’action ou chora, il s’appuie en outre sur deux
assesseurs, les Lares, ces démons dont la fonction spécifique est de présider aux lieux selon un mode focal,
en tant qu’esprits du foyer.
Et c’est par ces Lares
que nous abordons les catégories de Génies qui président à des réalités naturelles, extérieures à
l’être humain. Car les Démons gardiens ne constituent en définitive qu’un cas particulier
de l’ordre démonique en général. La
Nature, en dehors de l’homme, est en
effet saturée d’esprits et de Génies dont la raison d’être est de relier
notre monde aux mondes supérieurs, et notamment au monde qui surplombe
immédiatement le nôtre, le monde
imaginal.
De tels esprits résultent en général de l’impact d’un regard divin sur la nappe phrénatique (voir supra)
qui s’étend entre les deux mondes susmentionnés, tel un voile onirique aux
replis moirés, ou un tissu légendaire qui fournit leur étoffe aux héros. Les
Démons utilisent cette couche intermédiaire pour se draper d’éther et se donner ainsi une corporéité ; c’est
d’ailleurs à cette condition que nous pouvons éventuellement espérer les
entrevoir.
Les plus courants d’entre eux sont appelés Genii
loci par les latins, Landvaettir par les islandais ;
nos contes et légendes en fourmillent sous l’appellation de Lutins, Ondins, Farfadets, et
tout le satyrail. Les Lares sont un
cas particulier du Genius Loci, et leur étude un peu approfondie nous permettra
d’approcher de plus près la nature profonde de ces êtres liés au lieu, de ces Topodaïmones
qui personnifient une certaine « humeur »
de Mère Nature, ou, dit autrement, qui manifestent les émotions de cette âme universelle que nous percevons comme nature.
Ils forment une sorte de faune
surnaturelle (certains ne sont-ils pas précisément appelés Faunes ?), alors qu’on peut
comparer les animaux à des sortes de démons naturels…
Ainsi les Lares
(on hésite d’ailleurs entre le pluriel et le singulier) sont-ils représentés,
la plupart du temps, par des serpents
sacrés (en général deux), ou par des jeunes gens dansant. Si le génie dont
ils sont les assesseurs exerce sa providence sur une portion du temps (un éon,
un esprit d’existence), le lare exerce quant à lui sa puissance sur une portion d’espace, essentiellement chthonienne, à
l’image du serpent qui le manifeste. Les lares sont comme des ondes existentielles, des courants telluriques domestiqués qui
tissent l’esprit propre à un lieu particulier. Ils sont comparables à des mèches qui focalisent en chaque lieu la
Présence Divine ; dans l’horizontalité existentielle, ils témoignent
de la présence immanente de l’Axe cosmique (Fig. 4). C’est pourquoi ils sont particulièrement vénérés aux foyers et aux carrefours.
En tant que gardien
de la sacralité locale, le Lare peut très facilement mettre en évidence l’extrême fluidité des identités
du Petits Peuple, car tout esprit d’ordre démonique peut, s'il est permis de parler ainsi sans impiété, être décrit en termes d’équivalent lare, si l’on considère, précisément, son
« champ » d’action sous un mode spatial. Ainsi, les Mânes peuvent-ils aisément être
considérés comme des Lares funéraires,
le Génie comme un Mâne en devenir et comme un Lare corporel, la Lase (forme héroïsée des défunts) comme un lare psychique, un Faune
comme un Lare forestier, etc.
Le caractère chthonien et serpentin du Lare est également un
signe sur de son origine : les
Lares ont partie liée avec l’inframonde
et avec la tombe. En effet, c’est lors du sacrifice funéraire que notre Père Énée offrit aux mânes de son père Anchise que se manifesta pour la première fois le Lare sous la
forme d’un grand serpent. En outre, les Lares sont dits fils d’Acca Larentia, ou Lara, une des
manifestations de Proserpine, la Mère des Morts. Maître des mues et des mutations, le Lare relie toute chose
actuelle et impermanente à son origine divine et pérenne.
Et cela n’a rien d’étonnant, car l’Esprit de Famille que manifeste le Lare est évidemment lié à l’ancestralité. Mais il y a plus.
L’équivalent Grec du Lare est l’Agathodaïmon ou « Bon Génie », dont la théophanie est un serpent et dont une
tradition solidement établie enseigne qu’il est la manifestation posthume des hommes de l’Age d’Or, race parfaite d’un
temps parfait situé sous le règne révolu de Chronos. Or, Platon témoigne que ces Chrysanthropes furent changés par
Zeus, après leur mort, en bons Démons
chargés de veiller sur les mortels.
L’Âge d’Or, justement, prit fin lorsque Zagreus, le Fils et Héritier de Zeus, fut tué et démembré par les Titans avides. Son
corps, alors dispersé, se mêla intimement à la matière de ce monde et donna naissance, en se décomposant, à de
nombreux êtres, naturels comme
surnaturels. Parmi les premiers, on peut compter, on le sait (voir H comme Humain), les hommes issus des vers qui se
nourrirent de la chair éthérique du Dieu en décomposition. Parmi les seconds
vinrent à l’existence des feux follets
qui émergèrent des parties les plus subtils de ce corps, formant ainsi la fameuse nappe phrénatique que nous avons mentionnées plus haut.
Ces feux follets sont à l’origine des Numules : ces derniers sont
donc issus des humeurs du Dieu noyé dans
le courant du Devenir.
Et c’est cette parenté avec les microthées qui nous
permet, non seulement d’entretenir des
relations avec eux, mais encore d’avoir
accès, par leur truchement, à la sphère divine. Car les Gens d’Éther peuvent être comparés aux micro-organismes omniprésents dans le monde
matériel : ils infestent non seulement les milieux extérieurs, jusques
aux plus extrêmes, mais aussi notre milieu intérieur lui-même, où ils sont
présents par dizaines de milliards.
Et, non contents d’être plus nombreux en un seul individu
humain que l’humanité elle-même, ils exercent
des fonctions indispensables à notre équilibre biologique, en nous
permettant, notamment, de nous nourrir et d’assimiler les éléments extérieurs
par la digestion. Eh bien, la vie
démonique est à maints égards comparable à la vie microbienne. Et, pour
nous en convaincre, nous porterons cette fois notre attention sur les Nymphes, ces esprits féminins de la
nature appelées Fées dans notre
moderne occident.
Nous avons vu précédemment que les Nymphes connaissent des appellations
variées non seulement en Grèce, mais encore dans les différentes aires de
civilisations européennes. En pays
latin, elles portent en général le nom de Camènes, catégorie
marquée par une importante dimension
poétique et prophétique (elles ont d’ailleurs été assimilées aux Muses), mais également de Lymphes, ces dernières étant
particulièrement liées aux eaux.
Qui sont les Nymphes ?
Suivantes de Diane, la Déesse
lunaire qui personnifie dans le microcosme la pensée dianoétique (c’est-à-dire discursive, raisonnante : c’est pourquoi elle est toujours en
chasse), elles incarnent l’impact de la
pensée divine et sa pénétration dans la nature matérielle. C’est pourquoi
la fable nous les montre volontiers dansants près des sources ou habitant les
arbres et les rochers.
Leur nom évoque également la notion de mariage et de fiançailles : les fiancés sont nymphai
et nymphoi.
Elles président notamment au bain rituel,
et la « porte des nymphes »
désigne l’organe sexuel féminin.
C’est là un puissant faisceau d’indices
symboliques qui nous poussent à
contempler le mystère suivant : les nymphes nous baignent à la
fois du dehors et du dedans. Elles nagent dans les lacs et les ruisseaux
comme dans notre liquide céphalo-rachidien, ou les eaux amniotiques qui
portèrent notre existence ici-bas. Bref : elles habitent nos moindres humeurs, et il n’est pas interdit de
croire que les Néréides de la mer sont
le même esprit d’amertume que celles de nos larmes.
Elles président aux
passages existentiels et aux métamorphoses de l’âme comme à celles de la
nature ; aussi l’entomologie appelle-t-elle phase nymphale l’étroite et périlleuse issue qui permet de passer
du stade larvaire au stade…Imaginal.
Ces Dames du Destin nous
administrent ainsi les sacrements
secrets de la nature qui jalonnent notre vie intérieure, en liaison
analogique avec la marche éternelle des saisons : elles président à nos émerveillements, ces instants nymphaux qui font
bourgeonner nos âmes en promesses de floraisons futures. Elles y trouvent,
bien sûr, leur compte, car, telles des abeilles
invisibles, elles ne manqueront pas, le temps venu, de butiner nos corolles psychiques pour y récolter le nectar de
l’expérience en vue de confectionner leur miel d’azur, dont les Dieux
nourrissent leur éternité et leur omniscience.
Ainsi, nous appellerons nymphatique le Petit Peuple des talus et des haies, et lymphatique celui qui
batifole dans nos humeurs internes. Il y a donc ainsi des exothées, les Dieux de l’Olympe qui règnent sur
l’univers dont ils sont les Puissances Souveraines, et les ésothées, divinités de l’Holymphe
qui hantent les paysages sereins ou tourmentés de nos psychés. Finalement, la religion n’est rien d’autre que la
reliaison de ces deux mondes et de ces deux catégories d’êtres, par le
truchement de l’interface humaine.
Les êtres lymphatiques en effet sont en symbiose avec nous, ils sont, pour ainsi dire, nos commentaux.
Car chacun y trouve son compte : les Génies, d’abord. Nous avons vu plus tôt
que leur existence dépend de l’impact du regard divin sur la Nature matérielle.
Or, cette existence reste latente et
incomplète si elle n’est pas en quelque sorte activée, actualisée par un regard
humain. En d’autres termes, la divinité extérieure, omniprésente dans
l’univers, ne passe de la puissance à l’acte qu’en présence d’un intellect qui,
littéralement, vient la contempler et, par le culte, la fait croître et germer,
c’est-à-dire lui permet de se manifester comme divinité en acte ici-bas. C’est
le sens de la parole rituelle macte esto « sois
augmenté ».
Ce mode particulier
d’existence impersonnelle, hypostasiée de l’extérieur et de façon
discontinue, trouve son expression mythologique dans le fait que les Gens d’Éther ne portent pas de nom, et surtout qu’ils ne sont pas considérés comme éternels à l’instar des Dieux, mais comme
sempiternels ou de très longue vie.
D’ailleurs, une catégorie particulière de Démons, les Démons liturgiques (Hiérodémons), a une durée de vie
très particulière, qui est celle du rituel où ils agissent, et qui s’interrompt
lorsque cesse celui-ci. Ce sont ces Démons, par exemple, qui viennent habiter
les statues de culte, ou qui fournissent aux hommes des oracles.
Mais revenons aux Nymphes :
leur action symbiotique se montre dans le fait qu’elles cherchent, afin d’en
obtenir bénéfice, à susciter chez
certains humains (qu’elles choisissent à cette fin), leur propre vision, et plus si affinité. C’est le cas par exemple
lorsqu’elles doivent faire passer un message de l’éternité dans le quotidien.
Elles n’hésitent pas, alors, à emprunter des formes animales comme celle, par
exemple de la libellule (petite
libelle), demoiselle des ruisseaux
murmurants (ce sont justement les Camènes
chantantes du Pays Latin). Il vaut mieux, alors, savoir déchiffrer le nymphogramme.
Gare à celles ou ceux qui y manquent : les Camènes, comme tous les animaux, savent être cruelles.
Ainsi, certains humains ont-ils reçu des Nymphes une morsure destinale, l’assignature. Cette marque les rend
très particuliers et leur font souvent adopter un comportement et un langage
étrange, que leurs contemporains jugent en général déplacé, voir dément. C’est que les Nymphes ont cherché là à provoquer leur propre quête, et à emmener
l’humain vers les contrées mystérieuses et, à terme, vers les divinités dont
elles constituent le cortège (le
plus souvent celui d’Artémis, de Pan, d’Hécate ou de Dionysos).
Cette folie nymphale appelée nympholepsie peut avoir des aspects douloureux, voire tragiques : le
« fada » n’est pas
toujours à l’aise dans la société des hommes, bien qu’il soit aussi le « ravi ». Et la quête de Socrate l’a amené à boire la ciguë.
Mais les noces
surnaturelles s’avèrent encore plus dangereuses : les contes nous enseignent qu’elles
tournent souvent mal pour les nymphogames. C’est le cas par
exemple de celles que contracta la célèbre Mélusine
avec son amant mortel, Raymondin. Cependant, il arrive aussi que le mariage
réussisse : c’est le cas de celui de notre bon Roi Numa et de son épouse, la nymphe némorale Égérie, qui lui enseigna la plupart des Traditions qu’aujourd’hui
nous nous honorons de suivre ! Car
nous pratiquons une religion Féérique et nous en sommes fier !
Au-delà de l’élection
féale de mortels d’exception, ces « mousikoi androi »
dont Hésiode est un des exemples les
plus connus, le Petit Peuple, présent autour de nous et en nous depuis les
origines, tout comme les mitochondries
au cœur de nos cellules, est un auxiliaire
précieux de la vie spirituelle de chacun et chacune d’entre nous.
On aura remarqué la présence, dans beaucoup des cortèges divins, d’êtres purement surnaturels et mythiques (comme les Satyres ou les Nymphes)
mêlée à celle d’êtres humains ou d’origine humaine (comme les ménades ou les spectres), que l’appartenance ou sacré cortège a en quelque sorte mythifiés ou surnaturalisés. Nous avons
là, exprimé sous le voile de la fable, une révélation de première importance
sur le rôle que joue la gent démonique
dans notre intégration progressive à la vie divine.
L’exemple le plus intéressant à cet égard est celui des Courètes et des Corybantes, souvent confondus à tort. Les Courètes, comme on l’a vu plus haut, sont des Génies primordiaux qui dansèrent une danse armée autour du berceau de Zeus afin que leur père, le
Dieu Cronos, n’entendît pas ses
vagissements. Aujourd’hui, des compagnies de danseurs reproduisent rituellement
cette danse extatique. Ce sont les Corybantes,
danseurs armés de la Déesse Rhéa, la
Mère de Zeus. Par ce rituel, ils se rendent
contemporains de leurs modèles mythiques et deviennent comme eux, dans
l’extase, les Gardiens de la Présence,
les Prétoriens de la Foudre.
Fig.5 : Courètes
Il en est de même pour les Bacchants et les Ménades
qui célèbrent les Mystères de Dionysos :
ils entrent dans le Saint Cortège du Dieu et accèdent ainsi à la Vallée Sacrée
de Nysa où ce dernier vécut une
enfance paradisiaque parmi les Satyres et
les Nymphes. Il y a donc, grâce au
Petit Peuple omniprésent, une voie
rituelle ou mystique ouverte pour tous et chacun vers la Grande Merveille.
Encore faut-il ne pas en avoir été sciemment éloigné par des doctrines aberrantes et calomniatrices à
l’égard les Petites Gens.
Enfin, tout un chacun possède, nous l’avons vu, un Démon Personnel. Celui-ci relève du domaine lymphatique :
c’est lui qui en est d’ailleurs le prince et l’organisateur ; et, à ce
titre, c’est lui qui permet ou non à nos âmes de tisser des liens avec le domaine nymphatique,
afin de devenir des âmes religentes et non négligentes. Car nous sommes
avertis : « Gare à ceux qui
s’égarent loin du regard des Fées ! Ils s’en vont à jamais dans des
vallons absurdes » (Tables
Démétriennes, XXXIV, Le
Chemin des Camènes)
Certains hommes s’éveillent
à leur Démon quand il leur arrive parfois de croiser son regard dans leur
obscurité intime ou dans leurs lointains souvenirs d’enfance ; ils perçoivent
aussi le reflet de son regard dans leurs émerveillements
fugitifs devant l’éphémère splendeur des choses. Peut-être est-ce là la raison d’être des « peuples divins » : Elfes, Lutins et Fées ne
seraient alors rien d’autre que la démultiplication
de ce regard démonique provenant de « derrière » nos yeux.
Et l’émerveillement résulterait alors de la rencontre entre le dehors et le dedans,
provoquant en nous l’allumage de
l’étincelle elfique, c'est-à-dire l’avènement du Démon perçu désormais
comme compagnon et comme maître
intérieur. La flamme ainsi allumée par cette rencontre delphique et musiaque est celle du « connais-toi
toi-même » et nous entraîne du même coup à obéir à l’injonction
pythagoricienne de « connaître son Démon » (vers dorés, 62) ; c’est une flamme voyante, un œil igné, un serpent
Uraeus, et c’est la flamme de notre Vesta intime qui s’allume et qui
indique que notre demeure est pure et que nous sommes désormais maîtres chez
nous : les Prétendants ont été chassés.
Ainsi donc, les Nymphes
et les Faunes sont les clins d’œil
de notre démon, entrevus dans le miroir des feuilles constellées de rosée. Mais
en voilà assez de ces bavardages nympholeptiques !
Ô Camènes jolies, ne
cessez jamais de chanter vos cantilènes sur mon chemin semé de
merveilles ! Omen sit !