dimanche 7 juillet 2013

Lettres sur l'Atlantide

   L'article qui suit est le résultat de la correspondance que j'ai échangée avec un ami sur le mythe de l'Atlantide. Il en reprend les idées principales et prétend les développer et les approfondir.
 
   Quoi de plus passionnant et de plus mystérieux que l'image de ce continent perdu ? Quel sujet plus adapté pour qui prétend naviguer sous des latitudes spirituelles ? Mais quel sujet, en même temps, plus glissant pour le petit monde du Paganisme francophone en sa période formative ?
 
   Car ce continent est d'abord le lieu où se sont donné rendez-vous depuis des siècles tous les délires possibles et imaginables. C'est la pierre d'achoppement du réel et de l'imaginaire, le miroir aux alouettes des occultistes de tous poils, avec ses frères en géographie occulte que sont Mû et Lémuria...
 
   Qu'on attende pas de moi une énième affirmation du caractère réel et géo localisé de l'Atlantide à coup de longues démonstrations tectonico-archéologico-ufologiques : ce n'est pas la tectonique des plaques qui m'importe ici, mais la tectonique des âmes.
 
   Car l'Atlantide relève d'une géographie qu'Henry Corbin aurait volontiers qualifiée d' "imaginale" : celle des continents de l'âme, qu'il est vain de chercher sur les cartes, et dont il est encore plus vain de chercher des vestiges ailleurs que dans Platon.
 
   Et non seulement ce continent d'outre-occident ne relève pas d'un autre espace que celui du désir, mais il relève encore d'une Histoire différente, tissée d'évènements éternels, dont la succession obéit à une nécessité intérieure, qui est celle des métamorphoses jalonnant la vie des âmes. Les saisons qui scandent le climat de telles contrées sont celles d'un temps des profondeurs, le temps d'avant la naissance. C'est, comme dit Salloustios à propos des mythes, le temps des choses "qui n'eurent jamais lieu, mais qui furent toujours".
 
   Les amateurs de Triangles des Bermudes ayant donc été débarqués (à la grande joie de mon ami et correspondant), je pus embarquer tout à loisir en bonne compagnie pour aller explorer les parages de ces terres improbables afin de rendre compte de leur topographie sacrée, et, les Dieux aidant, d'en tirer des enseignements utiles à mon métier de navigateur du sens.
 
   Tout d'abord, il convenait à mon sens de préciser le rôle majeur que joue ici Poséidon, le Seigneur de ce continent Platonicien.
 
    En tant qu'Ennosigaios et que Gaïeochos, il est le "Seigneur et Maître" de la Terre, et son époux. En tant que Dieu des séismes, il la secoue d'ailleurs à tous les sens du terme...Puisqu'il est le très fécond (Genesios), le fondateur de nombreuses lignées humaines dans tout le monde Grec. En un sens, il est  le Seigneur de l'Existence et du Devenir, dont il préside les plans et les cycles. Par rapport à ses frères divins, il occupe en effet la position médiane, et, pour ainsi dire, équatoriale dans la sphère de l'Etre. Rien d'étonnant dès lors à ce qu'il soit le fondateur de la lignée des Rois Atlantes.
 
   Mais il y a autre chose, il est vrai, car, dans la plupart des Cités Grecques, le Dieu se trouve à l'origine de leur existence géographique même (aussi l'appellerai-je volontiers le Choroplaste, le "faiseur de pays"). Mais ensuite, il perd systématiquement la partie avec les autres divinités dans sa rivalité avec elles pour le titre de poliade. C'est par exemple le cas avec Athéna, qui représente l'exact opposé de Poséidon et son complémentaire parfait dans le Panthéon : elle est calme et réfléchie quand lui, Dieu des tempêtes, est furieux et impulsif ; elle est verticale et axiale quand il est périphérique et horizontal comme la mer qu'il dirige ; elle est unique lorsqu'il est nettement marqué par la dualité (voir à ce sujet les nombreux jumeaux qui parsèment son mythe), dans son double règne chthonien et maritime, dans son double mois hivernal de Poseideion qui répond au mois estival de Skirophorion consacré à la Déesse, etc.
 
 
    La spécificité posidonienne de l'Atlantide s'exprime d'abord dans la propension des Atlantes à être arrogants et égoïstes, ce qui correspond à la dégénérescence de leurs qualités premières de puissance militaire et de prospérité. S'ils subissent une catastrophe, dit Platon, c'est en effet que l'élément divin a fini par céder le pas chez eux à l'élément humain. Or Poséidon est à mon sens, en tant que Dieu fécond des fondations, celui qui donne à toutes choses l'impulsion initiale, et qui lance l'expansion indéfinies des ondes dont il est le Maître, en tant que Seigneur des colonisations. 
 
   Or, cette extension indéfinie des horizons, si elle ne trouve pas son terme nécessaire, finit par se retourner contre elle-même en contrariant son propre mouvement générateur. Ainsi, l'onde qui s'est élancée vers les confins revient-elle sous la forme d'un Tsunami pour détruire ce qu'elle avait elle-même créé par son propre départ. Sans le mors d'Athéna Hippia, Poséidon Hippios en son galop sans fin s'épuise et meurt...Le Dieu, en conjonction avec son céleste Aîné en tant que co-démiurge, préside aux cycles et aux périodes qui rythment l'espace-temps. Les enceintes concentriques de l'Atlantide ne sont à mon sens rien d'autre que la marque de Poséidon, autant que l'image de l'incomplétude constitutive des Atlantes. Elles sont comme les cernes de croissance d'un arbre généalogique, qui est en même temps l'arbre phylogénétique de toute évolution, édifice toujours inachevé.
 
   Car les habitants de l'Atlantide sont marqués au fer de l'incomplétude : obéissant à une logique profane et quantitative, ils sont enchaînés au plan équatorial de la sphère ontologique dont ils cherchent à exprimer et à épuiser toutes les potentialités par leur logique d'expansion indéfinie, tournée en permanence vers la surface de ladite sphère. L'activité "atlantéenne" est, par excellence, celle de la course au profit et aux performances technologique, mais elle se limite au plan matériel.
 
   La défaite des Atlantes devant la proto-Athènes imaginée par Platon est également emblématique de cette opposition paradigmatique entre un peuple "extérieur" et quantitatif et un peuple "intérieur", qualitatif et tourné vers l'essentiel, borné quant à lui par la verticalité de l'Olivier de la Sagesse, mais voué à la victoire par sa plénitude même. Le peuple d'Athéna est le "mors" que la Déesse met en quelque sorte sur les gens de l'hybris. Et Poséidon lui-même n'y est pas étranger, qui préside aux commencements comme aux catastrophes. Conjointement à Zeus qui déclenche les déluges (kataklysmoi), le Dieu au Trident, en tant que Seisichthon, tantôt exhausse et tantôt engloutit les terres dont il conduit la destinée (comme on le voit aussi dans l'Odyssée avec les Phéaciens).
 
   Tout se passe donc comme si les Athéniens étaient les habitants de droit du plan équatorial de la sphère ontologique, dont ils occupent le centre en tant qu'archétype de l'humanité conforme à la sagesse, et à ce titre  tournant le dos aux Atlantes, car orientés, eux, vers le centre. Il faut se les représenter tournant pieusement autour de leur axe, qui est pour eux le seul chemin possible d'expansion, chemin vertical qui les conduit nécessairement hors du plan et les fait accéder aux régions polaires de la sphères, soit par le "haut", vers le pôle essentiel de l'existence, soit par le bas, vers le pôle substantiel.
 
   Car l'activité "athénienne" est une activité immobile, contemplative, qui consiste à connaître la réalité de l'intérieur, non par le biais de sa dimension quantitative mais au contraire par celui de sa dimension qualitative, non par une course vers l'extérieur mais par une course vers l'intérieur, qui est celle des chars ailés du Phèdre. Ce voyage intérieur, auquel nous aspirons nous même, s'effectue par une forme d'enseignement qui n'est pas pédagogique et démonstrative mais initiatique et monstrative (symbolique). Cet apprentissage ne consiste pas en effet à apprendre une doctrine exposée de manière discursive (mathein), mais à éprouver une situation mythique (pathein) qui ébranle l'âme et qui l'incite à passer sur le plan vertical pour entamer son voyage autour de cet axe providentiel que représente l'arbre de la Déesse aux Yeux Pers.
 
   Lorsqu'on à délimité avec soin ces deux peuples mythiques que tout semble séparer, on peut chercher à comprendre le sens des territoires qu'ils habitent et leur expression spatiale dans le mythe platonicien. Il est clair que le secret de cette dichotomie radicale réside dans les fameuses Colonnes d'Hercule. Il me semble en effet qu'elles constituent la frontière symbolique entre le monde mythique et le monde empirique. J'aime aussi à penser qu'elles sont une sorte d'axe de symétrie de cette géographie mythique. Cela n'a rien d'extraordinaire quand on connaît par ailleurs le gout du père Platon pour les symétries spatiales ou temporelles et sa propension à l'ingéniosité mythopoiétique.
 
   Pourquoi ne pas imaginer, en effet, que Platon a inversé le domaine respectif des terres et des mers de part et d'autre des Colonnes d'Héraclès, c'est à dire les deux règnes opposés et complémentaires de l'Ebranleur, en faisant des Atlantes le peuple dominant et central d'un continent dont la Méditerranée actuelle ne serait alors qu'un appendice oriental, aux confins duquel végéterait la petite cité des Athéniens aux bords endormis du Golfe d'Attique, sur la Plaine d'Egée aux mille lacs...
 
   Et que seraient alors les puissants Atlantes, si ce n'est une préfiguration de notre propre civilisation (de nombreux commentateurs y ont vu d'ailleurs l'Athènes de Platon elle-même, à savoir le peuple actuel opposé au peuple mythique), tant il est vrai que, dans une conception cyclique du temps, un évènement situé dans un très lointain passé peut légitimement être considéré comme une prophétie concernant un non moins lointain avenir.
 
   Dès lors, il serait intéressant de construire une anthropologie et une eschatologie atlantéennes, qui servirait à décrire de manière mythique le devenir des Occidentaux que nous sommes. Si les Atlantes "incarnent", pour ainsi dire, l'incomplétude ontologique, car il leur "manque un étage", ils sont confinés sur le plan physique et n'on donc pas, par construction, accès au métaphysique. Autrement dit, il leur manque seulement de...mourir, c'est à dire d'être initiés à une réalité qui les dépasse (si j'utilise ses deux verbes, c'est à dessein, puisque le grec téleutein qui signifie "mourir" est si près de télétê : l' "initiation"). Si j'étais un forge-fable comme l'était le Divin Platon, j'oserais donc imaginer une bataille où, chaque fois qu'un fer attique transperçait une chair atlante, le second se transformerait en le premier. Bref : ce qui manque aux Atlantes, c'est d'être Athéniens, c'est à dire de former un chœur autour de l'Olivier Sacré qui permet de transgresser l'horizon ontologique.
 
   Mais il convient bien sur de nuancer des propos si dualistes ; l'opposition de ses deux paradigmes ne saurait être aussi tranchée : à l'échelle des civilisations, qui sont des êtres collectifs, la composante "Athénienne" et la composante "Atlantéenne" cohabitent comme des tendances, ayant ici ou là des rapports différents suivant la civilisation envisagée.
 
   Pour ce qui est des individus, c'est évidemment différent : si les deux tendances sont présentes en nous, un choix s'impose nécessairement à un moment donné du périple existentiel. En effet, si l'on poursuit la métaphore de la sphère ontologique, un seul homme ne peut avancer à la fois dans deux directions opposées. Or il se trouve nécessairement, hic et nunc, sur la base d'un cône dont le sommet est le pôle nord et la base étant le plan équatorial de ladite sphère.
 
   Pour s'élever, un tel homme aura le choix de passer par l'axe central ou par la surface externe de la sphère. Or, si cette dernière a comme je le crois des propriétés comparables à celle que décrivent Hermès Trismégiste ou Nicolas de Cues, son "centre étant partout et sa circonférence nulle part", il s'ensuit que l'homme qui se dirige vers la dernière se perd, alors que celui qui choisit de passer par le premier le trouve toujours près de lui, voir en lui. L'homme qui choisit la voie Atlante s'éloigne de manière indéfinie, celui qui choisit la voie Athénienne se rapproche de lui-même et de l'Infini. Plutôt que de courir après une hypothétique hypoténuse qui, comme la biche de la fable, s'éloignera toujours plus au fur et à mesure de la traque, et d'aller se perdre dans des déserts illusoires, restons au pied de notre arbre où nous vivrons heureux.
 
  

1 commentaire: