L’Abécédaire du Petit Père Païen
Z comme Zeus, ou
l’Hénothéisme.
Lorsque les Monothéistes, dans un mouvement d’humeur, de
surprise ou de joie, invoquent leur Dieu, c’est
Zeus, involontairement, qu’ils invoquent, mais leur invocation profite à
Typhon, du fait de la trahison des législateurs qui les ont induits en erreur.
Lorsqu’un « Nom
de Dieu » leur échappe, un « Juste
Ciel » ou encore un « Dieu
tout-puissant », ils invoquent « Dieu le Père », le « Très-Haut »
et, à leur insu, la personnalité divine à laquelle ils font allusion et qu’ils
se représentent plus ou moins nettement est le Pantocrator, le Maître de toutes choses, le souverain céleste omnipotent et omniscient qu’ils confondent, la plupart du temps, avec
l’Absolu. Cette confusion n’est pas
nouvelle, d’ailleurs, et, au deuxième siècle de L’Ère vulgaire, le philosophe
platonicien Numenius d’Apamée s’en
plaignait déjà.
Parmi les Néopaïens, particulièrement francophones, peu sont
ceux, malheureusement, qui suivent la Tradition des Hellènes. Mais parmi
ceux-là même qui la suivent, encore moins
sont ceux qui vouent à Zeus, le Maître du panthéon hellénique, une dévotion
fervente. Zeus, en effet, n’a pas
bonne presse, et loin s’en faut, parmi les Païens contemporains. Cela
s’explique, cependant, par de nombreux facteurs, dont deux prédominent, à mon
sens, largement.
Le premier est
d’ordre sociétal. L’ancienne
civilisation Grecque, en effet, est connue à juste titre pour avoir fait régner
un ordre patriarcal des plus
sévères. Ainsi, Zeus souffre-t-il, bien logiquement, du syndrome du mâle blanc cisgenre hétérosexuel (quoique…). On
comprend dès lors le peu de succès qu’il peut rencontrer à une époque où toutes
les formes de domination sont remises, légitimement, en question.
Le deuxième facteur
de ce désamour, quant à lui, relève plus de la théologie, même s’il garde (Zeus oblige !) un caractère
éminemment politique. Zeus, est, en
effet, le Grand Patron. En tant que Cosmocrator,
il est le Maître des Destins, et il
nous apparaît, comme individus aspirant à maîtriser notre existence, en tant qu’Adverse, réel tyrannique contre lequel s’exerce avec plus ou moins de
bonheur notre volonté de puissance. Il représente l’instance paternelle qui, pour être protectrice et rassurante en
tant que figure de l’origine, n’en est pas moins oppressive et oppressante. En
tant que Roi, il représente l’État et la Loi : bref, tout ce qui s’oppose à la liberté et brime
l’individu.
Le Tout-puissant
est le Dieu déjà-là, celui devant
qui l’on se sent tout petit, comme Job
devant Yahvé, ce Jupiter
vétérotestamentaire (peut-être héritier d’un Baâl-Shamaïm cananéen ou
du fameux Zeus Casios du Mont Carmel ?),
qui lui tonne aux oreilles « Où
étais-tu, lorsque Je posais les fondements de la Terre ? » (Job 38,4).
Ainsi, Zeus, Dieu autoritaire (sinon
autoritariste), extérieur et lointain, n’attire pas facilement la
dévotion de nos coreligionnaires, d’autant plus que, handicap supplémentaire,
ses frasques ont été inlassablement
moquées de siècle et siècle, de Lucien à Offenbach, le faisant apparaître comme
un bourgeois misogyne et vulgaire…Pas
de quoi, me direz-vous, allumer un autel.
Or, il est de la première importance, pour un Païen ou une
Païenne de Tradition hellénique ou romaine, de se rapprocher de Zeus, car, en
tant que chef du Panthéon, il revêt
une importance théologique cruciale :
on ne peut en effet, comme nous le verront plus bas, penser le système Polythéiste Gréco-romain sans son référent jovial.
Mieux encore : nous tenterons de démontrer que Zeus est
la référence obligée de toute religion
au sens premier du mot, et
particulièrement de tout système
hénothéiste, ce qui est pour nous, Païens, de la plus grande importance.
Enfin, nous verrons que se
détourner de Zeus revient en réalité à se détourner de soi, car ce Dieu,
qui semble au premier abord si lointain et si extérieur à nous-mêmes, est en
réalité d’une étonnante proximité avec
nos âmes, dont il est, spirituellement, le Père, alors qu’il est le Démiurge
de nos corps (autre point commun avec le Dieu des Monothéismes). Nous sommes,
comme nous l’avons déjà affirmé à maintes reprises, un Dieu étourdi, et une foudre brille au plus profond de notre
être, ne demandant qu’à être libérée moyennant une sorte de Yoga Jovial, une Jouvoie, dont Héraclès serait le fondateur mythique.
Pour commencer à entrer dans la compréhension mythique de la Personne Joviale, il faut d’abord se
la représenter comme double, à
l’image de son Père, Cronos, selon le
témoignage de Proclus dans sa Théologie
Platonicienne. En effet, Zeus est à la fois, selon la théologie poétique d’Homère, le premier des Cronides, alors qu’il est
le dernier des Pères Intelligibles
du système Néoplatonicien. Petit-fils d’Ouranos et fils de Cronos,
il appartient à la troisième génération
de la Théogonie ; il est cependant, dans cette génération, l’aîné des
trois frères qui se partagent la gouvernance du Cosmos qu’ils ont contribué à
organiser et qu’ils peuplent de leurs rejetons divins.
Zeus, Poséidon et Hadès sont les trois Pères
Intellectifs de la théologie de Proclus. En tant que Démiurge, il revient à Zeus d’être le lotisseur de l’être, c’est-à-dire d’assigner à chacun sa part
d’existence, son lieu propre. Et, d’abord, ce sont les Dieux qui font en toute
justice l’objet de cette répartition. Ainsi, Zeus alloue à chacun de ses frères
une part de la sphère existentielle,
et s’en attribue également une. Agissant ainsi, il se comporte en parfait Kshatriya (lotisseur) et
apparaît comme le roi par excellence
qui distribue équitablement les fiefs
ontologiques, en se soumettant à sa
propre loi.
A Hadès revient
toute profondeur, à Zeus, toute hauteur, et à Poséidon, le maître des ondes et des horizons, toute ampleur : Père Dessus, Père Dessous, Père Autour. Ce
sont là les trois étages du Cosmos,
correspondant symboliquement aux trois
états de la matière de densité croissante : Zeus le gazeux, Poséidon
le liquide et Hadès le solide. Les trois Cronides forment ainsi la triple tête du Cosmos visible, en s’en
répartissant les pointes, les éminences : l’Ebranleur du Sol préside aux caps maritimes qui s’avancent dans les
flots, quand l’Olympien se réserve ces proues fendant l’azur céleste que sont
les sommets, et Hadès, qui fait tout
à l’envers de ses frères, préfère régner sur les gouffres, ces caps renversés vers les ténèbres de l’abîme, ces
entonnoirs de l’être.
Mais Zeus, dans cette répartition, n’est pas complètement,
pour autant, l’égal de ses frères. Il est primus inter patres : il est
loti, mais il est aussi le lotisseur. Il est celui que les Destins ont fait
passer de la dernière place dans l’ordre
de l’Être (il est le dernier-né des enfants de Cronos) à la première dans l’ordre de l’Existence
(il est l’aîné de sa fratrie, parce qu’il est « dehors » avant tous
les autres). En lui, l’ordre antérieur, celui de Cronos, s’est en quelque sorte
inversé comme en un miroir.
C’est sans doute en raison de ce renversement ontologique majeur (que nous reverrons plus en détail
ultérieurement), que Zeus est pleinement
présent au sein même de la matière, sous la forme de Terminus, chez les Latins, ou celle de Zeus Ktésios ou Herkeios,
chez les Grecs. Car Rhéa, dit-on,
excédée par la gloutonnerie infanticide de son époux, lui servit une pierre entourée de langes en lieu et
place de son dernier rejeton. Cronos l’engloutit, mais ne tarda pas à la vomir,
déglutissant en même temps les frères et sœurs aînés de Zeus. Ce dernier,
pendant ce temps, était bien caché dans
la Grotte Idéenne autour de laquelle dansaient, à grand renfort de cris et
de vacarme, les Courètes armés
chargés de dissimuler sa présence à la vindicte paternelle.
C’est ainsi que la
Pierre Crachée devint le substitut du Dieu Caché, et servit en quelque
sorte de monnaie d’échange symbolique
non seulement pour Zeus, mais pour tous les autres Dieux. Ainsi, Zeus vient-il
lui-même veiller aux bornes des champs
des hommes, aux confins mêmes de
l’être puisque le voilà, lui, Maître des sommets éclatants de l’éther,
confiné dans la densité la plus lourde des pierres. Le Juge d’éther s’est fait Jupiterre,
le Jupiter Maius s’est fait Jupiter Minus, Jupiterminal et minéral. Son éclair a traversé de part en part
l’épaisseur cosmique, et le voilà, comme pierre
de foudre, témoignant de sa propre grandeur jusque dans l’intimité des
corps :pater / petra.
Car il est présent en
chaque foyer sous la forme d’un vase dans lequel, chaque nouvelle lune, les
Hellènes on coutume d’offrir les prémices de leur repas dans de l’huile
d’olive. Ce vase sacro-saint est Zeus Ktésios lui-même, le Fondateur (Ktésis), celui qui veille
aux limites de la propriété (Herkeios, « de la Cour »), à la fois centre et
circonférence de l’espace vital des humains. Ce récipient, contenant de la présence
divine parmi nous, est le kathiskos,
le siège du Zeus Domestique.
Rien d’étonnant dès lors à ce que la Pierre Crachée prenne aussi une dimension cosmique, comme borne
du monde d’ici-bas : Zeus akraios n’est-il pas également le
Seigneur des Monts, le Maître des Sommets ? Ainsi, dans le monde
sémitique, les Baâlim sont souvent réputés habiter le mystère des lieux culminants couverts de nuées où vient gronder le
tonnerre, comme le Zeus Grec
habite l’Olympe et le Jupiter Latin les sommets des Monts Albains. Ces Baâlim, lorsque les hommes parviennent à les apprivoiser, aiment à
se laisser inviter dans le secret des pierres
cultuelles, « non taillées de main d’homme », ces fameuses bétyles (Beit-El :
« demeure divine ») qui sont des sortes de montagnes portatives, elles-mêmes porteuse de l’orageuse présence
du Dieu.
Ainsi, Zeus dépasse-t-il
le simple statut de pôle essentiel de la sphère existentielle, à égalité
avec ses trois frères. Son être se
prolonge le long de l’axe de cette sphère, et le surplombe. Il est cet axe
même, et il en est même le générateur. Cet axe n’est autre que la foudre, cette image de l’éternité
visible au cœur du temps. Or la foudre, à l’instar de son divin possesseur,
est elle-même double : elle est
une arme en même temps qu’un sceptre de bénédiction, et le fléau de la balance entre les deux.
Jupiter fulmine et fulgure, il détruit
et précipite le pervers tandis qu’il sauve et exalte le juste. C’est sa
foudre qui punit Asclépios, mais en
fait un Dieu, c’est elle qui allume le bûcher funéraire d’Héraclès et c’est encore elle qui accouche Dionysos en tuant sa mère Sémélé.
Cette foudre est l’instrument
par lequel il instaure le Cosmos, en faisant un lieu de vie habitable pour
les hommes et les Dieux. Dans beaucoup de Traditions en effet, le Dieu de l’Orage exerce une fonction démiurgique, bien que ce ne
soit pas le cas dans toutes. Bien souvent, cette fonction est exprimée
mythiquement sous la forme d’un combat
contre les monstres du Chaos. Ainsi Indra,
le Zeus indien, triompha du monstre Vritra qui retenait les eaux dans
les replis de son corps reptilien, et rendit la terre féconde, libérant pour
ainsi dire hors des anneaux de l’éternité le cours du devenir. Marduk, le Zeus de Babylone, déchira en
deux, pour le plus grand bonheur des immortels, le corps immense de Tiamat,
le monstre marin qui n’était autre que leur mère. En foudroyant les Titans, le Zeus Hellène donna naissance à l’humanité, si l’on en croit le mythe orphique. Enfin, même si cette
prouesse n’est pas explicitement cosmogonique, le Jupiter des Gaulois est bien souvent représenté terrassant un monstre anguipède, et celui
des contrées nordiques s’avisa, dit-on, d’aller pêcher le grand serpent qui entoure la terre.
Tous ces mythes, d’après nous, signifient la même vérité métaphysique : l’instance divine que nous invoquons sous
le nom de Zeus à pour activité essentielle d’instituer le monde tel que
nous connaissons, celui où nous naissons et où se déroulent nos existences. Il
en assure non seulement l’organisation,
mais encore la monarchie et la
régulation.
Pour ce faire, il détermine
l’axe de ce monde et en fixe les contours, le rendant, en quelque sorte,
stable et certain. C’est ce qu’exprime sa lutte
contre les formes fluctuantes et fuyantes du Chaos, que la foudre vient en
quelque sorte fixer en les transperçant. Dès lors, ces forces incertaines
et hostiles par ce fait même deviennent
les auxiliaires de la création : tout se passe comme si elles étaient domestiquées par le fouet fulgurant du
Démiurge pour devenir, d’ondoyantes et serpentines qu’elles étaient
auparavant, les contours même des formes
qui peuplent ce monde, et, d’abord, la première d’entre elle, l’horizon. Ainsi pourrait-on dire que le
Serpent du Chaos vaincu devient l’Ouroboros,
le serre pan.
Une fois le monde solidement établi sur ces bases, Zeus à
pour apanage d’en établir les lois
afin d’en régler les transformations pour le maintenir dans l’être. Car ce
monde étant soumis au devenir, il est constamment agité de soubresauts et
menacé de s’abîmer dans le néant sur lequel il a été stabilisé comme une île.
Ainsi, Zeus est-il le Veilleur universel
(Panoptès),
le surveillant intégral du champ de
l’existence qui est son immense jardin. C’est pourquoi il lui est
nécessaire d’occuper par rapport à celui-ci une position surplombante et englobante…Or, cette position n’est autre
que celle du Ciel.
Jupiter, dit-on, préside ainsi aux summa, à tout ce qui culmine. Au comble de l’être, il personnifie, au-dessus de nos têtes rondes, cette présence invisible et permanente, tellement vaste qu’elle en devient
absente, tellement évidente que l’on n’y pense jamais, et par qui, pourtant,
tout advient par sa fertilité sans limite, dans cette immense clarté qui révèle
toute chose à elle-même sans pouvoir être elle-même embrassée par quiconque.
Tel est le ciel, si manifestement caché que nous ne le voyons plus, si célèbre
que nous ne le reconnaissons plus et que nous scrutons ses signes.
Ainsi, en sa royauté
cosmique, Zeus symbolise tout ce qui
nous dépasse et nous surplombe, l’enveloppe
du Tout et la forme même que prend pour nous l’âme du monde : il est dit le Très Haut (Hypsistos), à qui certains Païens de
l’Antiquité Tardive, les hypsistariens,
crurent bon de réserver leur piété exclusive, sans toutefois renier les autres
Dieux et Déesses. Mais Zeus veille :
c’est justement sa fonction. Berger des
nuages, il est le Maître des Formes
dont il règle en toute justice et équité les changements sans fin.
Dieu souverain,
lotisseur des puissances, il assume la Pantarchie, le gouvernement de l’univers. C’est pourquoi les rois et, plus généralement, les dirigeants parmi les hommes,
sont, comme dit Homère, ses
« nourrissons » (Dios
trephoi). Il est le modèle de toute royauté, et son sceptre doit assurer la
parfaite harmonie du monde. C’est là sa fonction
de bénédiction, répondant à la fonction destructrice que nous avons
envisagée plus haut. Ainsi, le même marteau, mjollnir, permet à Thor de détruire les Géants et de bénir les unions.
En tant que stabilisateur
du Cosmos et garant de la pérennité de celui-ci contre le Chaos, Zeus est Polieus, le fondateur de tous les États, dont nous
avons vu qu’ils sont l’expression terrestre et humaine de sa providence.
Dans cette éminente fonction, il est Jupiter
Stator après avoir été Jupiter
Victor. Mais il n’est pas un tyran,
comme son lamentable imitateur, Typhon,
et sa volonté souveraine est tout le contraire de l’arbitraire, car il obéit lui-même aux lois qu’il a instituées :
malgré son chagrin, il se refusera à ressusciter son fils Sarpédon tombé sous les murs d’Ilion. On ne saurait déroger au
Droit quand on est le Droit : Jus-pater.
Dans sa fonction de Monarque Universel, il est logique qu’il
soit l’époux de la Nécessité
personnifiée, Héra. Il fut
d’ailleurs auparavant l’époux de Thémis
qui est, quant à elle, l’incarnation de la Loi comme fondement de toutes
choses. Zeus épousa Héra comme épouse ultime : il épousa en elle la réalité même. Héra l’a rendu parfait (Téléios),
capable d’accomplir toutes choses en
ce monde, de porter tous les possibles à leur juste maturité. Mais le mythe
nous montre aussi que, fort heureusement, la Providence l’emporte toujours sur
la Nécessité, et que la créativité féconde l’emporte sur la norme et la déborde
de toute part. Ainsi, recouvrant tout en sa liberté aérienne, le Ciel ne
saurait limiter ses bénédictions ; et c’est pourquoi Zeus en sa vitalité sans pareille fait vie de toute chair, et
s’accouple avec les mortelles (et parfois les mortels) comme les immortels, pour
accomplir toute choses. Les Grecs le savaient déjà : Zen, c’est le Vivre, le Verbe de Vie (zoé), et c’est par lui (dia :
« par », mais aussi accusatif de Zeus) que toute chose bonne ou mauvais advient ici-bas. Ne fait-il pas la
pluie et le beau temps ?
Et Zeus, le Chef,
est la tête de ce monde, son cerveau, que l’on retrouve dans la
rotondité du crâne des hommes comme dans les noix, un de ses fruits favoris, et
les nuages, qu’il assemble dans les prés d’azur. A la pointe de toute chose, son palais est celui de tous les Dieux, bâti
tous là-haut au sommet du monde, et
duquel il voit toute chose de manière
simultanée : c’est ce qu’on appelle la vision Olympienne,
Panoptique. C’est celle de la providence
même, en vertu de laquelle il est qualifié de Métiéta : le Sage,
l’Avisé, le Prévoyant. C’est grâce à
cette sagesse qu’il ne se laissa pas berner par un autre Prévoyant, Prométhée, et qu’il refusa toute
confusion possible entre les deux races des Immortels et des mortels,
instaurant du même coup, comme borne infranchissable entre les deux, le rite
sacro-saint du Sacrifice. Car Zeus
est l’instigateur de toute religion, comme nous le verrons plus bas :
c’est là l’origine même de sa puissance, c’est ce qui fonde son être.
Dans cette haute cour
d’Azur, en vérité, tous les Dieux
sont simultanément présents (quoique sous des modalités différentes), comme
des rayons se rejoignant en un seul point, moyeu de la roue universelle et
centre et sommet de notre monde. Une histoire sacrée des Babyloniens à propos
de Mardouk illustre à merveille
cette vérité. L’Esagil, demeure de ce Dieu, est comme une réplique inversée de l’Apsou,
l’Abîme primordial ; elle est semblable à une tour de cristal, un jaillissement
immobile en laquelle se réalise l’anamorphose du monde. Solidement installée
dans l’instant, au sein des eaux insaisissables, elle est la demeure de toutes
les divinités qui y ont chacune leur palais illimité…
Tout se passe, ainsi, comme si tous les Dieux habitaient en
même temps un espace immense et ponctuel. Ponctualité
sans limite de l’éternité. Nous touchons ici au cœur du secret de l’hénothéisme, dont Zeus est le garant le
plus sûr.
Comme nous l’avons vu plus haut, Zeus est primus
inter pares, mais il dépasse cette simple primauté. On a pu affirmer
que Poséidon était le « Zeus des Mers » et Hadès le « Zeus des Enfers » ou « Zeus Chtonien ». Ainsi apparaît-il que l’appellation Zeus est
le protonyme,
le nom par excellence de la Divinité,
du moins lorsque celle-ci est envisagée sous le genre masculin.
Dieu des Rois, Zeus
est aussi le Roi des Dieux, leur guide (mégas
hégémon). Dans le Phèdre
de Platon, c’est lui qui « s’avance en premier », conduisant le cortège divin des chars
ailés qui s’élance vers le sommet du monde pour la plus parfaite des
contemplations. Il n’est donc pas seulement le Dieu de l’Orage, mais la clé de
voûte du panthéon : le plus grand
et le meilleur des Dieux, comme l’affirment à l’unisson les Romains et les
Grecs par la formule consacrée Iuppiter Optimus Maximus (Zeus
ho Aristos ho Mégistos).
Or, cette fonction d’Optimax n’est pas toujours tenue par
le Dieu de l’Orage. Zeus connaît en effet beaucoup d’allonymes, dans toutes
les traditions des peuples de la Terre : Thor ou Donar pour les
Germains, Taranis des Gaulois, Amon des bords du Nil, ou encore Teshub pour les Hittites, Marduk des Babyloniens, Baâl Hadad du Levant, et même Tlaloc en Amérique centrale, Tunapa dans les Andes, Xangô des Yoruba, Indra des Indiens, Ukko
des Samis, Perkunas de Lithuanie qui
est Perun pour les Slaves, et j’en
oublie encore, qu’ils me pardonnent, tant l’orage est universel.
Or, si beaucoup de ces Dieux ont à voir avec les fonctions
aristocratiques, guerrières et royales, loin
s’en faut qu’ils occupent tous la position dominante du Panthéon. Ce n’est
ni le cas de Thor, ni de Taranis, par exemple. Parfois, cette
position a pu être perdue au profit
d’une autre figure divine, comme celle, apollinienne, de Vishnu qui détrôna Indra,
en Inde. Amon, à l’inverse, a
conquis discrètement et tardivement sa suprématie au cours du Nouvel Empire…
Cependant, cette fonction d’Hypostase Maîtresse, qui existe dans tous les panthéons, présente
d’étonnantes similitudes structurales de l’un à l’autre. La Divinité qui
l’exerce se présente comme la Divinité
par excellence, résumant en elle, en quelque sorte, les caractéristiques de base de tout autre
divinité. Elle est revêtue, pour
ainsi dire, d’un caractère omnuminal.
Dans certains cas, les autres Divinités du Panthéon sont même pensées comme
étant des spécificités de cette
hypostase originelle, qui est en même temps l’origine hypostasiée.
Le cas de la mythologie
same illustre assez bien cette théorie. D’après le mythologue et poète
finnois Martti Haavio, le terme Ukko, qui désigne le Dieu de l’Orage,
sert également de nom commun ou épithète
pour désigner de multiples Déités au lieu de désigner un Dieu spécifique.
Il est vrai que l’étymologie de son nom renvoie à un « Petit Père ».
Ainsi, la fonction aristomégistique permet-elle de faire circuler la présence hypostatique au sein
d’un panthéon donné. Tout se passe comme si, au moment où l’on envisage une
Divinité pour lui adresser une prière, cette Divinité était le Dieu par
excellence, la Personne Suprême,
c’est-à-dire la personnification pour
nous de l’Être en soi.
De même que la roue,
pour avancer, doit s’appuyer successivement sur un rayon à la fois, mais que la
succession continue de ceux-ci est assurée par la jante qui comprend tous les
autres rayons, de même, la présence
divine, pour l’individu singulier que nous sommes, s’appuie toujours sur le
Dieu singulier qui est notre interlocuteur en cet instant précis. Mais
derrière son hypostase dressée comme une cible à notre piété, se tiennent simultanément toutes les Déités du panthéon
dans lequel nous prions, comme si la roue mentionnée plus haut était, dans le
cas qui nous occupe, l’auréole du
Dieu de notre dévotion.
On peut donc dire que, d’une certaine manière, les Dieux n’ont qu’une seule hypostase,
qui réside à titre éminent et premier
dans la fonction aritomégistique.
Pour les Grecs ou les Romains, par conséquent, c’est Zeus ou Jupiter qui détient cette présence hypostatique par
défaut, et qui la communique aux autres divinités : on retrouve là la
fonction de lotisseur. Et c’est pourquoi
Zeus est appelé symboliquement le « Père » des divinités du panthéon
hellénique à titre générique, même s’il est parfois leur frère. Dans d’autres
cultures, cette fonction pourra être assumée par d’autre figures divines, comme
par exemple Odin, qui, lui aussi,
répond aux épiclèses de Allfadir ou Stammfadir (« Père de Tous », « Souche Paternelle »), ce qui est à
notre sens très significatif.
Cette structure
panthéonistique est à notre sens garante du polythéisme au sens ou elle évite la parathèse, c’est-à-dire la
juxtaposition absurde de figures divines n’ayant rien à voir les unes avec les
autres. Cette structure correspond à l’hénothéisme,
c’est-à-dire non seulement au fait de n’adorer, rituellement parlant, qu’une
divinité à la fois, mais, du point de vue théologique, de considérer chaque divinité comme la somme unique et singulière de
toutes les autres (propriété que nous avons appelée dans d’autres articles
l’allélousie
des Dieux synaxes, c’est-à-dire leur
essence mutuelle, garantie de leur existence commune).
Si l’on prend le cas de Jupiter
comme Père du Jour (ce que signifie
don étymologie), on peut formuler la contemplation qui précède de la façon
suivante : « de même que
chaque jour est un seul jour comme tous les jours, chaque Dieu est un seul Dieu
comme tous les Dieux ». Comme bien souvent, la perspicacité
théologique des Indiens va venir nous aider à préciser la formulation de cet
adage dogmatique, et, justement, c’est cette fois Indra qui viendra nous prêter main forte. Dans le Rig Veda (VI, 47, 15-18) :
« Par Ses Magies, Indra va,
multiforme, car dix centaines de chevaux bais sont attelés par lui ».
Ces chevaux sont les nuages, dont le
galop est le tonnerre et dont les rennes sont les vents. Ainsi, Zeus chevauche, en cavalier unique, tous
les nuages à la fois.
Un autre mythe, Romain celui-ci, permettre peut-être
encore d’affiner notre pénétration du mystère de l’allélousie divine. On raconte que notre bon roi Numa avait négocié avec Jupiter que celui-ci modérât l’ardeur
des foudres qui rendait difficile l’existence sereine des humains. En gage de
cette alliance, Jupiter avait promis d’envoyer au roi, depuis le ciel désormais
apaisé, un bouclier d’airain bilobé,
l’Ancile. Cela advint (Jupiter est
aussi le garant de la Fides et du
serment, Dius Fidius et Semo Sancus) et, pour éviter qu’on ne
dérobât le précieux témoin de l’accord des deux rois, céleste et terrestre, Numa fit faire onze boucliers parfaitement
identiques, qu’une confrérie de prêtres danseurs, les Saliens, aurait pour mission sacrée de porter en procession, chaque
année, pour commémorer ce traité initiateur de la Pax Deorum.
Comment ne pas y voir une expression de plus de ce que nous
avons contemplé plus haut ? Nous avons là, nous semble-t-il, un beau
symbole de Jupiter primus inter pares, dont la présence, indétectable parmi les douze, est en fait infuse en tous.
Ainsi, le bouclier « véritable » est caché dans la foule, c’est-à-dire parfaitement manifeste et, tel un
miroir (tout bouclier est
symboliquement un miroir qui reflète l’invisible), il ne se révèle qu’à qui est
capable de l’envisager, c’est-à-dire se tient exactement en face de lui. Les
Saliens font ici office de Corybantes,
c’est-à-dire de gardiens mystiques de la
présence cachée. Leur tapage est une manière de crier l’évidence pour qu’on
ne l’entende pas : le secret est
proclamé à tous les vents sous une apparence vulgaire pour être mieux préservé,
comme l’Enfant Zeus caché, couché dans sa Grotte Idéale.
Les Douze Dieux
traditionnels de l’Olympe sont reliés à
leur Unité occulte par la foudre, comme les heures d’un cadrant désignées
tour à tour par l’aiguille. L’éclair est le rayon innombrable et unique qui
relie le Soleil universel du Soi, dans l’Être, à tous les soleils particuliers
des mois engagés dans leurs existences.
Mais, dans le cadre de la Tradition que nous suivons, celle des Grecs et des Romains, il est
encore une question qu’il nous reste à résoudre : pourquoi et comment le Dieu de l’Orage a-t-il reçu la fonction de Présidieu ? Quelles furent les raisons mythiques qui lui ont permis de
devenir le chef de file des Immortels ? Là encore, c’est dans la duplicité
du Dieu à la Foudre qu’il faut chercher la réponse.
Nous avons vu en effet que Zeus, premier des Cronides, est le dernier des souverains universels dans
l’ordre dynastique : il succède à
Ouranos et à Cronos. Élément hégémonique de la Triade des Pères Intellectifs (avec Poséidon et Hadès), il
est le dernier élément de la Triade des
Pères Intelligibles, celle qui nous permet de penser (si toutefois cela est
permis sans impiété) le mystérieux passage de l’Un au multiple.
Selon la théologie de Plotin,
Proclus et Jamblique, Platon a, dans son dialogue appelé Parménide, donné une clé pour résoudre cette énigme, sous
l’apparence d’un innocent jeu de logique. Il y est question de l’Un, et de ses
relations avec l’être et le multiple. Parmi les hypothèses que formulent les protagonistes dudit dialogue, les
trois premières sont particulièrement importantes.
La première hypothèse
pose que l’Un n’est pas : on ne
peut rien dire de lui, car en parler, c’est déjà le rendre multiple, et donc le
manquer. La deuxième stipule que l’Un est, et que, dès lors, toutes choses
participent de l’Un : l’Un, c’est
le Tout. Selon la troisième,
l’un est et n’est pas, il change en permanence, il est instant insaisissable entre être et non être. En ce sens, cet un
est multiple. Son caractère à la fois fugace et fulgurant, bien sûr, nous fait
irrésistiblement penser aux foudres
joviales.
Car le dialogue de Platon, à travers l’exégèse qu’en ont fait les Néoplatoniciens, est en réalité le
schéma fondateur de toute une théologie, pour laquelle chaque hypothèse fonde une hypostase, un Dieu. Le Premier Dieu, Ouranos, correspond à la première
hypothèse ; le deuxième Dieu,
Cronos, est l’expression mythique de
la deuxième et Zeus, le troisième Dieu, illustre la dernière
des suppositions sur l’Un. Ces trois
Principes ne sont autres que l’Un,
l’Être, et l’Existence, soit l’Être en mouvement, autrement dit la Vie. Ce
sont les trois étapes par lesquelles,
pour ainsi dire, Dieu sort de Lui-même, sans sortir de Lui-même, pour
exprimer Son essence inconnaissable dans le monde.
Le Premier Dieu,
au-dessus du Tout, est antérieur à toute détermination, y compris celle qui le
désignerait comme « Dieu » ou « Hypostase ». Il reste totalement imparticipé, et ne peut, en toute rigueur, être appréhendé par
aucune des entités auxquelles il donne naissance. Il correspond, dans la
théologie de l’Hindouisme, au Brahman
des Upanishad, « unique
et sans second ». Bien qu’au-dessus de l’être, on peut cependant en avoir l’intuition par l’être
lui-même et par sa manifestation, dans une sorte de certitude paradoxale de l’absence que la Cardinal Nicolas de Cues, au XVème siècle de
l’ère vulgaire, a osé qualifier du nom merveilleux de « Docte
Ignorance ».
De cet Un-là, dont on ne peut justement pas dire « Cet
Un », l’Intellect qui en est issu a
essayé de se saisir, en vain. Cet acte
prédateur primordial a été interprété mythiquement comme la castration d’Ouranos par son fils Cronos.
Celui-ci cherche à circonscrire ce qui ne peut pas l’être et, pour tout
résultat de cette violence impie, n’obtient qu’une relique et une blessure. Et quelle relique ! Et quelle
blessure ! La première n’est autre que l’axe primordial de l’Univers, le jet initial d’où tout être tire
son origine et la source de toute fécondité ultérieure. La seconde est la marque irrémédiable du manque, la trace
de l’écart absolu, le signe qui témoigne
de la présence par la béance même de l’absence. Le point suprême,
primordial et fascinant qui désigne le Tout
comme l’Infini moins un, qui dénonce l’être comme une incomplétude innée.
C’est sur cette blessure
fondatrice que se dressa Cronos, après qu’il eut châtré son
« père » Ouranos, père de toute façon absent, réalité du « déjà
pas là ». C’est cette absence qui fonda la présence de cet Intellect primordial, car né
d’elle-même. C’est lui qui, en toute rigueur, devrait être confessé comme
premier Dieu et première hypostase, car c’est lui qui le premier se dresse comme
conscience et désir de connaître ce qui le dépasse. Si l’épistase est ce qui surplombe
tout, et se tient toujours plus loin, alors l’hypostase est ce qui en
découle, ce qui y est suspendu :
après le Brahman, « Dieu »
impersonnel, vient Brahma, le Dieu
personnel, que les Hindous nomment aussi parfois Purusha, la Personne, ou Ishvara,
le Seigneur.
Et la position de ce Principe est peu enviable :
orphelin de son origine, il ne peut que craindre sa continuation. L’acte qu’il
a perpétré, en effet, a déclenché la
manifestation des possibilités contenues dans la Nuit des Temps, et qui
désormais ne demandent qu’à s’écouler. Cronos
a tranché la première décision entre ce qui doit naître et ce qui doit n’être
point, et, dès lors, a provoqué l’épanchement
indéfini de l’unité vers le multiple, la cascade de l’être dans les
innombrables existences. Sa violence primordiale a provoqué l’ontorragie
ou hénorragie,
qui doit fatalement susciter les Erinyes
afférentes à ce crime de lèse-immensité.
Et c’est ainsi qu’adviendra la troisième génération, celle de Zeus,
dont nous connaissons bien les modalités mythiques d’émergence. Elle sera nécessairement en opposition avec la
génération précédente, selon la loi métaphysique qui veut que le niveau d’indétermination antérieur soit
compris (ou plutôt incompris) par la détermination qui la suit immédiatement
dans l’échelle ontologique comme un mal, et suscite par conséquent de sa
part une furieuse révolte, une hybris
déchaînée. Et, au niveau suivant, la polarité de cette Eris ne peut que s’inverser.
Ainsi, de même qu’on a vu l’hybris de Cronos s’exciter
contre Ouranos, on verra désormais celle de Zeus se hérisser de Dieux hostiles
contre Cronos lors de la Titanomachie.
Cette opposition farouche est sans doute un des fondements de la théorie des Deux Règnes, selon laquelle
Platon oppose le Règne de Cronos, antérieur, à celui de Zeus, que nous connaissons. Le Ciel des
fixes, dont la rotation s’effectue à rebours des cieux planétaire, symbolise
dans le Timée la révolution du Même, tournée vers
l’unité, alors que les planètes multiples manifestent la révolution de l’Autre, celle du devenir, qui est la loi actuelle du
monde, celle de l’Ordre Jovial.
Cette opposition fondamentale entre les deux règnes se
retrouve à tous les niveaux, où l’on peut observer que Cronos est caché quand Zeus est manifeste, et inversement. En
hiver, la saison sans tonnerre, ce dernier est comme absent : l’Iliade (I, 423) nous apprend que
« Zeus est parti hier du côté de
l’Océan prendre part à un banquet chez les Éthiopiens sans reproches ».
L’Ordre du temps est donc suspendu durant les
Saturnales, et les giboulées ne sont peut-être rien d’autre que le combat
de Cronos hivernal contre Zeus estival…
Et l’on sait que Zeus
est le vainqueur…C’est toujours Zeus qui gagne à la fin…Toujours ?
Oui, nécessairement,
du moins dans le monde qui nous concerne. C’est l’ordre des choses, après tout. Justement : l’ordre des choses
tel qu’il a été voulu par Zeus et dont il est le garant. L’ordre ancien, celui de Cronos, est désormais inactuel et subtil,
intérieur et secret. Symboliquement, il a été relégué dans les temps jadis,
dans cet Âge d’Or dont la nostalgie
nous pousse quand même à nous ressouvenir chaque année lors des Saturnales. Le
règne de Cronos n’est plus qu’un rêve extérieur, celui du Bon Sauvage, repoussé dans les confins océaniques du monde, sur
l’improbable Archipel des Bienheureux.
Car Zeus a lié son père des liens d’un sommeil infrangible.
Il est désormais l’héritier du sceptre,
il se dresse maintenant en vertu de l’hypostase qu’il a pour ainsi dire conquis
sur Cronos ; c’est pourquoi Ce
dernier est symboliquement présenté comme endormi, puisque son axe, celui
de l’Intellect, est en quelque sorte perpendiculaire à celui de Zeus, qui est
le rayon générateur du disque de l’Âme.
Ainsi, quand l’un est debout, l’autre est nécessairement couché et
inversement ; quand l’un est
manifeste, l’autre est forcément caché.
C’est parce qu’il lie
Cronos que Zeus est le premier religent,
le premier à relier les étages de l’Être. Jusque-là en effet, l’ontogénie et la cosmogénèse qui
l’accompagne nécessairement n’avaient été qu’un confus combat, une lutte sans
queue ni tête. Il reviendra à Zeus de stabiliser ce tourbillon, et les Destins
lui ont réservé le privilège de changer ce cercle vicieux en cercle vertueux,
de stopper l’hénorragie par la coagulation des deux mondes, imaginal et
sensible
.
Zeus, en effet, conçoit l’intuition que son règne doit être
stabilisé. Il a la prudence de consulter
l’Oracle de Nuit, c’est-à-dire de plonger nu dans le puits sans fond des
Origines, dont même Ouranos était sorti. Et c’est de ce Puits qu’il va tirer sa
sagesse, ainsi que la suprématie
royale qui en est le corollaire. Il lui est en effet conseillé de manger son épouse, Métis (l’Astuce), de
peur qu’elle ne conçoive le fils qui ne manquera pas de le détrôner, lui
réservant le sort qu’il avait infligé à son père, et que celui-ci avait infligé
à son grand père avant lui.
Obéir à l’oracle lui permettra de mettre fin au développement indéfini et monstrueux
de la violence ontogénique et de conclure la crise cosmogonique. « Je
suis le conseil » peut s’entendre en effet de deux manières, et Athéna, la Raison Suprême, jaillit tout armée du front céleste de Zeus. Il est
désormais le Métiéta, le Sophros, le Père du Bon conseil. Or,
c’est l’Origine elle-même qu’il a avalé, car une Tradition Orphique nous
enseigne que Métis est une Déesse
Primordiale, le côté féminin de Phanès, Premier Apparu. Zeus, le petit
dernier, vient donc par cet acte de s’assimiler au Grand Premier. Il a renoué avec son origine, et c’est en ce
sens qu’il « relie » Cronos.
Il recoud, en quelque
sorte, la blessure infligée par l’Être au Néant et par l’Intellect à l’Un.
En englobant, il comprend, il capte et récapitule, symboliquement et en puissance, ce qui ne peut l’être
littéralement et en acte : l’Infini. Et cette récapitulation miraculeuse
et soudaine, qui a jailli de son crâne comme un « éclair de génie »
sous la forme d’un vierge toute armée, dans un cri de victoire, fait de lui la
tête du monde, le Premier des
Intellectifs.
Et voilà pourquoi
Zeus est le principe de toute Religion : il a saisi, le premier,
l’articulation la plus subtile qui soit : celle qui relie le Rien et le Quelque
chose. Il a revécu en lui le drame
cosmique qui est à l’origine de son existence : la pensée,
impuissante, qui se retourne sur elle-même en un effort désespéré pour saisir
son origine, qui creuse toujours plus profondément le puits du mystère à la
rencontre de la réalité dont elle est comme assoiffée, ce sont les maux de
têtes indicibles dont souffre Zeus après avoir englouti Métis. Au moment où,
vaincue, haletante, la pensée s’avoue impuissante devant le Souverain Secret
des Origines, l’inespéré surgit : soudain, c’est l’éclair qui surgit sur le
front de Zeus luisant de sueur et ridé par l’effort. Sur l’écran brisé de la
nuit opaque de l’abscondité, a surgit Phanès,
l’ancêtre brillant de Zeus et de tous les Dieux. Et cette saisie paradoxale est justement ce qui fonde Zeus en sa Jovialité :
il devient le père de son propre ancêtre,
et boucle la ceinture de l’Eternité,
pansant ainsi la plaie ouverte dans le ciel par le Temps castrateur. Dieu fonde sa propre Divinité en Se
saisissant Lui-même en Sa Sagesse éternelle : et c’est la naissance
triomphale d’Athéna, le surgissement de la lumière
victoriale.
Saisie du Sceptre de
la Monarchie Mondiale, conquête de la hauteur absolue, saisie du sceptre de
l’instant, de la soudaine instantanéité de la fulgurante évidence, de l’axe qui
relie entre elles toute choses. Zeus est Dieu car il s’est soumis à l’Absolu,
car il s’est reconnu en tant que causé. Dans le mythe, en effet, il accepte
l’oracle de Nuit, et s’abstient de pénétrer Métis, mais la mange. Comme plus tard Ulysse, il devient « Personne ». Il ne suit pas la
voie de Kronos et d’Ouranos, l’hybris de sa propre nature, mais il va contre
lui-même, à contre-courant de la nature
titanique, et c’est cela aussi qui fait de lui un Dieu, le Dieu par
excellence, le Roi des Dieux.
Sa ruse à lui s’est
transmuée en sagesse : elle n’est plus un vulgaire expédient, elle est
désormais sûre et stable. Et sur cette sagesse, il va construire l’univers, son
Eglise, sur la pierre que Kronos avait vomie, ce Terminus qui distingue et unit en même temps. Car si l’intuition,
l’illumination souveraine lui est échue, c’est la pensée discursive, dianoétique qui est son lot. Dianoia
peut se lire en effet comme « pensée de Zeus » : son univers
est un monde articulé, ou chaque étant est distinct des autres. A l’inverse
d’Ouranos, donc, il est fécond et ses enfants peupleront le Ciel et la Terre.
Cette réconciliation
de l’Être avec lui-même et avec l’Un, Zeus va la réaliser selon le mode qui
lui est propre, de manière axiale, et à chaque extrémité de la colonne qu’il a
dressée.
Ainsi, il retrouve
Ouranos dans son lointain Mystère, qui est celui de l’Un. La Kena Upanishad avait déjà
formulé cette contemplation en expliquant comment Indra avait conquis sa suprématie sur les autres Dieux en
reconnaissant dans un misérable brin d’herbe le Brahman unique et sans second. Victor Hugo, toujours à l’affut d’une
merveille métaphysique, ne s’y était pas trompé en adaptant ce texte sublime
dans son poème « Suprématie ».
Zeus est le premier des Panthéistes,
et c’est précisément cela qui, par la Pantarchie qu’il exerce, fait de lui
un roi sacré.
Par son acte de foi, c’est finalement lui qui restaure, pour
ainsi dire, l’Absolu. Car, détenteur à
titre second de la conscience hypostatique, il ne la retient pas pour lui-même,
mais la « rend » en quelque sorte, à son Grand Père, qui, en toute
rigueur, ne saurait posséder l’hypostase. Il personnifie, en d’autres termes, l’Absolu. Ce faisant, il transforme le Monos en Nomos, et
organise l’univers. Il distribue
l’hypostase aux Dieux qui en sont les archétypes agissants. C’est l’œuvre
royale par excellence.
Il acquiert donc, sous un mode personnifié et symbolique,
les attributs (ou plutôt les non attributs) de la Déité impersonnelle dont il
eut la juste intuition. Il porte ces
attributs comme des trophées de la victoire qu’il a conquis sur lui-même.
C’est désormais un Zeus sans nuage que ce Zeus-là, un Zeus suprême comme l’Oromazdès des Iraniens ou l’Amon des Egyptiens.
Zeus Amon
personnifie à merveille se caractère suprême de la fonction aristomégistique.
Il est, en effet, le Caché, car il
réside en amont de toute lumière. Il est Rê,
parce qu’il se cache derrière son aveuglante évidence, et les ténèbres de son
cœur sont tellement parfaites qu’elles débordent de lumière, rayonnant en
permanence de leur contraire. Amon est
l’expression énigmatique de la Monade ; il nomme toutes choses de son
propre nom secret : il est, disent les prêtres de l’Egypte Eternelle,
« le Dieu Unique qui s’est fait des millions » (Hymne à Amon de Leyde). C’est
pourquoi il est à même de régner sur le monde, c’est-à-dire d’harmoniser de
manière efficace les relations de l’Un et du multiple, en tant qu’il personnifie la révélation paradoxale de la
Monade dans l’Hénade.
Mais comme tout paradoxe, il reste caché, comme Ulysse, sous
un nuage d’or appelé bélier. Chaque
fois qu’on sacrifie un bélier, donc, c’est le verbe secret d’Amon qui s’écoule
avec le sang, et sa toison d’or nous
sert de miroir pour capter les secrets de l’infini, ou piège au matin la rosée
ambrosiaque de la Nuit des Temps. Mais surtout, ces cornes en spirales sont le fossile de notre salut, c’est
l’escalier en colimaçon qui permet de monter et de descendre le long du fleuve
dressé de l’éclair, ce Nil incandescent, en suivant la théorie des Dieux qui
s’en vont contempler à l’extérieur du monde.
C’est en tant qu’Amon que Zeus restaure l’anamnèse pour toutes et tous, lui, le Petit Fils (Ammammos en Cyrénéen) qui
s’est souvenu de l’Immémorial (Amnémon).
C’est lui qui nous rappelle par sa simple présence que tous ces Dieux sont uniques. Car il est présent en chacun de nous,
il n’est que de le découvrir, et d’épouser sa foudre, qui est notre jeunesse
éternelle (Hébé).
Mais comment ? D’abord par la prière et la célébration des hymnes. Celui qui prie, en
effet, place son cœur à l’aplomb du Ciel,
et met sa tête comme un œuf à couver dans le nid du Ciracêtre, l’Aigle d’Azur qui circonscrit l’unité
et fixe le soleil. Ainsi placé sous le soleil exactement, nous cessons de prier
et commençons à briller car nous sommes sans ombre, et notre axe individuel se
confond avec l’axe divin. Ce n’est plus
nous qui prions, mais le Dieu qui prie en nous.
Car théurge et
Démiurge s’envisagent mutuellement de chaque côté du miroir du Réel. Jupiter Senior, celui qui trône là-haut
dans le Ciel, c’est le Seigneur,
celui que les Monothéistes invoquent comme « Seigneur Dieu ! » et les Quirites comme Jupiter
Optimus Maximus, IOM. Celui
qui s’étonne en bas, c’est MOI :
Jupiter Junior, le Génie, ma propre dimension divine et
fulgurante. C’est par lui que je suis hypostasié, comme hypostase accidentelle,
à partir de l’Hypostase Essentielle de Zeus, le Maître de la Vie.
Il ne tient qu’à nous
de manier cette foudre, qui fut notre origine et qui sera notre fin.
L’éclair, on le sait, se produit en deux
temps : un brin descendant se ramifie à partir d’un nuage et cherche
un contact sur la terre. Puis, lorsqu’il a touché celle-ci, un tronc
éblouissant jaillit du sol pour remonter au ciel. Tout cela est instantané,
tout en étant distinct. Ainsi notre existence vint elle s’incorporer à partir du
Jupiter Majeur, puis remontera vers lui. Bien
des sages nous l’ont déjà montré, suivant cette voie Joviale : Latinus,
dit-on, devint Jupiter Latiaris, le pieux Enée, Jupiter Indiges, et Romulus, le Fondateur de la Ville, devint Quirinus.
Ces sages ont mené la Guerre
Joviale, celle qu’on mène contre soi-même. Par leur ascèse et leur maîtrise
de soi, ils ont su changer le Destin en
Dessein. Ils ont suivi la Voie
Magistrale, celle de la psychomachie,
grâce à laquelle ils ont su retrouver
l’Empire Intérieur. Sur la route du Soi, leur moi est devenu roi, car ils
ont épousé la Loi. Mais gare à ceux qui
veulent instrumenter la foudre, comme Tullius
Hostilius : celle-ci éclairant leur supercherie, les consumera tôt ou
tard. Suivons plutôt la Voie de Numa,
qui sut se conformer au rite et obtint la maîtrise des foudres. Et célébrons.
Il n’y en a qu’Un, c’est Lui,
Zeus, le Seigneur universel, le Dieu des dieux ;
Il est en
vérité le Seigneur qui domine, le Seigneur qui culmine, perché au comble de l’Etre ;
Il est le
Seul qui vaille, le seul qui veille quand dorment les archontes,
Il est
l’Unique dressé lorsque tous sont couchés,
Il est le Saint-Axe,
l’Acrothée,
le Gnomonde,
le Très-Haut ;
Et Zeus est le Plus-Haut !
Et vous, maintenant, mes frères et sœurs d’orage, Courètes, Corybantes et Maruts de
toutes traditions, poursuivez en dansant la broderie de la Trabée Cosmique qui drape notre Père commun, en l’ornant des
innombrables motifs des mythes qu’on chante en vos pays, avec l’aiguille
incandescente de la foudre et votre haleine comme fil.