L’Abécédaire du Petit Père Païen
B comme
Bisounours, Bunny (fluffy), Bien et Mal
Le Bien n’a pas bonne presse dans notre
milieu, le Bien est mal vu.
Il en est du Bisounours
comme du Bobo et du New-ageux : tous et chacun s’entendent pour les
conspuer ; ils sont partout, mais personne n’en est !
Sans doute la morale,
qui prétendait distinguer le bien du mal, apparait-elle désormais pour nous
autres, Païens, sous un jour trop monothéiste ; elle nous rappelle sans
doute Adam et Eve, le Dieu punitif et la Loi…Morale d’enfant de cœur, morale de
pensionnat qui a servi à opprimer des générations d’hommes et de femmes ;
morale obsolète qui ne convient plus à une humanité libre, entendant s’affranchir
de ces contraintes absolues dictées de l’extérieur, pour leur préférer une éthique plus intérieure et plus
relative…
Ce qui vaut pour le microcosme Païen est largement valable
pour le reste de la société, devenue elle-même profondément allergique à la
morale dualiste, et gagnée depuis
longtemps par un relativisme généralisé devenu lui-même norme. Il est désormais
suspect de parler en termes de bien et de mal, et, à le faire, l’on passera
facilement pour un fanatique, voir un inquisiteur.
Et cette allergie dépasse largement les clivages politiques,
puisque la seule norme désormais acceptable, de l’extrême gauche à l’extrême
droite, est celle de la rébellion
contre le « système » honni qui enserre les gens dans le carcan de la
morale bourgeoise (tiens, encore un B
que personne n’assume !).
Aussi l’époque est-elle au persiflage et au cynisme
élégant ; il est désormais de bon ton d’être rebelle, et nous faisons nos
délices de la dérision, autrefois privilèges des élites, désormais largement
diffusée. Nous vivons l’époque dérisoire de la Dérision pour tous, de la
Rébellion obligatoire, nous étourdissant dans un grand bal masqué où tous les
invités ont acheté à bon compte le costume du Poète Maudit : ce bal où
tout le monde est revenu de tout, et qui ne mène nulle part, s’appelle postmodernité, mais certains l’ont
appelé « Âge du Loup »
avant qu’il ne commence.
Dans ce monde désormais désorienté,
les individus ont perdu tout repère et naviguent à vue, car le ciel leur est
désormais inaccessible. Aucune référence située au-delà de leur horizon
existentiel ne permet plus en effet de fonder leur action. Ils errent donc dans
un labyrinthe qui les enferme dans leur horizontalité, et leur morale depuis
longtemps privée de fondements métaphysiques est devenue utilitaire à force
d’être superstitieuse : elle n’est plus qu’une réaction désespérée face
aux tsunamis de l’absurde.
Et la dépolarisation
de notre être-au-monde est justement une des caractéristiques principales de
l’époque crépusculaire que nous vivons (« fragmentation schizomorphe de
l’Occident », écrit Antoine Faivre) ; elle s’auto-entretient et se
renforce elle-même, nous précipitant vers l’état le plus éloigné possible de
notre essence, le plus proche possible du non être (sans jamais cependant nous
y plonger entièrement : nous verrons plus bas pourquoi). Le Mal devient prépondérant lorsqu’il finit
par se faire oublier ; l’oubli est d’ailleurs son premier symptôme. La
foule amnésique et gesticulante avance désormais vers le vide où elle sera
lentement précipitée, comme toute poussière matérielle dont elle est l’image
spirituelle.
Mais les tenants du Mos Majorum sont naturellement
habilités, comme toutes celles et ceux qui n’ont pas abdiqué la souveraineté
traditionnelle, à rappeler quels sont les
fondements métaphysiques qui guident l’action humaine. La
« Morale » est, effectivement, la science des mœurs, et celles des Anciens sont censées être restées
reliées à leurs principes.
D’où viennent le Bien
et le Mal ? Existent-ils de toute éternité ? Sont-ils, comme il semble à la foule, deux termes égaux et symétriques
dans leur relativité ?
Le Bien n’est autre
que ce qui fait qu’il y a quelque chose, plutôt que rien.
Lorsque l’Un se révèle en tant qu’Un, il devient l’Un qui
est : il est entré dans l’Être, mais son inquiétude l’a déjà éloigné de
lui-même. L’épanchement éternel de l’Un dans l’Être : voilà
l’insaisissable Bien. Insaisissable, mais source de tout ce qui est : l’Être est le symptôme du Bien. Ce qui
est, tout ce qui est présent, est ce qui est bon, c’est-à-dire ce qui participe du Bien.
Ainsi les sages d’antan ont souvent comparé le Bien à un
soleil, le soleil intelligible, qui
serait la source de toute réalité, comme notre soleil sensible est cause de
toute vie et de toute visibilité. Le cœur du soleil serait une absolue ténèbre,
éblouissante et infinie, qui se transgresserait elle-même pour se changer en
son contraire, la lumière éclatante qui rayonne à l’extérieur pour révéler
toute chose à toute chose et toute chose à elle-même.
Le Bien, l’Essence et
la Totalité, quoique distincts, ont donc partie liée. Il s’ensuit que le Mal apparaît comme ce qui vient contrarier ces trois termes, et
qu’il est par conséquent second par
rapport à eux, comme la réaction est seconde par rapport à l’action. En effet,
la Ténèbre superluminique de l’Un, de qui émane de toute éternité, sans action
ni calcul, la lumière intelligible qui révèle l’Être, ne saurait avoir de contraire. L’Un ne saurait donc avoir de
second ; il n’est pas numérique et ne s’oppose à une aucune multiplicité.
Au demeurant, cette Ténèbre n’est perçue comme telle que par la radicale
incapacité de tout intellect à l’appréhender, et ne peut être appelée
« Mal », ni quoi que ce soit d’autre.
Mais l’au-delà du Bien et du Mal ne peut se trouver que dans
le suprême paradoxe de la coïncidence
des opposés ; dès lors que l’Un s’épanche hors de lui-même, en effet,
se manifeste la dualité : le Bien n’est que le nom que l’on donne à cet
épanchement à la fois nécessaire et éternel. En conséquence, toute négation
d’une polarité morale, au niveau des étants, n’est que supercherie, et relève
d’une stratégie du Mal pour masquer sa propre action.
Mais en quoi consiste
le Mal ? Précisément, en rien.
Le Mal n’a pas de consistance, car il est pure opposition. Opposition à l’être,
opposition à la totalité. Son existence est toujours une existence d’emprunt,
une imitation, même si elle a un certain caractère de nécessité :
assurément, il faut pourtant chercher la
racine du Mal dans la Divinité.
Pour se transgresser lui-même, l’Un doit franchir une
limite. Cette frontière n’a d’existence que virtuelle, car elle est
continuellement abolie et, simultanément, toujours rétablie. Mais elle permet à
l’Absolu de s’aliéner, de
s’affranchir de lui-même, autrement dit, de se renier lui-même. C’est cette
couronne qui fait le Roi, c’est elle qui manifeste le Dieu comme Seigneur, car
elle sépare éternellement le Même de l’Autre et distingue Saturne Sujet de sa
Nature Objet.
Mais elle est potentiellement
ennemie de toute complétude et de toute unité, puisqu’elle est principe de
séparation et de fragmentation. Il suffit en effet qu’elle oublie de s’oublier,
que le serpent ourobore qui unit et
sépare simultanément l’Un et le Tout cesse de se mordre la queue pour que le
désordre apparaisse et que le manque se mette à proliférer : une lézarde obscure s’ouvrira alors dans le
continuum de l’être, dont les branches s’étendront à tous les cieux postérieurs
en foudres d’ombre, en ronces cosmiques envahissantes.
Cependant, aux étages supérieurs de l’Être, dans les mondes
intelligibles où vivent les archétypes, cette
tendance est contenue, et la foudre obscure du Chaos est vite occultée par
la foudre claire du Démiurge. C’est ce que célèbrent à l’envie les récits de
toutes les Traditions qui mettent aux prises Dieux et Titans, Deva et Asuras ; et les forces du Chaos,
vaincues dès avant les débuts du monde, lui servent d’ailleurs de fondements.
Ainsi, Apollon est
justement vainqueur de Python au centre même du Monde, Marduk fait des deux moitiés de Tiamat déchirée les hémisphères cosmiques, et Seth, à la proue de la Barque Solaire, harponne à jamais le Serpent
Apopis, sur le dos ondulant duquel
navigue, précisément, le victorieux navire divin. Dans ce cas, il est
intéressant de noter que le Mal est
neutralisé par sa structure même : ennemi de l’unité, c’est sa dualité
qui est utilisée pour faire en sorte qu’il s’entrave lui-même et soit, à son
(ses !) corps défendant, utile à l’ordre cosmique qu’il abhorre. Il y a
là, nous le verrons, un paradigme de l’action humaine devant les manifestations
existentielles du Mal.
Aussi, le mal est-il, dans les Cieux et les Mythes, éternellement vaincu : on peut
même affirmer que c’est là sa raison
d’être, son office. C’est pourquoi, au sein des Panthéons, une figure
divine est en général préposée à porter ce rôle nécessaire, et à regrouper
autour d’elle les forces de la rébellion à l’Être et à son harmonie. C’est le Deus
Alienus, Dieu du Non et despote des Non-Dieux, personnifiant
l’opposition à toute personnification, Puissance de l’Impuissance, perfection
de l’échec…Cette figure mythiques est éternellement vaincue, mais jamais détruite : c’est Typhon coincé sous l’Etna, Seth gardant la proue céleste, Loki en son éternel supplice, etc.
Isolé des autres Dieux dont il est l’ennemi, il reste en général intégré dans
le Panthéon dont il est comme l’ombre portée ; il rappelle que le Non-être reste à jamais le piédestal de l’Être.
Pourtant, le Mauvais
Dieu n’est pas entièrement privé de sa capacité de nuire.
Si le temps circulaire des Mythes le circonscrit étroitement
dans son rôle d’éternel vaincu, sous la garde des autres puissances du Panthéon
garantes de l’harmonie cosmique, il garde cependant une puissance sur ce qui
échappe à cette circularité. Et dans ce cas, sa faiblesse constitutive se change en une force incommensurable,
car on a dès lors changé de plan ontologique : c’est pour cela que
l’affirmation néoplatonicienne de l’inanité du Mal et de son évanescence peut
sembler scandaleuse, car elle concerne le Mal du point de vue métaphysique, et
non du point de vue empirique.
Il advient en effet que le Mal, littéralement, se déchaine, et qu’il brise les liens
circulaires du Mythe pour s’échapper et venir envahir notre monde. C’est
d’ailleurs lui qui, selon une certaine perspective, en est l’origine.
Un mythe, d’importance capitale dans les Traditions
gréco-romaines, rend compte de cette fuite catastrophique du Mal hors de sa
prison : le mythe Orphique du
Démembrement de Dionysos. On dit que les Titans, pour venger leur défaite, s’en sont pris à l’héritier de
Zeus, son Fils bien-aimé Dionysos. Après l’avoir attiré par des jouets servant
de leurre (miroir, toupie, osselets), ils se saisissent de lui, le démembrent,
puis le cuisent et le mangent. Ce repas, constituant l’inversion funeste du
sacrifice, est le fondement du mal ici-bas. Zeus, furieux, foudroie les Titans
sacrilèges, et de leurs cendres naissent des vers qui s’en nourrissent. De ces
larves viendront plus tard les humains, mêlant en leur chair les titans
foudroyés et le Dieu dépecé.
Le monde dans lequel nous vivons est donc un monde mêlé où s’entrelacent
inextricablement le Bien et le Mal, le Dionysiaque et le Titanique. L’action
humaine, nonobstant sa difficulté intrinsèque, peut donc être fondée sur des
principes de guidance permettant de neutraliser les effets du Mal à son niveau,
même si, sur ce plan, c’est le Mal qui a l’initiative et dispose de
l’efficacité maximale.
En effet, il est sur son terrain : c’est lui qui a
déformé le temps circulaire pour le remplacer par un temps linéaire où il est tout à son avantage, pouvant différer indéfiniment le moment pourtant
inévitable de son échec. A cet échelle, en revanche, l’Homme est perdu,
noyé dans l’immensité indéfinie de la durée qui favorise et entretient son
amnésie.
C’est également le Mal qui a planté les décors du drame, et
les a agencés pour obtenir un effet de distraction maximale sur l’Homme :
la matière agit comme un voile qui
sépare toute conscience d’elle-même et la rend opaque à elle-même. Elle égare les âmes dans une sorte de
labyrinthe et les livre ainsi à l’illusion. Elle conduit à l’apparition d’une forme atténuée de la conscience : la conscience
individuelle, incarcérée dans un horizon existentiel étroitement partiel et partial, et condamnée à l’oubli du Tout.
Enfin, la condition
humaine elle-même implique une tragique contradiction, du fait même de la
cohabitation en l’Homme de l’élément titanique et de l’élément divin : car
l’Homme renferme en lui un appétit
infini dans un monde fini. Il est donc une arme de destruction massive, pour lui-même et pour le Cosmos…Ainsi,
le Mal a réussi le tour de force de réaliser une bombe à détonateur divin, de
retourner en quelque sorte le divin contre lui-même.
C’est donc à l’Homme
que revient naturellement la responsabilité de désamorcer cette bombe.
C’est sans doute ce que nous enseigne le Mythe
de la conception d’Héraclès, où l’on voit Zeus engendrer un fils humain,
conformément à un oracle prédisant que seul un Héros permettrait de vaincre
définitivement les Géants.
Pour vaincre, les Hommes reçoivent l’aide précieuse des
Dieux, mais sans les premiers, les seconds restent impuissants devant le déchainement des forces néfastes.
L’Homme dispose de trois
armes pour neutraliser le Mal dans le champ existentiel où il peut
agir : l’arme rituelle, l’arme mystériale et l’arme morale.
Je ne parlerai des deux premières que brièvement, car elles
feront l’objet d’un article chacune dans l’Abécédaire du Petit Père Païen (C comme Calendrier, rituel, sacrifice
etc. et E comme Ésotérisme, mystères,
initiation).
Le rituel, dont
la pièce maîtresse est le Sacrifice
(quel que soit la forme qu’il prend), peut être compris comme un effort magique
pour restaurer la Totalité lésée ; ainsi, le Sacrifice est ce qui,
essentiellement, s’oppose au sacrilège ;
c’est un acte de réparation cosmique compris comme réitération de l’harmonie
antérieure au Temps linéaire.
Les Mystères
consistent essentiellement en un acte de remémoration (anamnesis), comme remembrement du Dieu Dispersé
(« Rassembler ce qui est épars ») et comme souvenir de la véritable essence du Mal. Il est la prise de
conscience, par transmission, que le Mal s’oppose à lui-même, et qu’il ne peut
vaincre, dans la mesure où sa victoire totale consisterait, paradoxalement, en
sa défaite même, puisque le parasite ne peut survivre à son hôte.
Une telle gnose
servira alors de guide à l’action
rituelle et morale. En effet, elle implique que le mal ne doit jamais être
combattu de front, car une telle gesticulation ne fait que le nourrir (ce qui
malheureusement se vérifie chaque jour dans notre monde moderne oublieux des
Principes), mais qu’il doit être habilement canalisé et retourné contre
lui-même. C’est pourquoi nous, Païens, au grand dam des Monothéistes, rendons
un « culte » aux divinités adverses et éloignons les Démons parasites
au moyen de rites dont la complexité leur échappe largement.
Mais c’est assez sur ce sujet. Il s’agit maintenant
d’aborder le cas de l’action morale, c’est-à-dire des règles de vie et d’action
qui permettent d’orienter le champ
existentiel vers la cohérence cosmique, moyennant son irrigation par les
puissances divines garantes de l’harmonie et de la complétude, ce qu’en
d’autre termes on nomme l’obtention de la Pax Deorum. Or, en ce monde, comme
les Romains l’avaient fort bien compris, l’initiative revient aux humains.
Tout d’abord, il s’agit de neutraliser l’hybris inhérente à la nature humaine. Pour désamorcer
la bombe humaine et éviter que l’appétit sans borne qui fut enfermé dans notre
corps ne provoque notre destruction mutuelle et celle de notre environnement,
il faut que l’Homme puisse vivre en
société, afin que les egos se contrarient les uns les autres. Et c’est là
le domaine des vertus politiques.
Porphyre en dénombre quatre :
la Tempérance, le Courage, la Prudence et la Justice.
Ces quatre vertus délimitent en quelque manière le champ moral de tout individu. Les trois premières correspondent
aux trois « étages » de l’âme humaine telle que l’envisageait
Platon : à l’âme « végétative », constituée par les appétits, et
tendue entre la douleur et le plaisir, vient s’adjoindre la tempérance ;
l’âme « irascible », encline à la colère, est modérée par le courage,
et l’âme « rationnelle » par la prudence. La Justice apparaît d’une certaine manière comme la vertu des vertus,
puisqu’elle est la synthèse des trois autres, leur équilibre, et consacre la
maîtrise de soi et la vie harmonique de la société, évitant sa destruction par
le stasis ou guerre civile du fait du
déchaînement des passions.
Car pour nous, Hellènes, le contraire de la vertu n’est pas
le vice, mais la passion. La passion
est un désir qui ne se connaît pas, et qui, par cette ignorance, se voit
parasité par des agents néfastes (les mauvais
démons) qui l’orientent dans un sens centrifuge
et destructeur. La passion n’est pas l’enthousiasme, comme aujourd’hui tout
un chacun se plait à le dire, mais elle n’est que le spectre d’une vertu morte,
le sceptre brisé d’une souveraineté perdue. L’homme intègre est donc celui qui a réussi à restaurer en lui une certaine
totalité, fut-elle microcosmique.
Car, soumis aux passions, l’homme ne s’appartient plus, tant
individuellement (maladies), que collectivement (guerres et violences), et ses
appétits déchainés l’éloignent de son essence divine. Là encore, un mythe illustre à merveille cet état de
l’humanité : celui de Télémaque aux
prises avec les Prétendants. Ces derniers représentent les passions qui
« mangent » notre maison et maintiennent son maître dans un état de
servitude indue.
Si la vie en société, par l’instauration des Cités et de leurs lois, a pour fonction
principale de rappeler le chaos à
l’ordre dans le champ existentiel, elle n’a cependant qu’un rôle propédeutique. Son but est surtout
de permettre aux individus qui la composent de prendre conscience de leur
limitation, et de faire émerger en eux le souvenir du Tout ; elle doit, si
elle est bien conduite, favoriser l’émergence de la contemplation en écartant la distemplation, c’est-à-dire la
dispersion de l’âme et son épuisement. Car le centre de toute cité est le Temple,
qui n’est autre que l’ambassade suprême du Divin. C’est là que doit parvenir, in fine, tout citoyen et toute
citoyenne, au faîte de la Cité comme de lui-même, et les fêtes rituelles sont
là pour nous rappeler cet ultime rendez-vous avec notre nature profonde.
Ainsi, lorsque l’individu est affranchi, par la loi civique,
de son hybris naturelle, et qu’il a recouvré, par la maîtrise de soi, la station centrale de l’Humanité qui est le
statut de roi, il doit cultiver d’autres vertus, celles que Porphyre appelait vertus théorétiques ou contemplatives.
Elles doivent nous permettre, cette fois, de recouvrer notre propre nature et
de renouer avec la divinité qui est en nous (c’est là, d’ailleurs, le sens
premier du mot religio). Si les vertus politiques peuvent avoir un aspect
aliénant par la contrainte extérieure qu’elles exercent sur nous, les vertus
contemplatives, au contraire, naissent spontanément du sein de notre âme, comme
des perce-neiges qui annoncent le printemps.
A ce stade, la morale
semble donc disparaître au profit d’une action spontanée, qui est l’action héroïque du Sage. L’acte en
effet n’est plus contraint, calculé, mais il coule de source et s’apparente
plutôt à une danse ou à un rayonnement. Cette
action-là est conforme à celle des Dieux, car elle est désormais tournée
vers l’Être, vers la Totalité et son centre, et non, comme auparavant, vers la
périphérie insignifiante. Le moi n’a pas disparu, mais il s’est retourné vers
le Soi ; c’est bien lui qui agit, désormais, et il n’est plus agi en un comportement
machinal.
Cette métanoïa (conversion, changement de
cap, c’est-à-dire…de tête), nous fait passer de l’état paranoïaque à l’état pronoïaque.
Le premier est l’état « normal » de la plupart des
contemporains de l’Âge Sombre, c’est-à-dire de la Race de Fer, harassés de faire. Ce sont ces innombrables ombres qui
peuplent notre vie quotidienne de leur démarche automatique, en fixant la
boussole narcissique de la désorientation. Ceux-là sont au comble de
l’aliénation et ne le savent même plus. Ils n’agissent plus mais sont agis, ne
parlent plus mais sont parlés, ne pensent plus mais sont pensés. Ils ont depuis
longtemps abdiqué leur raison au profit du sentiment, et depuis peu le
sentiment au profit du ressentiment. Leur seule volonté consiste à « en vouloir »
à autrui, à eux-mêmes, et au monde : ils se lamentent pour une vessie
pleine d’air qui est passée à gauche ou à droite, et se mettent en colère parce
que les nuages voilent le ciel bleu qui leur est dû. Leur mémoire remonte à
mardi dernier : ce sont les gens du
Léthé, noyés dans leur moi. Ils ne parlent pas, mais bavardent, ils
n’agissent pas mais gesticulent, et surtout ne décident pas, mais gèrent. Ils
sont fatigués de naissance, car en eux l’humanité s’étiole.
Le second état est
celui de l’Humain Véritable (alethinos anthropos) qui, à chaque
instant, s’émerveille de toute chose éclose en son bourgeonnement toujours
neuf. Cette homme-là vit dans une perpétuelle reconnaissance, mais ne prétend
pas pour autant embrasser tout d’un amour abstrait : il a à cœur d’être
bienveillant avec tout être, fut-il un de ces mânes à l’âme châtrée et au
regard vide qui prétendent peupler le monde, mais qui l’encombrent du
grouillement bavard de leur pensées parasites. Pour cet homme-là, tout arrive
pour le mieux, car il a recouvré la conscience du tout, et d’abord la
conscience de lui-même comme tout. Il
est roi et le monde est son palais ; il ne peut plus désormais
confondre colère et courage, plaisir et joie, soupçon et prudence. Il est juste et adroit à la fois, car il
connaît la place de toute chose (et ainsi réussit-il l’épreuve de l’Arc) ; le monde n’est pas, pour lui, travaillé
par le sinistre complot de ses semblables honnis, mais il est au contraire le
présage heureux d’une conspiration tissée pour son bonheur. Cet Homme-là, et
lui seul, réalise pleinement la nature humaine : il est Homme en vertu de
l’omnitude ;
il est le Microcosme.
Cet homme-là est entré, comme Numa en ses jours, dans la Guerre
Joviale, celle de la poésie et de la gnose où le Bien réside en la
synchronicité du Beau et du Vrai ; il est entré dans un état nuptial perpétuel, réconcilié à jamais avec son désir comme
signe en lui de la présence divine, et il peut dire en connaissance de cause,
comme lors des noces dans notre Tradition Hellénique : « j’ai fui le mal, j’ai trouvé le mieux ».
Cet homme-là a épousé la Fée et, lorsque le fait frappe à sa porte et que le
tracas tente de l’asservir, il répond calmement : « Moi, je
sacrifie ». Car il sait qu’il est, grâce à la Loi (Lex), le Roi (Rex), et
non plus la chose (Res), il sait ce
qui dépend de lui, et ce qui n’en dépend pas.
Il est le Roi du Pays
caché, et en ce lieu, « nous resterons volontiers ».
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